décembre 2019
Lucile Ducarroz (Addiction Suisse)
En Suisse, un décès sur 7 est lié au tabagisme 1 et 1’600 personnes meurent chaque année des suites de la consommation d’alcool 2. Environ un quart de la population fume, 250’000 personnes sont dépendantes à l’alcool et 76’000 jouent de manière excessive à des jeux d’argent. En plus des conséquences en termes de santé, ces situations causent d’importantes souffrances, pour les personnes concernées, ainsi que pour leurs proches. Les coûts pour la société de ces comportements s’élèvent à plusieurs milliards de francs.
Ces chiffres, bien que souvent répétés, demeurent impressionnants. Ils donnent un aperçu de l’ampleur des défis de la prévention des addictions dans notre pays. Et pourtant… Souvent au cœur des discussions politiques, la prévention fait l’objet de débats idéologiques, mettant en scène des conceptions de la santé qui s’opposent avec, selon les protagonistes, plus ou moins d’importance accordée à la responsabilité individuelle ou sociétale, aux intérêts économiques ou de santé publique.
Si l’on regarde dans le rétroviseur, la prévention des addictions a connu de jolis succès, par exemple, pour n’en citer qu’un, la baisse considérable des expositions à la fumée passive. Pourtant, les défis restent de taille. Le Parlement a récemment autorisé la vente d’alcool sur les autoroutes. Les résultats des achats-tests montrent que l’alcool est encore très souvent remis à des mineurs 3. Un jeune est exposé en moyenne à 68 stimuli pro-tabac, dont 44 d’ordre marketing, sur une journée de week-end typique 4. La nouvelle loi sur les jeux d’argent entrée en vigueur en 2019 est dépourvue de réelles mesures de prévention de la dépendance. La Suisse est le dernier pays d’Europe à ne pas avoir ratifié la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte anti-tabac, en raison principalement des lacunes dans la législation sur la publicité et le parrainage. Les exemples de décisions et de réalités allant à l’encontre des intérêts de la prévention sont nombreux. Et pourtant, la prévention des addictions existe bel et bien en Suisse, au niveau cantonal et national, ainsi qu’au travers d’initiatives locales. La Stratégie nationale Addictions 2017 – 2024 5 pose le cadre, s’inscrivant dans la ligne de la politique éprouvée des quatre piliers que sont la prévention, la thérapie, la réduction des risques et la répression.
Au fil des années et de l’expérience accumulée, la terminologie de la prévention s’est progressivement enrichie. Après une classification plutôt médicale entre prévention primaire, secondaire et tertiaire qui a prévalu jusque dans les années 1990, la vision axée davantage sur les groupes cibles, qui se distinguent en termes de risques, s’est imposée. On parle désormais de prévention universelle, sélective ou indiquée 6, selon que l’on s’adresse à la population dans son ensemble – y compris à un large segment de celle-ci, à un groupe bien défini considéré comme « à risque » ou à un groupe cible encore plus spécifique. Chacune des approches répond à des objectifs différents.
La prévention des addictions est parfois confondue avec de l’information ou résumée à des campagnes de sensibilisation. C’est pourtant bien plus que cela. En effet, si informer est nécessaire pour permettre aux individus de prendre des décisions relatives à leur santé en toute connaissance de cause, ce n’est de loin pas suffisant. L’être humain est complexe et il est influencé par l’environnement dans lequel il évolue, qui peut ou non favoriser certains comportements. Selon le groupe cible, le type de substance ou le niveau de consommation, la prévention des addictions vise à éviter ou retarder l’entrée en consommation, à encourager l’arrêt et/ou à réduire les risques liés à la consommation, en intervenant au niveau individuel et structurel 7. Ces objectifs concernent les substances légales (tabac, alcool, médicaments) et illégales, ainsi que les comportements susceptibles d’entraîner une dépendance, comme les jeux de hasard et d’argent.
