décembre 2002
Marc-Henry Soulet, Professeur de sociologie, Chaire de travail social, Université de Fribourg
Une partie non négligeable, mais difficilement chiffrable, des personnes en traitement à la méthadone continue à consommer régulièrement des drogues dures, sans que ces poursuites de consommation ne mettent en question la satisfaction quasi unanime à l’égard de ces traitements de substitution: meilleure santé, diminution des délits, inscription dans un cadre structurant… À cette population s’ajoutent toutes les personnes qui consomment des drogues dures de façon occasionnelle ou récréative, parallèlement à une inscription conventionnelle dans la vie professionnelle et sociale. Ces constats invitent à chercher à comprendre la manière dont certaines personnes, après des périodes de consommation incontrôlée, parviennent à une gestion de leur consommation de drogues dures en développant un usage qui n’est apparemment plus problématique, sans vouloir faire l’apologie ni être la caution d’une telle pratique. Mais une fois ceci fait1, une question vitale demeure: la reconnaissance de la gestion de la consommation de drogues dures peut-elle induire des bénéfices importants pour de nombreux agents du champ de la toxicomanie, notamment pour l’élaboration de politiques sociales plus appropriées? Ce n’est pas bien sûr au chercheur de juger d’une décision aussi éminemment politique. Par contre, il lui incombe d’examiner, si d’aventure la gestion de la consommation de drogues devenait une composante de la politique de lutte contre la toxicomanie, quelles seraient les conditions de soutien d’une pratique supposant une médiation entre le consommateur et le produit et une distanciation d’avec le monde de la drogue.
Il peut sembler tautologique de commencer une analyse des conditions de soutien à la gestion de la consommation de drogues dures, dans l’éventualité où une telle offre s’avèrerait opportune dans une politique d’ensemble de traitement de la toxicomanie, par l’énoncé d’un préalable centré sur la reconnaissance de la possibilité d’une telle gestion. Et pourtant, ce qui est en jeu, par-delà la reconnaissance de l’existence d’un tel phénomène, c’est sa prise en compte dans l’ensemble de ses dimensions, renvoyant à des questions comme celle de sa stabilité, de sa capacité à intégrer le manque, de sa non-liaison à des drogues spécifiques, de sa non-limitation à des types de consommateurs… avant de saisir que, si soutien il peut y avoir, celui-ci ne peut se jouer que dans la durée et selon des formes « light » d’action.
Si la notion de gestion est en principe admise par nombre d’acteurs sociaux, elle reste, à leurs yeux, en pratique exceptionnelle et précaire, surtout à la lumière de la durée. La gestion ne serait donc jamais totalement acquise, stabilisée ou définitive. Les principaux arguments relatifs aux limites de la gestion, à son caractère par nature fragile et labile, peuvent être regroupés comme suit:
Pourtant, si l’on peut, pour partie, soutenir ces arguments appelant à désenchanter la notion de gestion de consommation de drogues dures, il faut probablement les dépasser par une complexification de la réalité de cette gestion.
a) Loin d’être totale ou de ne pas être, loin d’être unique dans son essence et dans ses modalités, la gestion est plurielle. Il existe toute une gamme de formes de gestion, allant de la plus incertaine à la plus assurée, allant d’une gestion de transition, ascendante ou descendante, à une gestion installée, allant d’une zone minimale de gestion à une zone optimale de gestion. Il s’agit en fait d’un système gestionnaire articulant des registres et des compétences variées, différemment agencés dans chacun des systèmes concrets de gestion.
b) À partir du moment où l’on souhaite faire du soutien à la gestion de la consommation de drogues dures un des éléments de l’offre institutionnelle du traitement de la toxicomanie, le problème central n’est pas de savoir si la gestion est, ou non, par nature fragile et donc momentanée, mais davantage d’identifier et de mettre à disposition des ressources matérielles, sociales, temporelles et symboliques visant à la consolider. L’enjeu constitue alors en effet à en faire un palier où l’on peut prendre appui pour renoncer à la consommation ou bien pour s’installer en « normalisant » la consommation afin d’en faire une pratique parmi d’autres au sein d’un mode de vie, et surtout un palier d’où l’on ne puisse plus descendre car la drogue, si elle n’a pas perdu son intérêt, ne risque plus de devenir obsédante.
c) Le caractère problématique de la gestion de la consommation n’est pas en soi une relativisation de cette dernière. Elle en est même une des conditions de possibilité essentielles. Ce n’est que parce que la consommation est problématique, l’est devenue et le demeure, que la consommation peut être gérée. La gestion n’est pas une situation facile, elle repose sur la reconnaissance renouvelée par le consommateur du danger potentiel, social, sanitaire et légal, que fait encourir la consommation. Pour exister, elle suppose un monitoring permanent, un travail sur soi continuel, une conscience entretenue de ce que l’on fait. Paradoxalement, la fragilité de la gestion constitue sa force relative.
