décembre 2002
Olivier Guéniat, Chef de la police de sûreté du canton de NeuchâtelPierre Esseiva, maître-assistant à l'Institut de Police Scientifique et de Criminologie de l'UNIL, inspecteur scientifique à la police cantonale neuchâteloise
La cocaïne est un alcaloïde présent naturellement dans les feuilles de la plante Erythroxylum coca.
L’alcaloïde est une substance azotée d’origine végétale dont la molécule comporte au moins un atome d’azote salifiable.
L’Erythroxylum coca, ou cocaïer, classifiée botaniquement comme un arbuste, peut être cultivée sous différents climats et sur des sols variés. Son niveau de culture primaire est toutefois situé dans la forêt tropicale montagneuse le long des pentes Est des Andes, principalement entre 500 et 1’500 mètres d’altitude. Il existe plus de 200 espèces distinctes d’Erythroxylum parmi lesquelles seules deux, l’Erythroxylum coca et l’Erythroxylum novogranatense, contiennent une quantité significative de cocaïne. En Amérique latine sont cultivées avant tout les variétés suivantes: Erythroxylum coca var. coca, Erythroxylum coca var. ipadu, Erythroxylum novogranatense var. novogranatense et Erythroxylum novogranatense var. truxillense. La culture de la coca est répartie, en 2001, du centre au nord de la cordillère des Andes, approximativement 60% en Colombie (<10% en 1995), 25% au Pérou (60% en 1995), 8% en Bolivie (30% en 1995) et le reste (à peu près dans l’ordre d’importance) en Equateur, Vénézuela, Brésil, Argentine et Panama.
L’histoire de la cocaïne est moins dense et moins compliquée que celle de l’opium, vraisemblablement du fait que l’Amérique latine est une région de moindre importance stratégique, pour l’Europe en particulier, que ne l’ont été l’Asie et l’Orient. Mais c’est certainement aussi parce cette région reste l’une des seules où la coca pousse naturellement.
Les découvertes archéologiques montrent que les feuilles de la plante étaient déjà consommées 3’000 ans av. J.-C. Les traces les plus significatives de l’usage des feuilles ont été découvertes sur les sites de Valvidia en Equateur et Huaca Prieta au Pérou. Elles ont été datées respectivement de 2’100 et 2’500-1’500 ans av. J.-C. L’archéologie est cependant tributaire des conditions climatiques, particulièrement lorsqu’elle concerne la conservation du matériel végétal. Les climats très différents selon les régions d’Amérique du Sud ont donc une incidence directe sur les indices retrouvés et leur interprétation.
Ce sont les dynasties Incas qui, les premières, ont révélé tout le potentiel contenu dans la feuille de coca et qui ont contribué à ancrer sa culture jusqu’à la rendre indissociable des hauts-plateaux sud-américains. Elles n’ont pas non plus tardé à hausser les fameuses feuilles au rang d’argument politique et économique. L’arbuste prend un essor géographique considérable au fur et à mesure du développement de l’Empire inca et de ses conquêtes. Sa culture s’étend, à l’époque de la dynastie Tahuantisuyu, du sud de la Colombie au nord de l’Argentine. Les Incas développent dans leur territoire, composé de régions d’altitudes très diverses, une économie de culture propre à chaque niveau géographique et d’échanges entre ceux-ci. Les cultures sont ainsi extrêmement variées et diversifiées. La culture des feuilles de coca y occupe une place importante et se voit attribuer une valeur supérieure, attendu qu’elle est réservée à l’élite de la hiérarchie sociale, nobiliaire et sacerdotale.
La colonisation des Espagnols va amplifier l’importance de la culture de la coca qui reste une pierre importante de l’édifice économique sud-américain. L’attitude de l’Eglise n’est pas étrangère à cela, dans la mesure où elle prélève un impôt sur le commerce de la coca, bien qu’elle la considère comme le «talisman du diable» des tribus autochtones.
En plus de l’argument économique que représente la coca, ses feuilles sont particulièrement efficaces pour faire oublier aux Indiens les fatigues du travail dans les mines et les conditions inhumaines dans les fermes des nouveaux propriétaires espagnols. Sous l’ère espagnole, la coca représente la production agricole la plus importante de toutes les Andes. Parallèlement, la consommation de feuilles de coca se perpétue chez les indigènes, que ce soit dans un contexte purement récréatif, médical ou rituel.
Dès 1573, l’impôt sur la production de coca rapporte gros à la Couronne espagnole, qui encourage l’extension de sa culture à de nouvelles terres vierges. Les Espagnols créent même des fermes agricoles spécialisées dans la coca, les haciendas cocaleras.
La fin du XVIIIe siècle est marquée par les rébellions indiennes. Elles interviennent entre 1779 et 1781 et sont dirigées en Bolivie par Julian Apas, dit Tupac Katari, et au Pérou par Gabriel Condorkaqui, dit Tupac Amaru. La coca joue dans ces conflits un rôle important, car les régions reconquises par les révolutionnaires privent la Couronne espagnole des revenus sur le commerce des feuilles de coca. Lorsque les Espagnols reprennent le contrôle de ces zones et mettent fin à l’insurrection, les propriétaires proposent de céder leur prochaine récolte aux troupes rebelles afin de financer la suite de la révolution, à la seule condition que les soldats se chargent de récolter les feuilles. La coca est placée au centre des négociations de la guerre, comme l’opium l’avait été dans les colonies britanniques.
Les guerres d’indépendance qui débutent en 1809 contribuent encore à asseoir et à consolider la place stratégique que la coca occupe au cœur de la guerre et dans la période de l’après-guerre. L’indépendance une fois acquise, c’est l’économie des nouveaux pays qui devient esclave des revenus tirés du commerce des feuilles de coca.
L’usage de la coca se fait connaître dès le XIXe siècle en Europe, grâce aux voyageurs et aux savants qui relatent les vertus de la plante. Parmi eux, il y a lieu de mentionner le naturaliste allemand Edouard Poeppig, qui voyage au Pérou et au Chili entre 1827 et 1831, le naturaliste suisse Von Tschudi, qui voyage au Pérou en 1831, tout comme le savant anglais Richard Spruce qui décrit l’usage de la coca dans tout le Brésil occidental. L’isolement de la cocaïne à partir de 1860 transforme l’engouement des Occidentaux jusqu’à ce que cette «plante magique» devienne une véritable toxicomanie.