Dans le domaine de la prévention des addictions, les approches basées sur les comportements individuels ont longtemps prévalu, mais les mesures structurelles ont connu une importance grandissante au cours des dernières années. L’efficacité des différentes mesures de prévention est sans cesse réévaluée 8. La prévention comportementale comprend l’ensemble des mesures visant à influencer les connaissances, la prise de position, la motivation et le comportement d’une personne 9. Au-delà de l’information sur les substances et leurs risques, c’est le renforcement des compétences psychosociales (capacité à résoudre les problèmes, estime de soi, gestion du stress, etc.) tout au long de la vie des individus qui est au centre de la prévention comportementale. La prévention structurelle quant à elle vise à modifier l’environnement dans lequel évoluent les individus, afin de leur offrir des cadres de vie qui favorisent la santé. Elle englobe également l’ensemble de mesures législatives et régulatrices dont le but est de réduire l’accessibilité et l’attractivité d’un produit ou d’un comportement et d’en faire évoluer les représentations dans la société.
Prévention comportementale et structurelle ne sont plus considérées comme des approches antagonistes. Au contraire, ces approches sont considérées comme complémentaires et interdépendantes. Ainsi, pour être pertinente et efficace, la prévention des addictions doit, selon l’objectif qu’elle vise, atteindre conjointement différents publics, à différents moments de la vie et stades de consommation, avec diverses approches, tout en agissant aussi sur les cadres de vie.
Intégrer les nouveaux produits
Les produits disponibles sur le marché sont en constante mutation. L’exemple le plus explicite est certainement celui de la prévention du tabagisme : les cigarettes traditionnelles côtoient désormais les produits du tabac à chauffer et les vaporettes de nouvelle génération. Ces nouveaux produits brouillent les repères. Dans ce contexte-là, élaborer un discours clair et cohérent sur ces produits, leurs risques et leur potentiel en matière de réduction des risques basé sur les évidences scientifiques est un réel défi pour la prévention. Ce d’autant plus qu’en parallèle, la communication des fabricants est quant à elle bien rodée, faisant même appel à des arguments de santé et de réduction des risques dans leur stratégie marketing.
Les défis de la prévention des addictions comportementales
Dans le domaine des addictions comportementales, la prévention fait aussi face à une réalité sans cesse mouvante. La récente introduction du trouble du jeu vidéo dans la Classification internationale des maladies de l’OMS (CIM-11) a relancé le débat et les avis d’experts divergent. Alors que certains saluent la reconnaissance d’un réel problème de santé publique et d’autres s’inquiètent du risque de « sur-pathologiser » des pratiques qui ne seraient pas problématiques.
La prévention doit pourtant se positionner sur ces sujets omniprésents dans notre société et dans les médias, qui sont aussi la cause de nombreuses inquiétudes et questionnements. À partir de quand parle-t-on d’addiction ? Qu’est-ce qu’une addiction comportementale ? Il est nécessaire de trouver une place et un discours cohérent, afin d’informer sur les risques, répondre aux interrogations, sans diaboliser Internet ou les écrans ni banaliser la souffrance qu’ils peuvent engendrer.
La digitalisation : malheur ou chance pour la prévention ?
Certains comportements à risque sont favorisés par Internet et les nouvelles technologies. Par rapport aux jeux « physiques », les jeux d’argent en ligne sont accessibles en tout temps et en tout lieu, échappant à tout contrôle social. Les jeux vidéo et les réseaux sociaux peuvent aussi entraîner des utilisations excessives. La prévention doit bien entendu s’adapter aux besoins générés par ces nouvelles pratiques. En même temps, la digitalisation est aussi une chance. Elle offre une nouvelle palette d’outils pour atteindre certains groupes cibles. Les applications et les programmes en ligne ou sur les réseaux sociaux, les outils de détection précoce, l’information personnalisée à l’aide de la géolocalisation n’en sont que quelques exemples. Si ces nouvelles approches offrent de nombreuses opportunités pour la prévention, elles posent aussi de nombreuses questions éthiques qui doivent être étudiées attentivement.
Prévention structurelle : sommes-nous dans une impasse ?