Le manque au cœur de la gestion
Il est communément admis que le manque, surtout d’héroïne, est insupportable; il est impossible à gérer car il mobilise des paramètres éminemment physiologiques. A contrario, une autre vision du manque doit aussi être envisagée renvoyant à quelque chose d’acceptable, même si cela est difficile, à quelque chose qu’il est tout à fait possible d’assumer pour garder, par exemple, une logique de plaisir, de quelque chose qui « fait partie du cycle« , aux antipodes du manque irrépressible. En ce sens, la gestion du manque constitue un des ressorts nodaux de tout système gestionnaire. L’apprivoisement du manque, de quelque façon que ce soit, repose indéniablement sur l’expérience et l’avancée en âge. Invoquer l’expérience revient à dire d’une certaine façon que la gestion pour les « début de carrière » a peu de sens: les jeunes consommateurs qui disent gérer, en réalité, ne gèrent rien du tout, car gérer renvoie à la planification, à la règle, à la discipline, à la conscience (qui vient de l’expérience). Or, il faut se demander si, pendant cette période de consommation stabilisée (peut-être seulement provisoirement), il n’est pas aussi judicieux, dans le cadre d’une politique de soutien à la gestion, de favoriser cette gestion, tout en maintenant un socle fort d’informations générales sur les dangers de la consommation – pour étayer la problématisation – afin d’éviter l’entrée dans la spirale toxicomaniaque et de permettre un éventuel retour à l’abstinence.
Une gestion tout produit
Il est admis que la capacité à gérer est influencée par les modes d’ingestion et les produits utilisés. L’héroïne est considérée en général comme un produit dont la consommation est impossible à contrôler. La cocaïne est plus facilement gérable grâce à ses caractéristiques pharmacologiques permettant une meilleure tolérance ainsi qu’une faible présence de symptômes en situation de manque. Pourtant, là encore, peut-être faut-il relativiser ces jugements.
1) Le contrôle de la consommation d’héroïne est toutefois possible grâce à la méthadone qui sature les récepteurs. Cette protection « automatique » ne fonctionne pas en ce qui concerne la cocaïne dont la consommation reste en conséquence plus difficile à gérer pour les polyconsommateurs, impossible même selon les dires de certains toxicomanes experts.
2) La cocaïne est souvent associée à un imaginaire romantique, confinant souvent à une banalisation de la consommation. Or le marché et la nature des consommateurs de cocaïne se sont modifiés. D’une part, le produit appelé cocaïne qui inonde la marché aujourd’hui a réellement changé de composition et s’est fortement éloigné de ce que pouvait être la cocaïne antérieurement. D’autre part, une population de consommateurs s’oriente vers la cocaïne pour faire face à la saturation des récepteurs aux opiacés.
3) Si la cocaïne et l’héroïne produisent des effets différents, la population attirée par l’une ou l’autre des substances n’est pas la même. La cocaïne, en tant que psychostimulant, intéresse surtout des personnes qui, en général, possèdent un bon capital de ressources de base. Elle touche donc une catégorie de population probablement mieux armée pour gérer sa toxicomanie. L’héroïne, comme anesthésique psychique, attire plutôt des personnes psychologiquement souffrantes, ayant des pathologies sous-jacentes et disposant de ressources moindres pour faire face à la gestion de leur consommation.
Davantage que la résultante des seules spécificités du produit, la gestion de la consommation renvoie à une combinaison de facteurs, sociaux, environnementaux et psycho-actifs qui interagissent pour expliquer les différences observables selon les produits. Et ce, d’autant plus que la dimension symbolique joue un rôle déterminant dans la gestion, que ce soit dans la production d’un sens au maintien de la consommation malgré son caractère nocif et illégal, que ce soit dans la problématisation de la consommation ou la reconceptualisation de l’expérience consommatoire ou, encore, que ce soit dans l’équilibration des lignes biographiques dans un mode de vie incluant la consommation comme une ligne biographique parmi d’autres.