En effet, comme ce fut le cas pour l’héroïne, c’est la chimie qui a bouleversé la consommation de la coca. Jusqu’à l’isolement de la substance première tirée de sa matrice végétale, la mastication des feuilles était la voie d’absorption la plus répandue de la coca. Lorsque le naturaliste Karl von Sherger revient d’un voyage accompli durant les années 1857-1859 avec les bagages pleins de feuilles de coca, il confie les feuilles aux chimistes allemands Albert Nieman et Wilhelm Lossen. Le temps de la mastication est révolu à jamais en Occident. Les alcaloïdes sont isolés par Nieman en 1859 et la chimie du chlorhydrate de cocaïne est décrite par Lossen en 1862. Cette dernière passe ensuite dans les mains des pharmaciens, puis est diffusée dans les foyers européens, reconnue comme un élixir miraculeux, guérisseur de tous les maux.
En 1863, le pharmacien corse Angelo Mariani fabrique le fameux vin contenant une dose de cocaïne comprise entre 35 et 70 mg par verre. Au vu du succès de son vin, Mariani commercialise un élixir contenant trois fois plus de cocaïne que d’alcool, puis des pastilles, et enfin le thé Mariani, à base de feuilles de coca. Le succès remporté par ces produits est impressionnant. Dans le livre d’or d’Angelo Mariani figurent les plus grandes célébrités, parmi lesquelles le pape Pie X, Emile Zola, Sarah Bernard ou Anatole France.
La naissance du Coca-Cola s’effectue de la même façon. Le renom des produits Mariani ayant traversé l’Atlantique, un chimiste américain, John Styh Pemberton, crée un mélange composé de caféine, de cocaïne, d’un extrait de noix de cola, d’eau et de gaz carbonique. Il n’imagine pas avoir inventé ce qui deviendra la boisson commerciale la plus connue du XXe siècle et qui contribuera à socialiser et mondialiser la cocaïne.
Aujourd’hui encore, la multinationale Coca-Cola utilise des feuilles de coca pour constituer le fameux breuvage, mais après les avoir décocaïnisées, la cocaïne extraite servant à l’industrie pharmaceutique en tant qu’anesthésique local.
Dans les années 1880, les travaux de von Anrep et de Karl Koller permettent de découvrir le potentiel anesthésique de la cocaïne. A la même époque, Freud fait l’apologie de la cocaïne en lui attribuant la faculté de libérer la conscience, avant de reconnaître plus tard les inconvénients de la substance.
Dès 1885, les scientifiques considèrent la cocaïne comme une drogue d’abus dont la dangerosité est forte, notamment lorsque le produit est injecté ou inhalé. Mais la cocaïne reste malgré tout en vente dans les pharmacies d’Europe et d’Amérique durant plus de 20 ans. Dès 1910, la cocaïne quitte le cercle restreint des consommateurs fortunés et gagne, à Paris, les milieux de la prostitution et de la jeunesse. Elle se trouve dans les salons des Champs-Elysées ou de la Porte Maillot où l’on se rencontre pour priser «la neige» ou la «coco». Les surréalistes s’en emparent également et la hissent au rang de muse, tel Robert Desnos qui publie, en 1919, une Ode à la Coco. Durant l’année 1920, la police française saisit 65 kg de cocaïne et, en 1924, Paris compte plus de 80’000 cocaïnomanes. A la veille de la Seconde Guerre mondiale, la cocaïne est associée par les médias français à un «fléau germanique», puis sa consommation s’atténue et passe de mode jusqu’à l’approche des années 1970 où elle revient en force.
Jusqu’au début des années 1920, l’industrie pharmaceutique produit des centaines de tonnes de cocaïne en Allemagne, en Hollande, en France, en Italie et en Grande-Bretagne.
Les premières restrictions légales apparaissent en 1906, après la parution aux Etats-Unis du Pure Food and Drug Act, suivi à l’échelle internationale des résolutions des conférences de Shanghaï en 1909 et de la Haye en 1912. Les grandes discussions résultant des ravages de l’opium finissent par intégrer la cocaïne, sans qu’aucune restriction de production ne soit décrétée.
Si l’Erythroxylum coca est dans une très large mesure localisée en Amérique du Sud, elle a tout de même été implantée après 1850 dans les îles de Ceylan (Sri Lanka), de Java, Sumatra, Bornéo et Bali par les colons anglais et hollandais qui avaient découvert tous les usages de la feuille de coca et les enjeux économiques qui lui étaient associés. Ainsi, au début du XXe siècle, la quasi-totalité du marché de la cocaïne industrielle se fournit au Pérou et à Java à parts plus ou moins égales. La coca péruvienne est avant tout destinée à l’Allemagne et aux Etats-Unis, celle de Java allant surtout aux Pays-Bas et au Japon. Entre 1912 et 1939, Java exporte entre 1’000 et 1’500 tonnes de coca par an et la production dépasse 1’700 tonnes par an.
En 1926, la Hollande est le premier pays importateur de coca, avec 600 tonnes par an, suivie du Japon avec 150 tonnes. Ce dernier inonde à son tour la Chine et tout le marché asiatique, Russie y comprise. L’industrie allemande absorbe environ 60 tonnes par an, la France 18 tonnes et l’Egypte 6 tonnes. La culture de la coca dans l’île de Java passera ensuite momentanément en mains des Japonais à la suite de son annexion, jusqu’au départ de ces derniers. Les mesures d’interdiction promulguées au cours des Conférences internationales entre 1946 et 1961 sont appliquées de manière stricte dans les îles asiatiques et marquent le déclin de la culture de la coca en Asie du Sud-Est. A partir de là, la cocaïne qui inonde les marchés américains et européens provient essentiellement d’Amérique latine.
