décembre 2002
Cédric D'Epagnier, psychologue-spécialiste en psychothérapie FSPEva Sekera, médecin-responsable, Unité des maladies de la dépendance, Clinique la Métairie, NyonMichel Zwahlen, conseiller en addictions
L’objectif de cet article est d’illustrer ce que peut être la dépendance de la cocaïne chez des personnes insérées socialement et professionnellement, comment cette drogue a pu influencer leur vie et comment la consommation s’est aggravée au point de les amener à entreprendre une démarche vers l’abstinence. Nous ne parlerons donc pas ici des utilisateurs occasionnels non dépendants de ce produit. Il ne s’agit toutefois pas de banaliser la consommation irrégulière de cette drogue, puisqu’une consommation unique peut déjà entraîner la mort par arrêt cardiaque d’une part, et que, d’autre part, le potentiel addictif de la cocaïne au niveau psychique est très important.
Pour illustrer nos propos, nous avons interviewé cinq ex-consommateurs de cocaïne dans des entretiens semi-structurés. Pour guider les entretiens nous avons élaboré un questionnaire (voir page 28).
La première prise de cocaïne semble survenir plutôt à l’âge adulte ou jeune adulte qu’à l’adolescence chez ces cinq personnes. Si MARC a sniffé de la cocaïne pour la première fois à 17 ans et BRETT à 18 ans, PHILIPPE n’a connu cette drogue qu’à 29 ans. Pour les deux autres la rencontre avec le produit s’est faite à 22 ans.
Le premier contact de PHILIPPE avec cette drogue s’est fait sous forme d’un cadeau. PHILIPPE: «J’ai dit à un client que j’étais fatigué. Il m’a donné un sachet de poudre en me disant que ça me ferait du bien. Je n’y ai goûté que quelques semaines plus tard». Les autres personnes ont connu la cocaïne dans un contexte festif. THIERRY: «J’étais en vacances avec des copains au Brésil et l’un d’eux consommait de la cocaïne. Lors d’une fête, j’y ai goûté. A l’époque je consommais déjà de l’alcool et du shit et l’idée d’essayer la coke me trottait dans la tête depuis une année». L’initiation est semblable pour BRETT: «J’étais à une soirée entre amis. Je fumais du hasch et je buvais de l’alcool. C’est moi qui suis allé demander de la cocaïne à quelqu’un. C’était ma demande, mon choix». La cocaïne ne semble donc pas être le premier produit consommé, elle succède plutôt à l’alcool et/ou au cannabis.
Toutes les personnes interrogées mentionnent que leur milieu social (cercle d’amis) ne réprouvait pas ce type de pratique ou le partageait. JULIE: «La coke était à la mode dans les soirées jet-set que je fréquentais à l’époque où la plupart des gens qui consommaient ne s’en cachaient pas vraiment». Que ce soit parmi la jet-set, le monde de la nuit ou certains milieux universitaires, la cocaïne n’était visiblement pas perçue comme aussi dangereuse ou méprisable que l’héroïne. Il faut toutefois nuancer ces propos par le fait que plus ou moins rapidement les utilisateurs de drogue s’entourent de personnes qui ne les confrontent pas à propos de leur consommation. BRETT: «A l’université, il y avait des groupes différents, ceux qui prenaient de la cocaïne et ceux qui n’en prenaient pas». Néanmoins, la cocaïne est perçue globalement comme plus liée à la fête, au sniff et à des prises occasionnelles le week-end qu’à une consommation solitaire, en injection et quotidienne comme l’héroïne. Ce clivage ne se vérifie bien entendu pas pour les personnes dépendantes comme on le verra par la suite.
Augmentation de la performance
Une autre idée reçue est que l’utilisation de la cocaïne est communément admise pour améliorer les performances professionnelles dans certains milieux (ici banque ou avocats notamment). Il semble au contraire que la consommation des personnes interviewées restait plutôt discrète sur le lieu de travail. JULIE: «Je consommais sur mon lieu de travail mais toujours seule, sans mes collègues, en cachette». PHILIPPE: «Cela se disait mais discrètement, par allusions».
