décembre 2002
Christian Moeckli, Directeur du Drop-in de Bienne, Réseau Contact
Indéniablement, le marché de la cocaïne fleurit dans nos villes. Les prix ont sensiblement baissé, l’offre est abondante, les saisies de la police sont considérables. Ces trois indices nous apprennent que ce marché noir hautement cartellisé se porte bien et qu’il a réussi à élargir sa clientèle. La cocaïne s’est «démocratisée» et, si les stratèges de ce marché noir ont bien réussi leur coup, c’est parce que l’effet de ce produit est dans l’air du temps. La cocaïne correspond parfaitement à la frénésie et l’accélération permanente de notre société.
Afin de mieux comprendre la composition de cette nouvelle clientèle, passons rapidement en revue les données principales fournies par quelques instances du système d’aide de Bienne.
Les statistiques du centre de consultation ambulatoire (suivi psychosocial et psychothérapeutique, thérapies de famille, soutien juridique) révèlent effectivement une augmentation ces deux à trois dernières années de la consommation de cocaïne par les clients du centre. En 2001, un quart de ses usagers-ères annoncent la cocaïne (crack et freebase inclus) comme «substance problématique». Nos usagers-ères consomment plus facilement et plus régulièrement de la cocaïne. Mais la nature même du travail relationnel et les objectifs du suivi ambulatoire n’en sont pas modifiés.
Le suivi par le centre de consultation fonctionne à un seuil relativement élevé, il se construit à moyen-long terme, de manière individualisée. Cela explique probablement que les consommateurs de cocaïne qui consomment de manière impulsive et non-contrôlée ne viennent pas au centre de consultation ambulatoire – en tout cas pas pendant une telle phase de consommation massive.
Les autres consommateurs de cocaïne, c’est-à-dire celles et ceux qui la prennent principalement en cocktail avec l’héroïne et comme «extra» pendant leur programme de substitution mais qui ne cèdent pas à une consommation compulsive, forment un groupe relativement important. Des comparaisons inter-cantonales romandes permettent d’affirmer que 30 à 40% des consommateurs d’opiacés consomment également de la cocaïne.
Pour ces personnes, la cocaïne n’est certes qu’un des aspects de leur vécu problématique. Cependant, elle vient compliquer la prise en charge. Citons à ce propos le COROMA (Collège Romand de Médecine de l’Addiction) qui dit dans bulletin de mars 2002 au sujet du traitement de la cocaïnomanie: «La prise en charge des cocaïnomanes nécessite une intervention précoce, directive et multiple, s’attaquant conjointement aux problèmes biologiques, psychologiques, sociaux et comportementaux. Les expériences rapportées par divers centres de traitement pour sujets toxico-dépendants sont comparables.
En 1999, à la Division d’abus de substances de Genève, nous reportions un suivi des sujets co-dépendants cocaïne/héroïne difficile car une proportion élevée d’entre eux interrompaient prématurément leur traitement. Leur état de santé général était mauvais. Les données psychiatriques et psychologiques relevaient des troubles mentaux importants avec une prévalence de troubles anxieux, particulièrement chez les femmes. On relevait également des épisodes psychotiques et maniaques consécutifs à la consommation de cocaïne. (…)
Les difficultés les plus fréquentes observées chez les patients cocaïnomanes sont: ruptures affectives, renvois professionnels, pertes de logement ou encore incarcérations pour des délits en relation avec un besoin urgent d’argent, séroconversion HIV malgré une bonne connaissance des risques en raison du besoin compulsif immédiat de cocaïne, des décompensations dépressives avec tentatives de suicide, des crises paranoïaques nécessitant un internement psychiatrique, etc.».
Du point de vue du suivi ambulatoire non-médicalisé qu’offre le centre de consultation du Drop-in de Bienne, cette citation illustre bien ce que nous constatons depuis quelque temps: il y a une faille dans le réseau.
Collaboration inter-institutionnelle
Le fossé qui sépare nos interventions psychosociales des structures psychiatriques médicalisées est trop grand. Cette séparation ne tient pas compte des situations que nous venons de décrire (en particulier lors de sevrage de la cocaïne) ni d’ailleurs des très nombreux cas de double-diagnostic. Nous constatons que les institutions médicales et psychiatriques d’un côté, et les centres psychosociaux spécialisés en toxicomanies de l’autre, travaillent dans des vases encore trop clos. L’association étroite des deux types d’intervention améliorerait l’efficacité de la prise en charge du client-patient. Cela nécessite de nouvelles collaborations inter-institutionnelles et interdisciplinaires.