Entre 1931 et 1953, six nouvelles Conventions viennent renforcer le contrôle du marché licite des stupéfiants et les sanctions du commerce illicite. En 1961, la Convention unique sur les stupéfiants, adoptée dans le cadre de l’Organisation des Nations Unies, établit le cadre juridique actuellement en vigueur. Elle règle l’interdiction mondiale de plus de 100 plantes et substances naturelles ou synthétiques.
La culture licite des plantes à drogue est rigoureusement réglementée. En 1971, la Convention de Vienne sur les psychotropes étend ce contrôle aux drogues industrielles: hallucinogènes, dérivés amphétaminiques, barbituriques et tranquillisants.
Les années 1980 sont marquées par le triomphe de la doctrine américaine de «guerre à la drogue». En 1988, la Convention de Vienne contre le trafic illicite des stupéfiants et des substances psychotropes définit les principes de la coopération internationale en matière de répression, d’extradition, d’intervention des services répressifs dans les eaux internationales, de livraison surveillée des drogues par les services répressifs, de lutte contre le blanchiment des revenus tirés du commerce illicite. La Convention de 1988 pose également les bases du contrôle des précurseurs et des produits chimiques nécessaires à la fabrication des drogues illicites. Le pivot du système est l’Organe international du contrôle des stupéfiants, l’OICS, dont le siège est à Vienne et qui dépend des Nations Unies, successeur du CCS. Il dispose d’importants pouvoirs économiques et commerciaux pour veiller à l’application des Conventions.
La culture de feuilles de coca peut être qualifiée d’endémique, puisqu’elle est concentrée presqu’exclusivement dans les pays andins, en l’occurrence la Bolivie, le Pérou et la Colombie. L’Erythroxylum coca est cultivée pour ses feuilles dont la mastication est restée une pratique traditionnelle courante dans les Andes. Mais son utilisation en vue de produire de la cocaïne destinée à l’exportation vers les pays consommateurs du «Nord» a très vite multiplié les surfaces cultivées en Amérique latine. L’aire concernée par la culture de la coca apparaît nettement plus réduite que celle du cannabis et de l’opium. Seuls 5 pays sont exportateurs, ce qui est sans commune mesure avec le nombre d’Etats exportateurs d’opium (23) et de cannabis (56). Selon les estimations, en 2001, de l’ONU et de l’International Narcotics Control Strategy Report, la production des pays exportateurs de feuilles de coca se répartit comme suit:
Depuis 1991, le Pérou a vu sa production de feuilles diminuer, alors que celles de Bolivie et de Colombie ont toutes deux augmenté de manière significative. La Drug Enforcement Administration estime, quant à elle, qu’en 1988, les 193’916 hectares connus de cocaïers en Amérique latine auraient produit 227’055 tonnes de feuilles séchées, donc moins que les estimations des productions du Pérou, de Bolivie et de Colombie en 1995. L’Amérique centrale est également concernée, notamment le Panama et le Guatemala, qui produisent leur propre coca.
Des lois différentes
Le commerce des drogues illicites ne répond pas aux mêmes lois économiques que celui des produits licites, vraisemblablement à cause du caractère illégal du marché. La marge de bénéfice réalisée entre la production et la vente au détail est gigantesque et sans commune mesure avec ce que connaissent tous les autres biens de consommation. Le facteur multiplicateur entre les coûts de production et les prix du marché de la vente au détail constitue en quelque sorte le «prix de l’illégalité». De plus, le marché n’est pas aussi structuré et rigide que l’est l’organisation d’une entreprise multinationale, même si les acteurs qui en détiennent les clefs sont eux bel et bien organisés. Les intermédiaires sont nombreux, la chaîne entre la production, la transformation et la vente contient plusieurs maillons de forces inégales, et jouissent souvent d’une grande autonomie les uns par rapport aux autres. La concurrence existe sur ce marché, mais elle est inattendue, brutale, multiple et mouvante.
Le marché de la drogue est caractérisé par son dynamisme, sa souplesse et sa capacité à s’adapter à des contraintes changeantes. En effet, le réseau allant de la production à la distribution est largement parcellisé en entités autonomes dont la position au sein de l’organisation est évolutive et provisoire. A l’exception du producteur chacun peut, dans le réseau, créer de nouveaux marchés, substituer son activité, ou la diversifier, ou encore se retirer, indépendamment de la place particulière qu’il occupe. Il se dégage de cette structure de marché un caractère hautement imprévisible et une répartition des risques par entité indépendante. Toute action répressive ou prohibitive ne peut donc être que ponctuelle et temporaire, du moins tant qu’elle ne touche pas directement le producteur.
La demande dans ce type de marché est inélastique, alors que l’offre est élastique. Il s’agit d’un cas particulier de l’économie de produits illicites, pour lequel la consommation et la production peuvent être ajustées selon des modalités particulières et conjoncturelles. La demande est caractérisée par l’accoutumance et la dépendance aux produits de la part des consommateurs. Une baisse volontaire des prix augmente le nombre d’adeptes, mais une hausse consécutive ne fera pas baisser, ou du moins que très faiblement, le nombre de consommateurs. Le facteur retardateur sur la loi de l’offre et de la demande est directement lié à la nature du produit qui implique une dépendance chez le consommateur, et donc la nécessité absolue de se procurer le produit.
D’autres facteurs entrent en ligne de compte pour fixer le prix du produit, telles sa qualité et sa pureté (coupage). Il n’existe aucun contrôle de la qualité des drogues propre à réguler le marché. Les variations sur la pureté du produit peuvent plus que doubler la quantité vendue au détail par rapport à la quantité produite. La marge réalisée entre le kilo de feuilles de coca et la vente au détail de sel hydrochloré de cocaïne est aussi gigantesque que pour l’héroïne.
La consommation de cocaïne n’a connu qu’un rebondissement avec la mode du crack et de la fumigation de la cocaïne sous cette forme particulière. Mais ce changement n’a eu aucune incidence particulière sur les prix du marché, puisque les procédés et les coûts de fabrication sont restés inchangés dans les pays producteurs.
