août 2023
Jean Clot (GREA)
Si l’on trouve en Suisse un éventail d’offres riches et variées en matière de résidentiel, notamment dans la partie francophone, le maintien de ces prestations ne s’est pas réalisé sans difficultés, en particulier du point de vue économique. Alors que leur financement était assuré par l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS) à travers la Loi sur l’assurance invalidité, les subventions fédérales ont été partiellement supprimées à la suite de l’abrogation de l’article 73 de la loi en 2006 et de la réforme de la répartition des tâches entre la Confédération et les cantons. À la différence d’établissements médicalisés – dont les prestations sont financées par les assurances maladie – les structures à vocation sociothérapeutique sont financées essentiellement par les cantons. Dans un contexte marqué par l’« ambulatoirisation » et la médicalisation des parcours de soin visant à transférer les coûts sur les assurances maladie privées, ces ajustements structurels ont eu pour conséquence le réaménagement, la fusion ou la fermeture de nombreuses institutions. La Suisse romande a été relativement épargnée, avec un nombre restreint de fermetures au regard du reste du pays durant la seconde moitié des années 2000, soit 4 sur les 59 qui ont fermé au niveau national 1). Une autre particularité romande est une variété et un nombre relativement élevé de structures résidentielles proposant un accompagnement sociothérapeutique et psychoéducatif en matière d’addiction. On dénombre ainsi 24 structures de ce type dans les 6 cantons francophones sur un total de 55 institutions au niveau national 2.
Les pressions évoquées auparavant, qu’elles soient d’ordre économique, politique, administratif, ou encore concurrentiel, constituent aussi un levier d’innovation et de renouvellement, au sens où les institutions doivent faire preuve d’adaptation et de créativité pour relever les défis. Celles-ci se transforment également au gré de l’évolution de la conception et des représentations sociopolitiques des addictions avec une mue considérable dans ce domaine depuis la fin des années 2000.
C’est précisément sur cet aspect que se centre cet article : mettre en évidence les principales transformations qui ont eu lieu au sein des institutions résidentielles, en montrant comment ces dernières sont révélatrices d’un changement de paradigme dans le domaine de l’addictologie, et y compris de nouvelles visions de l’addiction sur le plan sociétal.
Si certaines caractéristiques sont inhérentes à l’ensemble des structures – par exemple le fait qu’il s’agit de lieux de vie où l’on passe en général plusieurs mois au minimum et qui proposent un accompagnement pluridisciplinaire – les offres restent très variées.
Dans certains établissements la dynamique de groupe rappelle plutôt l’hébergement en colocation, alors qu’elle s’apparente davantage à une communauté thérapeutique dans d’autres. Les activités sont parfois axées sur la réinsertion socioprofessionnelle, ou vers l’occupationnel pour des personnes particulièrement vulnérables dont les possibilités de (ré) insertion sont limitées. Des structures optent pour mettre l’accent sur la réduction des risques et la consommation non problématique, alors que d’autres sont attachées à l’abstinence.
La diversité est telle qu’il est difficile d’examiner les spécificités des offres résidentielles au cas par cas, et il convient de les voir sous le jour de la complémentarité, et non de l’opposition. Elles contribuent en effet à élargir la marge de manœuvre et les possibilités d’accompagnement des personnes concernées selon les situations et besoins.
Il est toutefois intéressant de mettre en lumière certains grands principes et valeurs qui font actuellement consensus et sur lesquels les institutions se rejoignent. Héritage du modèle des institutions fermées de discipline, et produit du contexte des dernières décennies du 20e siècle où la « jeunesse sans drogue » 3 ne semblait pas si illusoire, une certaine vision du résidentiel a longtemps prédominé, celle du centre de « traitement » où l’on effectuait un séjour ou une « postcure » à la suite d’un sevrage, et dont la finalité était la réinsertion des personnes dans la société. Il s’agissait de ramener dans le droit chemin celles et ceux qui s’en étaient écarté·e·s, dans un contexte où l’addiction était encore perçue sous un jour très moral, avec une focalisation sur le produit – au demeurant illégal – au détriment de l’environnement et des déterminants sociaux.
La perspective du « traitement » orienté vers l’abstinence est encore importante, et reste un principe fondamental pour certaines institutions, d’autant plus qu’elle s’inscrit dans des standards internationaux, à l’image de la définition proposée par l’ONUDC et l’OMS, soit que le résidentiel offre un « traitement principalement axé sur l’apprentissage de compétences permettant de contrôler les impulsions afin de maintenir l’abstinence » 4).
Cependant, ce principe ne constitue plus un référentiel unique, et a progressivement laissé place à d’autres manières de concevoir l’addiction et d’accompagner les problématiques qui y sont liées. Il n’est plus aussi fédérateur, pas tant pour sa désuétude que devant la nécessité de proposer des prestations qui soient plus en phase avec la diversité des besoins et des situations des personnes concernées, et élargir par là même l’éventail des offres addictologiques.
Un basculement graduel s’est opéré à la fin des années 1990, notamment avec l’introduction de la réduction des risques dans la politique en matière de drogue en Suisse. Cette nouvelle approche contribue à transformer les idées, les conceptions, ou encore les pratiques de prévention et de soin 5, et laisse également davantage de place à l’autodétermination des personnes concernées.