Par ailleurs, nous faisons un constat semblable dans un tout autre registre, à savoir celui de la consommation massive de cannabis par des adolescents: le fossé entre les services spécialisés en toxicodépendances et la psychiatrie des adolescents est grand.
De nouvelles formes de prises en charge s’imposent, là aussi interdisciplinaires et inter-institutionnelles. L’on pourrait s’imaginer des «équipes mobiles», composées par des professionnels des différentes institutions. Une sorte de cellule de compétence qui pourrait aller à la rencontre des patients-clients avec une approche globale…
Risques médicaux
La consommation intense de cocaïne, que celle-ci soit injectée pure ou en cocktail avec l’héroïne, sniffée ou inhalée sous forme de crack ou de freebase, peut être impulsive et mal-contrôlée jusqu’à l’excès. Ceci pose de nouveaux problèmes médicaux et d’ordre public – ou plutôt repose les vieux problèmes des risques encourus avec une nouvelle acuité.
Une consommation excessive de cocaïne peut pousser la personne à se faire plus de 20, voire 30 injections en une journée. Cette perte de maîtrise signifie forcément que les mesures d’hygiène et de protection contre les infections sont abandonnées. Dans la précipitation, des risques inconsidérés sont pris (seringues réutilisées, partagées et abandonnées), avec toutes les conséquences médicales que cela signifie (VIH, hép. B et C). Il va sans dire que l’état de santé général des personnes concernées en est fortement aggravé.
Nervosité générale
Une présence massive de cocaïne sur le marché noir se traduit par une nervosité générale dans la scène. Si en plus l’héroïne vient à manquer, les consommateurs se rabattent sur l’alcool et des médicaments (Rohypnol‚ Dormicum‚ Ritaline‚ e.a.) acquis illégalement. Ces médicaments sont le plus souvent fumés. Les effets de ces substances se conjuguent et renforcent les effets négatifs de la cocaïne: anxiété, agressivité, comportements paranoïaques.
Citons encore une fois ce même bulletin du COROMA à ce sujet: «La cocaïne entraîne un accroissement considérable du nombre des récepteurs opioïdes dans le cerveau, ce qui explique que sans adaptation du dosage de la méthadone, celle-ci reste insuffisante pour maintenir un équilibre satisfaisant. C’est un cercle vicieux car le patient, pour compenser, a tendance à recourir davantage à la cocaïne et à l’alcool».
Un cercle vicieux donc qui produit une tension tangible dans l’ensemble de la scène. Et qui rend le travail relationnel difficile. Les contacts en milieu ouvert et les possibilités d’encadrement dans les lieux à bas seuil en souffrent.
Seringues
Comme nous venons de le mentionner, un certain nombre de consommateurs compulsifs perd la maîtrise des gestes de bases de la réduction des risques: les seringues sont réutilisées voire partagées et le nombre de seringues qui traînent dans les lieux publics augmente. A Bienne, seul un tout petit nombre des seringues distribuées et vendues n’est pas ramené et détruit dans les règles de l’art. Sur environ 300 seringues distribuées par jour, seule une dizaine (pointage détaillé réalisé sur 6 mois en 2000 en collaboration avec la voirie) est retrouvée dans les lieux publics (toilettes etc.), et parmi celles-ci seulement 1 à 2 se retrouvent sur la voie publique (trottoir etc.). Or, ces chiffres se sont malheureusement légèrement aggravés depuis 2000, malgré des efforts accrus de sensibilisation, et les différents partenaires concernés concordent pour imputer cette évolution à l’augmentation de la consommation de cocaïne.
«Scènes» d’inhalation
Plusieurs grandes villes suisses qui disposent de locaux d’injection (notamment Bâle et Zurich) sont confrontées depuis quelques années – plus précisément depuis la chute des prix de la cocaïne – à un nouveau problème d’ordre public: la cocaïne est de plus en plus souvent inhalée (sous forme de crack ou de freebase). Mais, cette forme de consommation n’est pas admise dans les locaux d’injection.
Les locaux d’injection ne sont pas prévus pour accueillir les personnes qui sniffent ou inhalent, pour des raisons conceptuelles et architecturales. Les adaptations nécessitent des investissements financiers que les pouvoirs publics sont le plus souvent réticents à concéder, parfois avec une argumentation douteuse. Par exemple, l’institution bâloise qui gère les locaux d’injection a pendant plusieurs années tenté en vain d’obtenir l’autorisation d’admettre les inhalateurs dans ses locaux. Les pouvoirs publics refusaient cette autorisation sous prétexte que les locaux d’injection avaient principalement une mission de lutte contre les maladies infectieuses (Sida), et que l’admission des inhalateurs ne participait pas de cette tâche.