Ce sont donc les manipulations sur la pureté du produit, l’accoutumance et la dépendance des consommateurs qui expliquent le mieux l’inélasticité de la demande et l’élasticité de l’offre. Les variations de la pureté de la cocaïne influencent énormément la différence entre les quantités produites et celles effectivement consommées. Ainsi, entre 1981 et 1985, le degré de pureté de la cocaïne du marché américain du Nord est passé de 30% à 50%, le prix au détail baissant, quant à lui, de 120 à 100 dollars par gramme. Pour un même kilo de cocaïne pure, le revenu avait ainsi baissé de 60% (de 500’000 à 200’000 dollars par kg) en fonction de l’augmentation du degré de pureté alors que le prix au détail n’avait, lui, baissé que de 16%.
Lorsque l’offre est restreinte, un phénomène comparable se développe: l’augmentation de 40% des prix de gros de la cocaïne colombienne à la suite de la guerre déclarée aux narco-trafiquants par le gouvernement colombien n’a pas eu d’incidence sur le prix au détail mais, par contre, la pureté du produit a diminué de 50 à 60%. «Ainsi, la transformation de la qualité du produit par une pureté croissante lorsque la demande est stable permet au dealer de chercher de nouveaux clients tout en maintenant son revenu lorsque l’offre est en baisse» 1.
L’inélasticité de la demande de cocaïne et l’élasticité de son offre ne sont pas tout à fait comparables à celles de l’héroïne. Selon Lewis 2, «la demande de cocaïne tend à être plus flexible que celle de l’héroïne». En effet, la consommation d’héroïne implique une toxicomanie plus fortement contraignante, une plus forte dépendance, moins récréative pour le toxicomane de l’héroïne que pour le cocaïnomane.
Le trafic
En ce qui concerne les profits réalisés par les trafics, le Groupe d’action financière internationale (GAFI), créé et composé par les membres du G7, estime à 35 milliards de dollars le produit de la vente de cocaïne (contre 75 milliards pour le cannabis et 12 milliards pour l’héroïne).
Sur ces 35 milliards, seuls 1,5 milliard iraient au Pérou où 750 millions à 1 milliard seraient changés en monnaie locale; 1,5 milliard iraient en Bolivie, dont 500 à 700 millions seraient injectés dans l’économie locale, et 5 milliards iraient aux barons de la cocaïne colombienne qui utiliseraient environ 1,5 milliard dans l’économie nationale. Ainsi réparti, le revenu total des pays producteurs avoisinerait les 8 milliards de dollars, alors que 27 milliards correspondraient aux bénéfices réalisés dans les pays consommateurs, essentiellement aux Etats-Unis et en Europe. En 1995, le Pérou, qui était de loin le plus grand producteur de feuilles de coca d’Amérique latine, réalisait ainsi un revenu nettement moindre que celui de la Colombie, dont les ressortissants détenaient 80% des exportations de coca et de cocaïne produites au Pérou et en Bolivie. Néanmoins, selon Samuel Doria Medina, conseiller économique du président bolivien Jaime Paz Zamora, le commerce de la drogue aurait représenté le quart du produit intérieur brut national en 1989, et les 500 millions de «coca-dollars» recyclés en Bolivie équivaudraient à 80% du revenu des exportations légales. Aujourd’hui, il n’est pas étonnant de constater que la Colombie est devenue le premier producteur mondial de feuilles de coca.
Pour estimer les marges bénéficiaires réalisées sur le trafic de la cocaïne d’un bout à l’autre de la chaîne, soit de la production à la vente au détail, il est nécessaire de connaître l’importance de la production, le rendement à l’hectare et les prix de vente aux différentes étapes de la filière.
Ainsi, les rendements moyens des cultures de coca varient d’un pays à l’autre et selon les régions, mais la quantité de cocaïne produite varie également en fonction du mode de transformation chimique employé par les trafiquants.
La production
On estime qu’il faut 1’000 kg de feuilles à haute teneur en cocaïne (0,6 à 0,85% au Pérou et en Bolivie) pour obtenir 10kg de pâte de coca, alors que le même poids de feuilles à faible teneur (0,2 à 0,3% en Colombie) ne permet d’obtenir que 4 kg de pâte de coca. Il faut ensuite 2,5 kg de pâte de coca pour produire 1 kg de cocaïne-base, puis environ 1kg de sel hydrochloré de cocaïne.
Les rendements à l’hectare sont estimés à (tonne par hectare):
Les variations annuelles du rendement font que toute estimation de l’évolution des surfaces cultivées doit être interprétée avec nuance. Entre 1991 et 1995, le maintien des rendements a permis à la Colombie de voir sa production de feuilles de coca s’accroître de 36%, compte tenu d’une augmentation de surface cultivée de 35,7%, alors qu’en Bolivie les rendements s’accroissaient de 3 à 6% avec des superficies cultivées en régression de 33%. A l’inverse, au Pérou, entre 1992 et 1993, les tonnages diminuaient de 30,5% et les superficies de 15,7%.
En Bolivie, les cultures de coca du Chapare et des Yungas ont des rendements de 2,7 à 1,8 tonnes à l’hectare. Compte tenu de leur teneur en alcaloïdes de 0,72 et 0,85%, il faut environ 390 et 330 kg de feuilles pour produire 1 kg de cocaïne. Ainsi, avec des productions de 42’000 et 28’000 tonnes de feuilles de coca en 1995, respectivement au Chapare et aux Yungas, la production serait environ de 110 et 87 tonnes de cocaïne. Une tonne de feuilles de coca du Chapare permettrait donc l’élaboration de 2,6 kg de cocaïne contre 3 pour une tonne provenant des Yungas.
Les feuilles de coca se vendent en principe par cargas, des lots de 50 kg dont le prix peut connaître des fluctuations très importantes et très rapides. Ainsi, en 1986, la carga de feuilles de coca bolivienne se négociait en moyenne à 125 dollars. En juillet 1986, après l’opération Blast Furnace de la Drug Enforcement Administration qui visait la destruction de plusieurs laboratoires, le cours de la carga a été divisé par 6 pour plafonner à 20 dollars. Trois ans plus tard, en 1989, la carga est négociée à 85 dollars, mais la guerre entre le cartel de Medellín et le gouvernement colombien fait chuter le prix de la carga à 10 dollars.