Même si le phénomène est relativement limité en Suisse, c’est également à cette période que l’on voit émerger dans certains pays européens et anglo-saxons des groupes d’autosupport d’usagers et usagères de drogues qui s’inspirent d’autres mouvements, par exemple des ex-patient·e·s de la psychiatrie, qui s’inscrivent dans la continuité de la lutte pour les droits civiques aux États-Unis. Autonomie, libre choix, engagement contre la discrimination et la stigmatisation, défense des droits, ou encore valorisation du savoir par l’expérience sont autant d’éléments qui ont contribué à voir l’humain, son parcours et sa singularité, au-delà de l’étiquette de « drogué·e » ou de « toxicomane ».
Le contexte était ainsi propice à l’émergence de nouveaux types d’accompagnement – moins directifs, verticaux et davantage centrés sur la personne – ou à une réorientation des programmes existants. Cette transition survient dans la décennie 2000 et les suivantes durant lesquelles de nombreuses institutions du domaine des addictions, dont celles résidentielles, s’approprient le concept de rétablissement qui avait déjà fait son chemin dans le champ de la santé mentale. Celui-ci consiste en « un processus individuel, intentionnel, dynamique, relationnel engageant des efforts soutenus pour améliorer son bien-être » 6.
Le fait de reprendre les valeurs et principes du rétablissement, et de mettre notamment l’accent sur le caractère processuel et non linéaire des parcours de soin, correspondait davantage à la réalité du terrain et s’inscrivait dans la continuité des aspects contextuels abordés auparavant, en particulier de la plus grande place donnée aux personnes, à leurs droits, ou encore à leurs aspirations. Cela permettait en outre de s’affranchir de l’« abstinence à tout prix » comme objectif principal. Ainsi, une grande partie des institutions invoquent désormais le rétablissement et la consommation zéro est passée de finalité à moyen, au même titre que la consommation contrôlée, ce qui a aussi permis de s’émanciper de la dichotomie stérile entre ces deux perspectives et méthodes.
Le rétablissement ainsi que la place centrale octroyée à la personne sont deux dimensions centrales que partagent la plupart des structures résidentielles en Suisse romande, au-delà de leurs différences. Il est intéressant d’observer que la terminologie employée par les institutions pour s’autodéfinir, par exemple lorsqu’il est question des missions ou visions, a évolué et reflète ce changement progressif de paradigme. Le « traitement » ou encore la « prise en charge » ont en effet petit à petit laissé la place à l’« accompagnement », à l’ « autonomie » ou encore au « rétablissement ».
Ces transformations ne vont pas sans paradoxes, qui constituent autant de défis. En effet, ces institutions proposent historiquement un cadre structurant, avec des normes, des règlements, des lignes directrices, des procédures, et une certaine discipline, soit autant de dimensions qui comportent leur part de contraintes. Or, le modèle du rétablissement met plutôt l’accent sur la marge de manœuvre et les choix de la personne : il s’agit d’avancer selon ses possibilités et ressources, à son rythme, et sans pression extérieures.
Comment concilier ces approches qui pourraient paraître, de prime abord, contradictoires ? Les efforts ont porté sur la gestion de l’interface avec l’extérieur. On est passé progressivement de schémas assez rigides avec des règles strictes limitant les sorties, les communications, ou encore les visites, à des approches plus flexibles, ouvertes, diversifiées, et « sur mesure » selon les trajectoires de vie et de soin dans leurs particularités, autrement dit des offres plus individualisées et centrées sur les besoins de la personne. Les modalités du séjour en résidentiel sont en outre davantage concertées avec la personne concernée.
Il s’agit d’une tendance que l’on a pu observer en Suisse romande même si elle n’est pas généralisable à l’ensemble des institutions. Le degré d’ouverture/fermeture varie selon les établissements, avec un cadre réglementaire parfois plus contraignant que d’autres, ce qui est souhaitable, au sens où cela correspond aux attentes d’une partie du public cible. Lors d’enquêtes effectuées par le GREA auprès des personnes concernées 7, le besoin de discipline, d’ordre et d’un environnement très structuré est ressorti, au même titre que le besoin d’une certaine liberté d’action et de mouvement, par exemple de pouvoir rentrer chez soi un jour par semaine, de pouvoir visiter ses proches ou les recevoir, ou encore de consommer avec modération.
Par ailleurs, se rétablir prend du temps, ce qui n’est pas forcément compatible avec des temporalités prédéfinies et la logique managériale des gestionnaires, organismes financeurs et pouvoirs publics. Plusieurs pistes se dessinent pour surmonter cet obstacle : proposer des prestations modulables, ainsi qu’une meilleure articulation entre les offres résidentielles et d’autres prestations, notamment ambulatoires.
Ainsi, la plupart des institutions proposent un suivi au séjour résidentiel, par exemple sous forme d’« appartements protégés » ou encore de centres de jour, afin de renforcer l’autonomie de la personne dans le premier cas, et de favoriser les interactions sociales tout en maintenant des compétences relationnelles dans le second. Certaines institutions mènent aussi des réflexions de fond sur leur modèle d’accompagnement, en proposant des séjours sans durée limitée dans une optique d’amélioration de la qualité de vie et une approche plus palliative vis-à-vis de l’addiction 8, ce qui fait écho au courant du rétablissement, c’est-à-dire une recherche avant tout du mieux-vivre, plus que de la guérison.