Les locaux d’injection ne pouvant accueillir ces personnes, celles-ci se retrouvent devant la porte, formant ainsi ce que le voisinage ne manquera pas de qualifier de «scène ouverte».
Entre-temps, Bienne, Olten et Zurich ont successivement ouvert leurs structures de consommation à moindres risques à ces populations. Cette évolution a certainement été facilitée grâce à une nouvelle argumentation par les responsables des offres de réduction des risques. Autrefois essentiellement orientées sur la défense des intérêts des consommateurs et de leur santé, les offres de réduction des risques intègrent aujourd’hui plus facilement les intérêts de l’ensemble de la population (pas de scène ouverte, moins d’incommodités visuelles (!) ni dérangements par des personnes qui s’injectent dans des escaliers d’immeubles, etc.). A notre avis, ce changement concerne principalement la légitimité et la justification des offres, sans en affecter ni les objectifs ni l’organisation du travail. Les concepts de réduction des risques actuels sont donc un savant dosage entre les impératifs de santé publique et de politique sociale et ceux de l’ordre public.
A Bienne, le local d’injection et d’inhalation est ouvert depuis un peu plus d’une année. L’expérience nous montre que cette double offre répond bien aux défis posés par la cocaïne. Les deux parties (injection et inhalation) sont fortement sollicitées. Dans le local d’injection, la consommation de cocaïne a depuis le début régulièrement augmenté par rapport à celle de l’héroïne, jusque-même à la dépasser en importance. Dans la «cage» d’inhalation (l’espace prévu pour l’inhalation est séparé par des vitres du reste du local) la consommation de cocaïne représente environ 10% des consommations, contre 25% à 30% de consommation de médicaments et 65% d’inhalation d’héroïne.
La brusque chute de la consommation d’héroïne en juin 2002 (contraction du marché noir) n’a pas été compensée par plus de cocaïne, mais bien par plus de médicaments. Ces chiffres étonnent dans le sens où l’on se serait attendu – au vu justement de l’augmentation de la cocaïne sur le marché – à une proportion de cocaïne inhalée plus forte. Nous pouvons heureusement constater que la vague de crack tant décriée aux Etats-Unis il y a 10 ans a certes commencé à toucher nos voisins (surtout les grandes villes d’Allemagne), mais que cette variante de consommation est restée pour le moment encore assez marginale en Suisse. L’évaluation du local d’injection et d’inhalation biennois sera disponible fin novembre en allemand et vraisemblablement en français au début 2003: www.reseaucontact.ch
A notre avis, le domaine où la cocaïne a le plus fortement modifié la donne ou le fera encore ces prochaines années est celui des milieux night-life et techno. Cet été, nous avons réalisé une petite enquête pour cerner l’état des connaissances sur cette question. Nous avons dû constater que d’une part le tableau des connaissances épidémiologiques est totalement lacunaire et ne permet aucune vision d’ensemble actualisée, tandis que d’autre part les rares études font état d’une situation critique et en rapide aggravation. En Suisse, le ‘on-site testing’ de substances (Pilote-e, lancé par le Contact Réseau en 1998/99) a révélé que 2/3 des consommateurs de substances illégales (hors cannabis) ne consomment jamais de la cocaïne. Un tiers par contre en consomme régulièrement en combinaison avec du MDMA (Ecstasy). 5% indiquent combiner la plupart du temps la consommation de MDMA avec de la cocaïne, et 2% toujours. En 2002, une nouvelle série de ces testings dans les milieux night-life de Zurich constate que, parmi les consommateurs de substances psychoactives, 25% ont déjà fait des expériences avec la cocaïne. Une enquête auprès de ‘party-people’ dans 7 métropoles européennes (dont Zurich) de 2000 fait état d’une prévalence-vie de 35 à 40% de consommation de cocaïne. Ce qui veut dire que 3 à 4 personnes sur dix qui fréquentent ces milieux (tous, et non pas seulement les consommateurs parmi eux!) ont déjà essayé la cocaïne. Pis, Trimbos (un observatoire hollandais) nous rapporte dans le «national drug monitor 2001»: “From Amsterdam there are reports about a rise in popularity of cocaine in the ‘club culture’. According to the 1998 Antenna monitor, 24 percent of young people aged around 25 years, who frequent clubs, parties and discos in Amsterdam, had used cocaine in the month prior to the interview, compared to 14 percent in 1995”1. Ces 24% concernent donc bel et bien une consommation effective dans le mois écoulé. La même enquête parle d’une prévalence- vie de cette population de 48%!