Sur la base d’un prix moyen de la carga à 40 dollars et de rendements moyens de 0,8, 1,5 et 1,9 tonnes de feuilles à l’hectare, les producteurs cultivant des parcelles de 2 hectares en moyenne disposeront respectivement de revenus annuels de 1’280, 2’400 et 3’040 dollars. Lorsque le prix de la carga chute de 10 dollars, leurs revenus tombent à 320, 600 et 760 dollars, et lorsqu’il monte à 60 dollars, les revenus atteignent 1’920, 3’600 et 4’560 dollars.
Sachant qu’au Pérou, où les estimations sont les plus fiables, il faut en moyenne 85 à 125kg de feuilles de coca pour produire 1 kg de pâte de coca, c’est-à-dire 1,7 à 2,5 cargas à 40 dollars l’unité en moyenne, et sachant qu’en 1992 le prix de la pâte de coca oscille entre 250 et 350 dollars, le coût de la coca nécessaire à la production de 1 kg de pâte de coca se situe entre 68 et 100 dollars, ce qui permet de réaliser à ce premier stade une marge de 150 à 280 dollars par kilo de pâte.
2,5kg de pâte de coca à 250 ou 350 dollars le kilo étant nécessaires à la confection de 1 kg de cocaïne-base qui est vendu entre 1’500 et 1’750 dollars le kilo, la marge réalisée à ce second stade de la production de cocaïne est comprise entre 625 et 875 dollars le kilo de cocaïne-base.
Enfin, 1kg de sel hydrochloré de cocaïne pure se négocie entre 1’900 et 2’500 dollars à l’exportation, la marge par rapport à la cocaïne-base étant ici de 250 à 1’000 dollars.
En résumé, le tableau ci-dessous montre la répartition des prix aux différentes étapes de production et de distribution aboutissant à la vente de 1 kg de sel hydrochloré de cocaïne.
Le facteur multiplicateur du prix de la cocaïne par rapport à celui de la coca étant de 500 pour le marché américain, les bénéfices réalisés tout au long de la chaîne sont donc considérables et permettent de comprendre l’engouement des trafiquants face aux revenus.
En 1993, le prix du kilo de sel hydrochloré de cocaïne sur le marché européen était approximativement de 45’000 dollars et de 65’000 dollars sur le marché asiatique. La pureté joue également un rôle important: après avoir connu une pureté de 90% en 1988, la pureté moyenne de la cocaïne en gros est tombée à 83% en 1994, alors que celle vendue au détail avait tendance à être plus pure en 1994 qu’en 1995, respectivement 63% contre 55%.
Produit | Quantité | Prix |
Feuilles de coca | 250 à 310 kg | 200 à 250 dollars |
Pâte de coca | 2.5 kg | 625 à 875 dollars |
Cocaïne-base | 1 kg | 1’500 à 1’700 dollars |
Sel hydrochloré de cocaïne sur le site de production | 1 kg | 1’900 à 2’500 dollars |
Sel hydrochloré de cocaïne à l’exportation | 1 kg | 4’000 dollars |
Sel hydrochloré de cocaïne à l’importation | 1 kg | 20’000 dollars |
Sel hydrochloré de cocaïne sur le marché étasunien | 1 kg | 25’000 dollars |
Sel hydrochloré de cocaïne au détail après dilution | 1 kg | 105’000 dollars |
Pour des raisons essentiellement climatiques, la culture de la coca n’a pas suivi le même développement géographique que l’opium. A l’exception de l’île de Java, elle est restée une spécialisation sud-américaine et est devenue, au cours des siècles, un acteur économique prépondérant des pays d’Amérique du Sud, que la révolution industrielle et l’industrie pharmaceutique occidentale ont contribué à asseoir et à consolider.
L’assujettissement des pays producteurs de feuilles de coca par les pays consommateurs n’a jamais été aussi fort et marqué qu’il ne l’a été pour l’opium. Le fort ancrage traditionnel de la feuille de coca dans la culture sud-américaine en est probablement la justification principale. Dès le début du XXe siècle, le Mexique devient le principal grenier des Etats-Unis en matière de drogues illicites. On y cultive intensivement la marijuana, et l’opium y trouve une terre fertile et des conditions propices. Les problèmes rencontrés par les pays d’Asie et par la Turquie face à la communauté internationale vont catalyser la production mexicaine d’opium, qui connaîtra une explosion dès 1970. De plus, la situation géographique de ce pays en fait la plaque tournante du transit Sud-Nord de la production de cocaïne sud-américaine.
Côté colombien
En Colombie, le trafic de cocaïne s’est développé à la suite des activités de contrebande dont le département d’Antioquia, avec Medellín pour capitale, s’est fait une spécialité depuis la fin du XVIe siècle. La guerre d’indépendance de 1810 amplifie encore le phénomène du fait de la présence des corsaires anglais qui cherchent à déstabiliser la colonie. Les échanges avec les ports de Maracaïbo (Venezuela), Panama et la Jamaïque s’étendent alors aux côtes du Mexique et des Etats-Unis.
Le passage du trafic illicite des drogues par la Colombie devient une véritable obligation vers la fin des années 1960, alors que le Mexique n’est plus à même de répondre seul à la demande du marché nord-américain et que ses trafiquants subissent les foudres de la répression policière. Ainsi vers 1970 apparaissent sur la scène de la drogue les trafiquants des cartels de Medellín et de Cali.
Dès cette époque, du fait de la demande colombienne, la production de feuilles de coca cultivées en Bolivie, au Pérou et au Chili depuis plus de 2’000 ans, est telle qu’elle occupe la première place des biens agricoles en Amérique latine durant le XXe siècle et connaît une véritable explosion. Sous les différentes dictatures militaires boliviennes, les généraux Hugo Banzer, García Meza et leurs successeurs s’investissent dans la production et l’exportation de cocaïne-base et de chlorhydrate de cocaïne.
