septembre 2024
Jonathan Chavanne, Frank Zobel, Robin Udrisard (Addiction Suisse/Cann-L), Martine Baudin, Ruth Dreifuss (ChanGE) et Salomé Donzallas (Cann-L)
Les États américains du Colorado et de Washington State ont été les deux premiers à légaliser le cannabis par voie d’initiative populaire en 2012. Depuis, une vingtaine d’autres États de ce pays, ainsi que l’Uruguay et le Canada, ont aussi légalisé cette substance et régulé son marché. Plus récemment, trois pays européens – Malte, le Luxembourg et l’Allemagne – ont introduit des régimes de légalisation de la consommation et de l’autoproduction du cannabis.
Cette dynamique européenne a aussi des échos en Suisse puisque le parlement fédéral développe actuellement une loi sur le cannabis en réponse à une initiative parlementaire. Ce projet, s’il était adopté, pourrait conduire à un changement du statut légal du cannabis d’ici quelques années. En parallèle, des essais pilotes de vente de cannabis peuvent depuis peu être menés au niveau local, en réponse à une demande formulée par les principales villes du pays il y a plus de dix ans. Ces essais sont strictement encadrés, ce qui tend à les rendre assez semblables. Pourtant, si l’on y regarde de plus près, il existe des différences significatives entre eux. Cet article fait un focus sur les deux essais pilotes romands, sur ce qu’ils ont en commun et sur ce qui les différencie des autres essais menés en Suisse.
La Suisse aurait pu être le premier pays à légaliser le cannabis et à réguler son marché. Toutefois, le Conseil national a refusé une proposition dans ce sens du Conseil fédéral en 2004 et, en 2008, le peuple a refusé une initiative populaire demandant la légalisation du cannabis. En réponse à ces deux refus, des villes suisses confrontées aux problématiques liées à la consommation et au marché du cannabis ont commencé, dès 2010, à réfléchir puis à collaborer en vue de mettre en place des essais pilotes de vente de cannabis. Leur idée était de proposer une alternative à l’interdiction du cannabis afin de vérifier si celle-ci ne permettait pas une meilleure approche du problème que la prohibition.
En 2017, la ville de Berne a été la première à demander une autorisation exceptionnelle pour mener un essai pilote de vente de cannabis en pharmacie. L’OFSP y a répondu de manière négative, arguant que la Loi sur les stupéfiants ne permettait pas ce type d’essais. Cette décision a conduit le parlement à adopter un article de loi permettant leur mise en œuvre sur une période de dix ans à partir de 2021.
La mise en œuvre d’un projet pilote de vente de cannabis est régie par l’article 8a de la loi sur les stupéfiants et par son ordonnance d’application (OEPStup). Les projets pilotes sont limités dans le temps (5 ans) et l’espace (niveau local). Ils visent à acquérir des connaissances scientifiques pour élaborer une réglementation future du cannabis. Ils doivent garantir la protection de la santé publique et de la jeunesse. Les produits cannabiques vendus doivent provenir d’une agriculture biologique suisse et être contrôlés quant à leur teneur en substances actives et leur qualité microbiologique.
Toute entité souhaitant mener un essai pilote doit obtenir des autorisations de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) pour l’essai lui-même ainsi que pour la production de cannabis. Chaque essai peut inclure jusqu’à 5000 personnes, qui doivent être des adultes qui consomment déjà du cannabis de façon régulière et qui n’ont pas de contre-indications (certains problèmes de santé mentale, grossesse ou allaitement). La teneur en THC des produits vendus ne doit pas dépasser 20%. Chaque participant·e peut acheter mensuellement jusqu’à 10 grammes de THC pur, ce qui équivaut à environ 50-150 grammes de fleurs et/ou de résine (haschich) de cannabis en fonction de leur taux de THC.
Le premier essai pilote a débuté en février 2023 et on en compte désormais sept (mai 2024). Cinq sont directement issus de la volonté des villes suisses de faire avancer le débat sur le statut légal du cannabis. Les deux restants sont des projets initiés par des privés – une entreprise de cannabis allemande et un avocat zurichois – et se distinguent notamment par des attitudes et pratiques suggérant qu’ils cherchent aussi à s’attribuer des (futures) parts du marché du cannabis en Suisse.
Les trois essais publics suisse allemands recourent à la vente en pharmacie pour leurs essais, avec Zürich qui y ajoute la création d’associations de consommateurs. Les essais privés ont quant à eux mis en place des points de vente spécifiques, avec dans un des cas aussi une vente en pharmacie. Les essais romands (voir ci-dessous) recourent à la mise en place de points de vente spécialisés à but non-lucratif.