Une seule bonne nouvelle transperce quelque peu ces nuages noirs : la Suisse participe via l’Institut de recherche sur les dépendances, ISF de Zurich à une étude européenne qui devra donner des indications précises et formuler des recommandations portant sur la prise en charge des différents groupes-cibles concernés. Pour plus d’information: www.uke.uni-hamburg.de
Quoi qu’il en soit, il apparaît déjà maintenant clairement que nous devons rapidement formuler des interventions dans ces domaines. Nous devons malheureusement partir du principe que parmi les ‘ravers’ et les ‘fêteurs’, 20% à 80% consomment des substances illégales (hors cannabis), et que parmi ces personnes-là, environ 10% ont des comportements addictifs lourds et chronicisés avec des substances ‘dures’ telles qu’héroïne, cocaïne et amphétamines. Ces milieux sont pour le moment étonnement bien intégrés, peu visibles et par conséquent peu connus du grand public. Mais ceci peut rapidement changer.
Le Drop-in de Bienne investit déjà ce secteur, en collaboration avec quelques autres institutions en Suisse. Les axes de travail et les niveaux d’intervention sont entre-temps assez bien définis (travail avec des pairs, testing, mises en réseau et échange de données, cours et formation, charte des organisateurs de soirée). Cependant, les moyens engagés sont encore très faibles.
Avant de conclure, osons un bref détour et mettons en évidence les difficultés rencontrées du côté du contrôle de l’offre. Différents corps de polices municipales (à notre connaissance en tout cas Berne, Bienne, Lausanne et Zurich) lancent des avertissements depuis bientôt deux ans et mettent le doigt sur l’éclosion d’un nouveau marché de la cocaïne. Celui-ci est agressif dans sa stratégie marketing, extrêmement bien organisé, totalement contrôlé par des organisations criminelles qui recrutent pour la petite distribution de jeunes africains mineurs (ou presque) qui n’ont rien à perdre à part leur dignité.
Nous partons du constat que le contrôle de l’offre est important; il participe dans une mesure non négligeable à la diminution de la consommation. La législation actuelle étant ce qu’elle est (je vous signale en passant que le dernier mot sur la révision de la Lstup n’est pas encore dit et que le monde professionnel doit rapidement se mobiliser s’il veut au moins faire passer la dépénalisation de la consommation – à mon avis une condition sine qua non pour une politique humaniste et réaliste des dépendances), dans la situation légale actuelle donc, le contrôle de l’offre passe forcément par des activités répressives sur les grands et petits commerçants.
Or, la marge de manœuvre de la police dans ce domaine nous paraît bien mince. «Ne rien faire», ferait rapidement dégénérer la situation sur le marché illégal. Les marges bénéficiaires y sont en effet telles qu’il ne faut pas espérer que le marché s’autorégule et stagne à un certain niveau. Les réactions lausannoises concernant la rue dans laquelle ce deal se situe ont de plus montré que l’inaction de la police fait le lit d’une rapide dégénération du débat en termes racistes et xénophobes.
De l’autre côté, «trop faire» est non seulement extrêmement coûteux mais également très frustrant pour la police. Un véritable travail de Sisyphe sans effets durables tangibles, qui de plus se situe souvent à l’extrême limite de la législation ou de la décence humaine (p. ex. des arrestations en pleine rue avec prises à la gorge, afin d’empêcher le dealer supposé avaler sa boulette de cocaïne…). De surcroît, il est probable que ce marché de trottoir ne constitue qu’une infime partie du marché global de la cocaïne.
A Berne, des discussions récemment menées avec toutes les parties concernées (travail social, asile, milieux anti-racistes, police) ont pour le moment débouché sur un amer constat d’impuissance. Les pistes d’amélioration existeraient pourtant, mais elles coûtent très cher (actions policières ciblées, raccourcissement de la chaîne pénale, mesures d’intégration socioprofessionnelle pour ces «dealers importés», etc.).
En conclusion, il serait certainement faux de dire que l’augmentation massive de la consommation de cocaïne bloque ou court-circuite le système d’aide en matière de dépendances et les moyens de lutte contre les problèmes des drogues illégales. Au contraire, nous pouvons constater que l’ensemble du système s’est adapté à un rythme soutenu à ces changements:
Notre système d’aide d’aujourd’hui n’a que peu de choses en commun avec celui d’il y a dix ans. Mais les changements continuent et notre innovation doit continuer.