Parallèlement, les cultures du Brésil, du Venezuela et de l’Equateur restent marginales et ne connaissent pas le développement de celles du Pérou et de la Bolivie en particulier.
Durant les années 1980, les cartels colombiens mettent sur pied un réseau de production et de diffusion. Les feuilles de coca proviennent du Pérou et de Bolivie alors que la Colombie débute dans la production de coca. Les précurseurs nécessaires aux transformations chimiques de la cocaïne sont importés d’Equateur, du Brésil et du Chili.
L’argent de la drogue est blanchi au Venezuela, au Brésil, au Panama et dans les Caraïbes, les Bahamas, les îles Caïmans, ainsi que dans les pays producteurs andins. Le Venezuela, les Guyanes, le Surinam, les Caraïbes, le Paraguay et l’Argentine deviennent des pays de transit de la cocaïne vers les Etats-Unis.
Après l’assassinat le 18 août 1989 de Luis Carlos Galan, pré-candidat du Parti libéral à l’élection présidentielle en Colombie, et à la suite de la déclaration de guerre au cartel de Medellín, les mafieux colombiens éclatent et décentralisent la production de cocaïne dans toute l’Amérique latine. Des laboratoires de production de cocaïne apparaissent au Chili, au Brésil et en Argentine alors que l’Uruguay devient un pays de blanchiment d’argent. Parallèlement, les routes vers l’Amérique du Nord se démultiplient pour déjouer les actions répressives et la lutte internationale contre le trafic de drogue.
Une extension
La mafia colombienne, dès le début des années 1990, commence à diversifier la production de drogue et, non contente de détenir la grande majorité du trafic de marijuana et de cocaïne, implante la culture de l’opium en Colombie, au Pérou, en Equateur, au Venezuela et en Argentine. Aujourd’hui, il n’existe pas un seul pays d’Amérique latine et des îles anglophones des Caraïbes qui ne soit profondément intégré dans le réseau du trafic Sud-Nord des drogues illicites.
Comme dans le cas de l’opium dans le Triangle d’Or, la culture de la coca a été utilisée par certains mouvements révolutionnaires pour permettre le financement de la lutte armée, comme par exemple la guérilla du Sentier Lumineux et le mouvement révolutionnaire Tupac Amaru au Pérou, ou les Forces armées révolutionnaires, l’Armée de libération nationale, l’Armée populaire de libération et le mouvement nationaliste de gauche M-19 en Colombie.
Au Pérou, dans le milieu des années 1990, dans les 13 grandes vallées du territoire amazonien, on compte plus de 200 pistes d’atterrissage clandestines aux mains des révolutionnaires qui permettent d’exporter annuellement plus de 500 à 600 tonnes de cocaïne-base. De plus, dès 1995, de nombreux laboratoires de synthèse de sel hydrochloré de cocaïne apparaissent au Pérou, à la suite de l’effondrement, en Colombie, des cartels de Cali et de Medellín, laissant le Pérou développer ses propres filières d’exportation.
En Colombie, les Forces armées révolutionnaires entretiennent de bonnes relations avec le cartel de Cali, ainsi qu’avec Carlos Lehder et Pablo Escobar. En revanche, le trafiquant Rodriguez Gacha voit ses laboratoires attaqués par les révolutionnaires mais parvient, à l’aide de groupes paramilitaires, à les chasser de son territoire vers 1985. On estime qu’à cette époque, les révolutionnaires sont capables d’écouler 2 à 3 tonnes de cocaïne par semaine à partir de certaines régions dont ils ont le contrôle, et cela évidemment avec le cautionnement des cartels de la cocaïne. Dès le début des années 1990, les révolutionnaires introduisent également la culture du pavot.
Les cartels de la drogue se sont également spécialisés dans le trafic d’armes, dont une partie est destinée aux révolutionnaires. Trafics de drogue et d’armes sont d’ailleurs interdépendants, dans la mesure où la cocaïne s’échange souvent contre des armes et vice versa. Ainsi, durant un certain temps, chaque avion qui part de Colombie avec un chargement de cocaïne y revient avec un chargement d’armes, à l’intention des révolutions colombienne, nicaraguayenne et péruvienne. La mafia italienne assure même le transit d’armes entre la Colombie et les pays en guerre de l’ex-Yougoslavie. Une cargaison est découverte à Vérone en 1994. Les Colombiens échangent des armes contre de la cocaïne acheminée en Italie, en Espagne et aux Pays-Bas. A Milan et en Calabre, la police démantèle un réseau qui échange de la cocaïne contre des armes avec des trafiquants Boliviens, Colombiens et Péruviens; la drogue sert à payer par la suite les armes alimentant principalement les conflits en ex-Yougoslavie.
La cocaïne destinée à l’Europe transite au sud par le Sénégal et les îles du Cap-vert, et au nord par Anvers, Rotterdam et Amsterdam.
De là partent en sens inverse les drogues de synthèse et les précurseurs chimiques détournés, dont l’Allemagne et la Suisse restent, en 1995, les premiers exportateurs. Les cartels colombiens introduisent la drogue en Europe par différentes zones: les côtes espagnoles de Galice et les côtes du nord du Portugal, sur un axe Vigo-Porto, les îles Canaries et l’Espagne en général. Les ports et les aéroports d’Afrique de l’Ouest constituent également des relais d’envois provenant d’Amérique du Sud. De là, la cocaïne transite par le détroit de Gibraltar à destination de l’Italie. Depuis le nord du Maroc, la cocaïne utilise la voie du haschisch et entre directement en Espagne par la côte. Dans cette zone où la contrebande entre l’Afrique et le continent européen est une véritable tradition, la cocaïne passe des bateaux de pêche marocains aux vedettes ultra rapides des trafiquants espagnols. Alger, Tunis, Benghazi, Alexandrie, Le Caire font également partie, dans des mesures variables, de cet espace du trafic. Depuis deux ans environ, il semble que la cocaïne passe par cargos de manière renforcée et intensive par Gibraltar et la Méditerranée.