La diversité des consommateurs gestionnaires
Un premier examen de l’univers de la drogue permet d’isoler trois catégories de consommateurs gestionnaires qui semblent, a priori, laisser entrevoir des formes différenciées de gestion.
a) Les consommateurs récréatifs caractérisant une population cachée sans problèmes particuliers ni besoins spécifiques, tout au moins pas au point de vouloir prendre contact avec les institutions médico-sociales et donc peu connue de ces dernières. Parfaitement intégrés, ils ont fait de la consommation un geste banal, normal même, et semblent avoir échappé, au moins négativement, au circuit médico-social-juridique.
b) Les personnes prises en charge par les institutions de traitement de la toxicomanie. Ici, la gestion est vue comme une manière de contrôler la dépendance, une dépendance qui arrive à rester dans les limites de l’acceptable. La méthadone ne correspond pas tant à une logique de substitution qu’à une logique de cohabitation; la méthadone alimente ainsi une stratégie de maintien de la consommation dans les limites du raisonnable et dans l’optique de la seule recherche de plaisir.
c) Une population ni cachée, ni sans ressources. En relative bonne santé, avec une hygiène de vie satisfaisante et s’appuyant sur un minimum de soutien social, elle arrive à faire face financièrement (grâce à certaines prestations sociales et/ou aux petits boulots lui permettant de payer appartement, factures…). Bien qu’elle soit fréquemment en situation de précarité professionnelle et financière, elle ne dépend pas de l’assistance.
Cependant, ce serait un pas trop rapidement franchi que de lier des formes de gestion différentes à ces populations différentes. Bien évidemment, sont mobilisés compétences, des habiletés, des savoir-faire différents en nature et en intensité, variables aussi selon les populations considérées, mais ces dernières variations, jamais, ne semblent suffisamment prégnantes pour justifier une discrimination analytique. En fait, il importe de concevoir, tout à la fois, que la gestion concerne, de manière indifférenciée, différentes populations entretenant des rapports diversifiés à l’égard de leur consommation et qu’elle ne paraît cependant pas présenter de différenciations typiques, variables d’une population à l’autre, dans ses modalités d’expression.
Les sens multiples de la consommation maintenue
La caractéristique dominante de la consommation gérée réside dans son ancrage au sein de rituels, dans des conditions de consommation qui rendent la consommation appropriée, qui lui permettent d’avoir un sens spécifique et circonscrit. Ce sens fluctue entre, d’une part, une conduite revendiquée et maîtrisée et, d’autre part, une pratique, source de sentiments de culpabilité, voire d’échec. De façon plus spécifique, entre ces deux extrêmes, plusieurs significations émergent:
1) le plaisir
2) l’augmentation des performances
3) la construction des rapports sociaux
4) l’automédication
5) la lassitude
Aussi convient-il de prendre acte, dans toute intention de soutien à la gestion de la consommation, de cette diversité des significations du maintien de la consommation et de ne pas proposer un modèle d’action ou une recette miracle. Bien au contraire, la reconnaissance de la polydimensionnalité de la gestion et de la pluralité des systèmes de gestion devrait être à la base de toute velléité de soutien.
En outre, la gestion de la consommation se caractérise par l’absence de modèles de référence, chaque consommateur gestionnaire a dû tracer son chemin, en empruntant et en puisant dans le stock social des compréhensions et des modèles d’interprétation du monde. Chercher à soutenir la gestion suppose prioritairement de reconnaître le caractère singulier de l’entreprise et d’admettre son corollaire, la nécessité de laisser du temps pour que se fasse ce travail solitaire de reconceptualisation de la trajectoire passée et de production d’une signification au maintien de la consommation dans une vie conventionnelle. Il importe en ce sens de permettre la stagnation par une offre de survie avec une intervention minimale pour favoriser l’entretien et la reconstitution des ressources (matérielles, sociales et symboliques). Dès lors, l’aide se doit d’être, à la fois, quand cela est nécessaire, une aide à la survie, facilement accessible et non stigmatisante, afin de préserver la santé et soutenir indirectement le potentiel de conservation, d’auto-mobilisation et production de ressources et, de l’autre, caractérisée par des interventions minimales pour supporter le travail d’entrée en gestion, de façon ciblée et nuancée. Une offre minimale permettant de réactiver des ressources et d’engager le consommateur dans un processus de transformation de son rapport au monde pourrait s’appuyer sur les trois vecteurs suivants:
a) Proposer des places conventionnelles. S’engager dans la normalité, se tourner vers le régime commun de la conventionnalité ne peuvent prendre réalité que par une offre simultanée de places institutionnellement mises à disposition. La volonté individuelle ne suffit pas en la matière. Elle doit être relayée par un soutien formel permettant d’inscrire cette volonté dans un espace ad hoc pré-structuré.