Le cliché de l’augmentation des performances au travail avec la cocaïne ne semble pas fondé non plus. Mis à part PHILIPPE qui consommait pour se donner «un coup de collier et pouvoir travailler plus longtemps, sans baisse de qualité», les autres jugent que leur production sous cocaïne était de piètre qualité et qu’ils devaient la corriger par la suite. Sur le moment par contre, ils avaient l’illusion que la cocaïne les aidait à assumer leurs tâches. MARC: «Je pouvais travailler de jour comme de nuit. Je travaillais plus d’heures mais la qualité du travail n’était pas bonne. Souvent, je devais refaire le boulot fait sous coke. Cependant, l’illusion était là». BRETT est le seul qui n’utilisait pas la cocaïne pour travailler mais plutôt comme récompense le soir après une dure journée.
Marché et consommation récréative
L’approvisionnement en cocaïne commence souvent par l’intermédiaire d’amis consommateurs. Puis rapidement, les personnes sont mises en contact directement avec des dealers, quand elles ne le deviennent pas ensuite elles-mêmes comme MARC. Pour PHILIPPE, avocat, défendre des dealers lui permettait de se fournir facilement. Mais de toute façon dit-il: «Cela va vite, si on a les moyens, le bouche à oreille est rapide».
La période de consommation dite récréative (où le plaisir domine les conséquences négatives) varie beaucoup d’une personne à l’autre: de 2 ans pour PHILIPPE et THIERRY à 12 ans pour BRETT. Par contre, le passage à une consommation «à problèmes» est défini de façon très semblable par ces différentes personnes. Les critères cités sont consommation solitaire et quotidienne, besoin de combler le manque, obsession de trouver le produit, déprime, insomnies et fatigue extrême, paranoïa, agressivité, abandon des relations sociales et familiales, dégradation de la situation financière, incapacité à assumer le travail, perte de l’estime de soi et du respect de l’autre, abandon de valeurs importantes, impression de perdre la raison, inconscience face au danger et à la loi, atteintes physiques diverses (rhinites chroniques, perforations nasales, ulcères, diarrhées, problèmes dentaires, pertes de poids, etc.).
Aucune des personnes interviewées ne consommait que de la cocaïne. Les mélanges se font avec l’alcool qui sert à prolonger l’état d’excitation de la cocaïne entre les prises ou à calmer la «descente» après la consommation. Les benzodiazépines (voire l’héroïne) sont également fréquemment utilisées dans ce but mais aussi pour tenter de retrouver le sommeil, de juguler les tremblements, l’angoisse ou la paranoïa résultant de la prise de cocaïne. MARC: «Je prenais des benzos avec la cocaïne pour tenter de soulager la paranoïa, pour pouvoir normaliser les états extrêmes provoqués par la coke, quand j’étais trop down ou trop excité. Pendant les dix derniers mois de ma conso, j’ai mélangé l’héro à la coke pour stabiliser mon état».
S’en sortir
Comme pour toute autre dépendance, la décision de quitter la cocaïne ne se prend que lorsque les conséquences négatives et les pertes de maîtrise dues à la consommation créent suffisamment de souffrances, à tous niveaux, pour que continuer à consommer devienne plus pénible que la crainte d’arrêter. Avant cela, et parfois pendant longtemps, les personnes dépendantes ont l’illusion de gérer la situation. PHILIPPE: «Je pensais contrôler, je croyais pouvoir m’arrêter quand je voulais. C’étaient les autres qui avaient des problèmes. Même si j’avais parfois des éclairs de lucidité où je réalisais que ça allait mal, je finissais toujours par me dire que j’allais m’en sortir seul».
Les personnes interrogées décrivent comme facteurs déclencheurs du désir de s’en sortir un cumul de différents problèmes créés par la cocaïne allant du non respect de valeurs importantes (mensonges systématiques à la famille ou à des amis) à des comportements d’automutilation en passant par des peines de prison, un sentiment de désespoir profond, la peur de mourir ou des idées de suicide, ainsi que les autres conséquences déjà mentionnées. BRETT: «J’avais arrêté de travailler pour pouvoir consommer plus librement bien que sur le moment je croyais que c’était pour avoir plus de loisirs. En réalité, j’ai passé trois mois à me péter seul chez moi. Je m’étais coupé de presque tout le monde: ma copine, ma famille et mes amis. Le déclencheur a été un ami qui m’a confronté à mon problème de coke parce que je lui avais menti. J’avais annulé un rendez-vous avec lui pour pouvoir consommer. Un mois plus tard, j’entrais dans un centre de traitement». THIERRY: «J’en ai eu marre d’être le pantin de la drogue, je n’avais plus aucun espoir de m’en sortir et j’avais des idées suicidaires. Cependant, une petite voix en moi me disait qu’il y avait encore sûrement la possibilité d’accéder à quelque chose d’autre ». JULIE: «Je me sentais très mal émotionnellement. J’avais d’énormes crises de parano et de larmes et de plus en plus de problèmes physiques. J’avais également commencé à m’automutiler. Je tremblais de partout et j’avais peur de mourir d’une overdose. J’avais une grande douleur physique et spirituelle. De plus, c’était le chaos financier et professionnellement je n’étais plus opérationnelle».