« 9 personnes sur 10 meurent dans leur lit ; faudrait-il interdire de dormir ? » 10, argumentait un politicien dans le cadre du débat sur la publicité pour le tabac. Ce type d’arguments, entendus parfois au détour d’un débat sur des questions de santé, illustre les positions de certains défenseurs de la liberté et de la responsabilité individuelles opposés aux mesures de prévention structurelle, que ce soit autour de sujets tels que la restriction de la publicité pour le tabac ou l’alcool, l’instauration de régimes de nuit pour la vente d’alcool, etc. Bien souvent, les arguments de santé publique en faveur de la prévention se confrontent aux arguments allant dans le sens d’une plus grande responsabilité individuelle. À cela s’ajoutent les intérêts économiques défendus par les lobbys, que ce soit dans le domaine du tabac, de l’alcool ou des jeux de hasard. Dans ce contexte, les perspectives d’avancées sur le plan législatif sont, pour le moment du moins, assez pessimistes, et ce bien que l’efficacité des mesures structurelles soit démontrée.
Atteindre les populations en situation de vulnérabilité
Cette question a certainement accompagné la prévention depuis de nombreuses années : comment atteindre les personnes en situation de vulnérabilité ? Les projets et autres campagnes de prévention qui s’adressent à l’ensemble de la population sont généralement peu adaptés à ces sous-groupes, qui présentent des facteurs de risques et de vulnérabilités particuliers. Ainsi, au-delà des mesures universelles, la prévention se doit aussi d’être spécifique, afin de renforcer les ressources et l’accessibilité aux prestations de certains groupes et ainsi favoriser une plus grande égalité des chances en matière de santé. Même si des efforts conséquents doivent souvent être consentis pour atteindre ces populations au moment de l’élaboration et de la mise en œuvre de projets et mesures de prévention, ces efforts sont nécessaires. Il est également important de favoriser les collaborations avec des professionnels d’autres horizons et d’intégrer les personnes concernées à toutes les étapes du projet.
Les questions de genre
Le genre a une influence sur les consommations de substances psychoactives et le risque de développer une dépendance 11. Les hommes sont plus nombreux que les femmes à consommer régulièrement de l’alcool, à avoir un comportement de jeu problématique ou à consommer des drogues illégales. Les femmes sont quant à elles plus nombreuses à présenter une consommation à risque de somnifères et tranquillisants. Leur consommation est aussi plus cachée. Les jeunes filles sont plus nombreuses que les jeunes hommes à dire qu’elles consomment pour se remonter le moral ou pour oublier leurs problèmes 12. Ces réalités différentes constituent un réel défi pour la prévention. Si les questions de genre sont certes de plus en plus souvent prises en compte au moment de la conceptualisation et de la mise en œuvre des projets, cela n’est pas (encore) systématique.
De la difficulté de démontrer l’efficacité
Certains projets et mesures de prévention ont fait l’objet d’une évaluation rigoureuse et leur efficacité a pu être prouvée. Des études ont également démontré l’efficacité économique de la prévention d’un point de vue global. Ainsi, chaque franc investi dans la prévention rapporte un bénéfice évalué entre 28 et 48 francs pour le tabac et entre 11 et 29 francs pour l’alcool 13. Il reste toutefois difficile de déterminer l’efficacité d’une mesure de prévention prise isolément. Quel est l’impact d’une campagne sur les réseaux sociaux ? D’une intervention dans une entreprise ? D’une restriction de la publicité ? Évaluer les effets de ce type d’interventions sur les comportements est difficile du point de vue méthodologique et coûteux. Pourtant, connaître les effets des projets et des mesures structurelles sur le nombre d’intoxications alcooliques ou sur les coûts sociaux est absolument indispensable. La prévention serait certainement plus forte si elle pouvait avancer davantages d’arguments solides en termes d’impacts économiques.
Conclusion
Que ce soit sur le plan des thématiques, des méthodes, des financements ou de l’agenda politique, les défis de la prévention sont multiples et variés. Bien entendu, les quelques éléments présentés ici ne sauraient représenter une liste exhaustive et les défis mentionnés ne sont que survolés. Ils illustrent toutefois l’évolution constante dans le domaine de la prévention des addictions et la nécessité de s’adapter perpétuellement aux réalités complexes du terrain. C’est justement la diversité de ces enjeux et de ces défis qui rend le travail dans ce domaine exigeant, mais aussi passionnant.