b) Jouer avec le temps. Le temps représente un des outils essentiels de la constitution et de la mobilisation des ressources, d’où l’importance pour toute tentative de soutien à la gestion de desserrer l’étau de la contrainte que fait peser le délai-cadre reposant sur l’idée d’une dépendance aux mesures ponctuelles, faisant en quelque sorte passer les consommateurs de drogues d’une structure à l’autre sans engrangement d’expériences capitalisables. Mais, ce rapport officiellement non contraint au temps doit en même temps être fortement contrebalancé par une invitation pressante, voire une injonction à faire, à élaborer un projet d’insertion, à profiler une sortie. La dynamique d’un soutien à la gestion doit en ce sens résider dans la lenteur, une lenteur stimulée toutefois, une lenteur mais non un arrêt, signifiant tout à la fois:
c) Soutenir le réarmement de soi. Soutenir la gestion, c’est immanquablement aider à l’élaboration symbolique, fournir des supports à la constitution individuelle d’un nouveau rapport au monde. Mais que peut recouvrir cette idée de production de sens? Dans la mesure où la gestion repose pour partie sur l’élaboration de ressources symboliques des consommateurs, le réarmement de soi en constitue un des vecteurs centraux, puisque, par lui, se joue la reconstitution de la personne comme sujet à même de se réapproprier sa propre histoire. Si cette composante est défaillante ou absente, il n’y a pas de projet possible, il n’y a donc pas de gestion possible. Ce réarmement passe par plusieurs modalités dont les plus manifestes sont les suivantes:
La gestion contient la consommation, mais la conforte en même temps. Cette dimension paradoxale qui la caractérise fondamentalement doit être prise au sérieux. En d’autres termes, cela revient à dire qu’il ne faut pas faire de la gestion une solution miracle. La gestion de la consommation se doit d’être envisagée dans son ambiguïté fondamentale à partir du moment où elle devient un registre de l’action politique. Elle est un outil parmi d’autres, par essence insatisfaisant, quelles que puissent être ses potentialités. Car le soutien à la gestion comme composante d’un programme de lutte contre la toxicomanie n’est pas sans poser problème. D’une part, il y a une tension entre les réponses institutionnelles, de nature pragmatique (garder le contact avec les personnes, adapter les objectifs…) et les implications éthiques. Comment, par exemple, éviter que le soutien de la gestion ne se transforme en entretien de la consommation? D’autre part, émerge le risque d’une dualisation de l’intervention et des consommateurs. Le soutien de la gestion ne serait-il alors que la marque d’une résignation face aux difficultés présentées et vécues par certains consommateurs ou face, simplement, à un choix de vie alternatif fortement enraciné ?
En fait, la gestion, à partir du moment où elle est reconnue comme une composante de la réalité toxicomaniaque, pose fondamentalement la question de la signification de l’intervention en direction des consommateurs, notamment en exacerbant le problème des liens entre gestion et abstinence. Quel est en effet le degré de compatibilité de ces deux registres? En quoi peuvent-ils être complémentaires? La gestion peut être une étape précédant l’abstinence. Alors, soutenir un consommateur dans la gestion signifie l’accompagner éventuellement vers l’abstinence, signifie lui conférer un support pour s’en sortir radicalement. Mais, la gestion peut aussi être un point d’arrivée, un but même à l’intervention, un but durable et peut-être même quasi définitif. Un consommateur, étant parvenu à un type de consommation non ou faiblement problématique à ses yeux, n’a aucune bonne raison de renoncer à cette pratique. La gestion devient alors une alternative à l’abstinence, et non une étape de celle-ci.
Devant de tels enjeux, probablement, in fine, faut-il admettre que le débat sur ce que gérer veut dire dans une offre de traitement demeure ouvert, faut-il veiller à ce que la pluralité des significations de la gestion dans l’expérience des consommateurs ne soit pas réduite et, surtout, faut-il s’attacher à maintenir la tension entre, d’une part, la reconnaissance de cette pratique dans son évidence et dans son caractère banal et, d’autre part, l’affirmation fondamentalement problématique, socialement et individuellement, de la consommation de drogues ?