Mise à part JULIE qui s’identifiait aux toxicomanes par la détresse et la souffrance émotionnelle qu’elle leur attribuait et MARC qui estimait être toxicomane de la cocaïne, les trois autres personnes ne voyaient aucun point commun entre elles et le monde de la toxicomanie. THIERRY: «Je ne m’identifiais pas du tout aux toxicomanes. Pour moi c’étaient ceux qui traînaient au Molard, sans travail ni famille. Moi, j’avais un boulot, une famille, j’étais toujours inséré socialement. Je n’avais pas le sentiment d’être paumé comme les toxicomanes». PHILIPPE: «Je n’étais pas un junkie, je n’allais pas au Letten, je travaillais et je me disais que ça se faisait dans mon milieu ». BRETT: «Je ne me suis jamais dit que j’étais un toxico. Je ne volais pas, je ne faisais pas de mal. C’était mon choix de vie, ce que je voulais faire, tout le reste me faisait chier. J’avais plein de justifications ».
L’entrée dans un réseau de soins pour personnes dépendantes n’était donc pas évidente pour ces consommateurs de cocaïne. Le fait de travailler, notamment, les maintenait dans un certain déni de la gravité de leur situation. Les structures connues étaient identifiées comme une aide pour les héroïnomanes ayant totalement perdu la maîtrise de leur vie. Certains cocaïnomanes comme PHILIPPE craignaient en outre pour leur anonymat et leur carrière professionnelle s’ils s’adressaient à de tels centres. Une autre difficulté rencontrée par une partie de ces personnes est le désarroi de certains médecins auxquels ils se sont parfois adressés.
Lorsque finalement la situation s’est suffisamment détériorée, la demande d’aide initiale est alors le plus souvent adressée au médecin traitant. Celui-ci oriente ensuite la personne vers un établissement spécialisé, comme cela s’est passé pour JULIE, BRETT et THIERRY. Cela n’a toutefois pas été le cas de PHILIPPE qui est entré en centre de traitement au bénéfice de l’article 44 (choix donné par le juge entre prison ou traitement), ni de MARC qui s’est sorti de sa dépendance uniquement avec l’aide des groupes d’entraide des Narcotiques Anonymes.
Notons pour terminer que quatre des personnes interviewées fréquentent régulièrement ces groupes d’aide au maintien de l’abstinence où ils se retrouvent et s’identifient avec des ex-consommateurs de différentes substances (héroïne entre autres). Il n’existe pas encore en Suisse de groupes spécifiques de Cocaïnomanes Anonymes comme on en trouve en Amérique du nord. Il semble donc qu’une fois intégré dans une démarche d’abstinence et de développement personnel, la non identification avec les autres toxicomanes disparaît au profit de la découverte de nombreuses similitudes quant à certains aspects de la dépendance: entre autres l’obsession du produit, l’incapacité de contrôler la consommation, les pertes de maîtrise, la difficulté à gérer ses émotions et les relations aux autres.
La dépendance de la cocaïne, comme de toute drogue, crée de grandes souffrances pour le consommateur comme pour son entourage. Le fait d’être inséré socialement et professionnellement retarde sans doute la dégradation et facilite le rétablissement mais ne protège en aucun cas du risque de dépendance. Les médecins traitants ont un rôle clé à jouer comme relais entre les patients et les structures spécialisées. Même au plus profond du déni et de la déchéance, les personnes interviewées mentionnent avoir gardé par moment une certaine lucidité à propos de leur situation et un maigre espoir d’un avenir meilleur. Ces brefs soupçons de clairvoyance doivent être utilisés au maximum par les premiers professionnels consultés comme levier pour stimuler la motivation du malade dépendant à entrer dans un système de soins. Enfin, il est toujours possible de sortir de la dépendance pour retrouver une qualité de vie et restaurer une meilleure estime de soi, au prix, il est vrai, d’un investissement personnel important dans le rétablissement.
Les auteurs remercient avec gratitude les cinq personnes qui ont bien voulu témoigner de leur expérience.