L’effondrement du bloc soviétique ouvre aussi un nouveau marché à la cocaïne, ainsi que de nouvelles voies de pénétration vers l’Europe occidentale par la route de l’héroïne à travers les Balkans. Les routes clandestines de la cocaïne doivent devenir de plus en plus sophistiquées pour échapper à la répression policière. Ainsi, en 1997, les polices américaines et italiennes démantèlent un réseau qui, depuis le Brésil, expédie la cocaïne colombienne en Italie au moyen de «mules» originaires du Nigeria voyageant sous de fausses identités américaines. De là, la cocaïne est prise en charge dans une base américaine où elle est stockée, puis expédiée aux Etats-Unis dans des malles militaires. Des centaines de kilos de drogue ont ainsi alimenté durant plusieurs mois le marché américain.
Selon les données publiées par l’ONU, les saisies mondiales de cocaïne ont diminué entre 1999 et 2000, poursuivant une tendance à la baisse qui s’est amorcée en 1998 et reflétant, selon cet organisme, un recul de la production.
Plus de 90% de l’ensemble des saisies de cocaïne dans le monde s’effectuent dans les Amériques et 8% en Europe occidentale. Dans les Amériques, les caractéristiques du trafic ont changé: il a diminué en Amérique du Nord (Etats-Unis, Mexique et Canada) et dans la plupart des pays d’Amérique du Sud, mais il a augmenté en Colombie et au Venezuela.
En 1999, 37% de l’ensemble des saisies de cocaïne avaient été réalisés aux Etats-Unis et 18% en Colombie.
En 2000, la tendance s’est inversée: les saisies en Colombie représentaient 43% et celles réalisées aux Etats-Unis 30% des saisies mondiales de cocaïne.
En Europe occidentale, les saisies de cocaïne ont diminué de 1999 à 2000, mais les indications de 2001 laissent prévoir une augmentation.
En 2000, l’ONU estime que 38% de l’offre mondiale de cocaïne a été interceptée. Cependant, l’extrapolation doit tenir compte que les saisies sont comptabilisées en poids brut et ne tiennent pas compte de la dilution. Ainsi, les 335 tonnes de cocaïne annoncées interceptées ne reflètent pas de la cocaïne pure. La cocaïne disponible sur le marché mondial est estimée à 544 tonnes (pour une production mondiale estimée à un minimum de 879 tonnes).
Contrairement au trafic de l’héroïne, celui de la cocaïne n’a pas connu de très grands bouleversements en Suisse durant ces vingt dernières années. S’agissant d’un produit naturellement présent dans les feuilles de coca, elle est extraite dans les sites de production, transformée en pâte de coca par les cultivateurs eux-mêmes, puis transformée et purifiée en sel hydrochloré de cocaïne proche des sites de production, dans des laboratoires bien équipés fonctionnant comme de petites PME. Elle est quasi systématiquement exportée sous forme de sel hydrochloré; en tous les cas c’est quasi essentiellement sous cette forme qu’elle est saisie en Europe. Il n’arrive pas de « crack » 3en Suisse en provenance de l’Amérique du Sud. Contrairement aux Etats-Unis où le crack est apparu dès la fin des années 70 (en France dès le début des années 90, à Paris notamment) et a été consommé en masse dans la plupart des grandes villes, la fumigation de cocaïne-base (crack) en Suisse est très récente (moins de 5 ans) et nécessite la transformation chimique du sel hydrochloré de cocaïne en cocaïne-base par le toxicomane (il existe plusieurs recettes relativement simples et qui figurent toutes sur Internet).
La cocaïne fut longtemps, en Suisse, la drogue privilégiée de milieux socio-culturellement aisés et sa consommation, son trafic, étaient relativement discrets durant les années 1970 et 1980. Son accessibilité était donc relativement limitée et son prix assez prohibitif (souvent plus de CHF 300.- le gramme). La cocaïne (anesthésique local, mais surtout stimulant-euphorisant) était traditionnellement sniffée, rarement injectée, quand bien même elle est très soluble dans l’eau. Le principal problème du sniff réside dans le fait que les cristaux de sel hydrochloré de cocaïne sont assez tranchants et produisent ainsi des dégâts irréversibles dans les cloisons nasales (où la cocaïne se solubilise dans muqueuses avant d’entrer dans le réseau sanguin).
Ce sont avant tout les hispanophones (Espagne, Portugal, Amérique du Sud) qui ont détenu quasi unilatéralement les clefs de l’importation et de la diffusion de la cocaïne sur le marché de la consommation suisse. S’agissant d’une consommation traditionnelle en Amérique du Sud, cette communauté en consomme également en Europe. Puis, se sont greffés à la vente et au trafic international les ressortissants libanais, au plus fort du conflit qu’a connu le Liban dans le milieu des années 80. La consommation de cocaïne étant très fréquente dans le milieu de la prostitution en Suisse, notamment dans les cabarets où les prostituées (« artistes ») d’Amérique du Sud et d’Afrique du Nord se côtoient souvent, le marché de la vente a également séduit bon nombre de ressortissants du Maghreb qui détiennent une partie du trafic illicite de cocaïne (en plus du marché du haschisch). Parallèlement, la mafia italienne a toujours gardé un oeil attentif sur ce marché juteux et joue encore aujourd’hui un rôle d’intermédiaire important dans le transit de la cocaïne d’Amérique du Sud vers l’Europe.
Les nouveaux trafiquants
Le plus grand changement qu’a connu la Suisse en matière de cocaïnomanie est survenu en deux étapes: d’une part le marché de la cocaïne a été fortement dynamisé par l’émergence du mouvement Techno; en effet, tous les stimulants ont été absorbés par cette mode largement basée sur la résistance à la fatigue. D’autre part, la fin du conflit du Kosovo (fin 1999 – début 2000) a provoqué une pénurie de l’héroïne dont le marché de la vente en Suisse était tenu sous la forme d’un véritable monopole par les ressortissants albanophones. Le fort ralentissement des flux migratoires des communautés albanophones a donc coïncidé à une accessibilité diminuée à l’héroïne que les héroïnomanes ont très rapidement substituée par la cocaïne.
Parallèlement, un nouveau flux migratoire était apparu en Suisse par l’émergence des Africains de l’Ouest (dès 1996), notamment du Nigeria, de la Sierra Leone, de Guinée, du Bénin, etc. Ceux-ci s’étaient appropriés, dans un premier temps, le marché de la vente de marijuana, puis dans un deuxième temps, mais assez rapidement, le marché de la vente au détail de cocaïne. Cette opportunité résultait en fait d’une nouvelle voie d’acheminement de la cocaïne en Europe, une nouvelle stratégie de la part des cartels sud-américains. La cocaïne transitait par voie navale, par cargos (par centaines de kilos, voire par tonnes), d’Amérique du Sud vers l’Afrique de l’Ouest, notamment le Nigeria, puis utilisait le flux migratoire vers l’Europe. Il était donc logique de retrouver les Africains de l’Ouest dans le commerce de la vente au détail sur le territoire helvétique.
Ceux-ci ont vite compris l’intérêt pécuniaire inhérent à la vente de cocaïne sur rue. En effet, la cocaïne n’était plus vendue aux toxicomanes par gramme ou par cinq ou dix grammes, mais sous la forme de boulettes de 0,1 gramme à 0,2 gramme. Un requérant d’asile d’Afrique de l’Ouest pouvait ainsi multiplier les gains de manière sensationnelle. Dans la plus pure tradition africaine, tous les rapports entre les intermédiaires sont basés sur la confiance et la parole donnée. La mafia nigérienne, gérant les stocks dans les grandes villes de Suisse (Zurich, Berne, Bâle), était capable d’avancer un kilo de cocaïne à un revendeur sans que celui-ci ne doive avancer un centime sur la marchandise. Il devenait redevable à l’organisation criminelle d’un montant (pour 1 kilo) de CHF 40’000.- après la vente du kilo, la cocaïne lui étant cédée à CHF 40.- le gramme.
Le revendeur avait alors deux solutions:
C’est la raison évidente pour laquelle, dès 1997, la vente des boulettes est devenue très agressive de la part des revendeurs. Aujourd’hui, la vente des boulettes est toujours détenue en grande partie par les Africains de l’Ouest, à la différence près que la mafia du Nigeria (ou plutôt les mafias d’Afrique de l’Ouest) est devenue beaucoup plus restrictive sur les marges de bénéfices laissées aux revendeurs. Elle s’est structurée aujourd’hui en une parfaite organisation criminelle capable d’approvisionner le marché suisse et de faire remonter l’argent de la drogue en Afrique, sur d’autres places financières européennes et dans des paradis fiscaux. En Suisse, elle utilise souvent des autochtones pour prêter leurs noms nécessaires aux transferts d’argent par la Western Union (par exemple) vers l’Afrique ou pour ouvrir des comptes bancaires. Elle utilise également le flux migratoire pour les transferts d’argent.
La substitution de l’héroïne par la cocaïne a eu des effets dramatiques sur les toxicomanes. Ce changement a coïncidé avec une toxicomanie compulsive (jusqu’à 20 ou 30 injections par jour!), une très nette détérioration sanitaire des toxicomanes et une augmentation des maladies transmissibles. De plus, il n’existe pas de substitut thérapeutique de la cocaïne, comme c’est le cas de la méthadone pour l’héroïne.
D’autres consommateurs
Parallèlement, les ventes de cocaïne ont été dopées par l’intérêt des « nouveaux consommateurs » des amphétamines thaïs (en fait de la méthamphétamine). Ceux-ci, contrairement à ce que l’on pourrait penser, n’ingèrent pas les pilules thaïs, mais les fument. Il sont également pour la plupart polytoxicomanes et consomment marijuana, haschisch, méthamphétamine, cocaïne, etc. Le point commun de leur consommation réside dans la fumigation de toutes ces drogues. En ce qui concerne la cocaïne, ils la fument sous forme de crack dans des pipes en verre. La cocaïne devient alors terriblement dangereuse, car elle transite en masse par voie sanguine (échange au niveau des poumons) vers le cerveau et sature les récepteurs quasiment en masse. Les toxicomanes ressentent alors un « flash », une défonce, qu’ils décrivent comme terrible et qu’ils recherchent. Les dégâts cérébraux dus autant à la fumigation de la cocaïne que de la méthamphétamine sont de véritables bombes à retardement dont nous connaîtrons certainement l’ampleur réelle par l’augmentation des coûts des prises en charge psychiatriques.
Le trafic de cocaïne pénètre en Suisse par différentes voies:
Les statistiques de l’Office fédéral de la police montrent une diminution des saisies de cocaïne entre 1997 et 2001, passant de 350 kilos à 170 kilos (dont 122 kilos dans le canton de Zurich). Au total, ce sont 8206 personnes qui ont été dénoncées pour usage (consommation) de cocaïne en Suisse durant l’année 2001 et 2921 pour trafic de cocaïne. La statistique ne donne malheureusement aucune indication sur la nationalité des trafiquants par type de drogue illicite.
La pureté de la cocaïne a nettement chuté ces dix dernières années. Si elle était souvent d’une pureté supérieure à 80% dans les années 1980 à 1990, elle est aujourd’hui d’une moyenne inférieure à 30%. De plus, elle était souvent importée non coupée avant les années 1990. Aujourd’hui, il est fréquent qu’elle soit déjà diluée (plus de 20%) lorsqu’elle est interceptée à la frontière. Elle est traditionnellement diluée au moyen de sucres, tels le lactose, le mannitol, le glucose, ou avec des anesthésiques locaux, comme la lidocaïne ou la procaïne. On observe, chaque année en Suisse, une vingtaine de produits de coupages différents dans la cocaïne.
Une estimation de 15’000 toxicomanes achetant chaque jour un gramme de cocaïne pour une moyenne minimale de CHF 150.- le gramme, suppose l’écoulement de 15 kilos par jour en Suisse, donc de plus de 5,4 tonnes de cocaïne par année, pour un chiffre d’affaire global annuel supérieur à 810 millions de francs.