Les deux essais privés visent un nombre de personnes participantes beaucoup plus grand (4’000 à 5’000) que les cinq essais publics (400 à 2’200), et prévoient une durée moyenne plus longue (5 ans vs. 2 à 4 ans pour les projets publics). La raison à cela est sans doute liée à la viabilité économique des essais privés et à la volonté, déjà évoquée, de s’attribuer une part du marché avant la légalisation. Les justifications scientifiques existent aussi mais elles sont évidemment plus difficiles à séparer des autres intentions chez des acteurs privés.
En Suisse romande, deux essais pilotes ont démarré le 11 décembre 2023 : le projet genevois ChanGE et le projet lausannois Cann-L. Les porteurs de ces deux initiatives ont choisi de collaborer étroitement notamment en ce qui concerne le choix du producteur de cannabis, sélectionné conjointement parmi de petites entreprises romandes, et la sélection et l’emballage des produits proposés. D’autres aspects des projets, notamment l’étude scientifique, ont aussi fait l’objet de collaborations.
Les deux projets ont mis en place des associations à but non lucratif qui gèrent ou supervisent leur point de vente. Ce modèle permet de retirer la question du profit du concept de vente et ainsi de se concentrer davantage sur les aspects de réduction des risques. Les éventuels bénéfices du point de vente doivent ainsi être attribués à des projets d’intérêt public. Cet aspect existe bien entendu aussi dans les essais alémaniques mais la présence d’acteurs économiques (les financeurs dans les projets privés ou les pharmacies dans les projets publics) rend la situation moins claire et, sans doute, certains arbitrages plus difficiles.
Un autre concept partagé par les essais pilotes romands concerne l’organisation et l’emballage des produits. Genève et Lausanne ont opté pour une approche catégorisant les produits selon leur teneur en THC. Ce choix répond à l’un des problèmes du marché noir : la vente de produits non contrôlés sans indication du taux de THC. ChanGE et Cann-L ont ainsi décidé de classer leurs produits en quatre catégories basées sur la teneur en THC (1-5%, 5-10%, 10-15% et 15-20%). Cette classification facilite les discussions avec les personnes qui consomment, et permet de mieux comprendre leurs attentes et de voir quel produit répond le mieux à leurs souhaits. C’est ainsi qu’à Lausanne, près d’un quart des ventes de cannabis concernent des produits moins forts (1-10%) que ceux que l’on trouve sur le marché noir. A Genève, il est aussi constaté un fort intérêt pour des produits à moins de 10 % en teneur THC.
Les participant·e·s peuvent jusqu’ici choisir parmi cinq variétés de fleurs et trois types de résine (haschich) à des prix progressifs en fonction du taux de THC (9 à 12 Frs le gramme). Une huile à base de THC ainsi que des e-liquides complètent ou complèteront l’offre des deux points de ventes. De nouvelles variétés de fleur et de nouvelles résines sont aussi attendues pour la fin de l’été 2024.
Les deux projets romands se différencient sur certains points. A Lausanne, le projet est une collaboration entre la ville de Lausanne et Addiction Suisse, avec des partenariats entre différentes institutions locales comme le Service de médecine des addictions (SMA) du CHUV, la Fondation du Levant ou l’Ecole des sciences criminelles de l’UNIL. La ville et le canton de Vaud financent la recherche scientifique menée par Addiction Suisse.
Le projet est géré par l’association à but non lucratif Cann-L composée de représentant·e·s de la ville de Lausanne et de la Fondation Addiction Suisse. C’est elle qui supervise le point de vente installé au centre-ville. Ce dernier est géré par trois personnes issues du secteur du commerce et qui ont été formées pour prioriser la réduction des risques plutôt que la vente. Ces personnes, et les quatre auxiliaires qui travaillent avec elles, sont régulièrement coachées par un psychologue spécialiste en entretiens motivationnels. De plus, les participant·e·s ont accès à un médecin spécialisé en addiction (SMA/ CHUV) pour toutes questions liées à leur consommation. Le point de vente est aussi ouvert aux personnes non-inscrites qui peuvent venir y prendre des renseignements liés au cannabis. Hormis les produits du cannabis, des vaporisateurs sont proposés comme mesure de réduction des risques. Il n’y a pas d’autre matériel de consommation en vente. Une très grande attention est portée à la sécurité des produits et à la manière dont ils sont expliqués. Les conseils de réduction des risques sont en outre systématiquement monitorés et font l’objet d’un suivi.
L’objectif du projet lausannois est de démontrer que la vente de cannabis peut être faite de manière responsable sans que des produits risqués soient mis sur le marché, sans que les personnes qui consomment soient incitées à consommer davantage qu’elles ne le souhaitent, et en proposant dès que possible des moyens de protéger sa santé. Les premières réunions avec les participants et participantes, ainsi qu’une analyse des premières données récoltées dans le cadre de l’étude, suggèrent que ce modèle est apprécié.
A ce stade, le projet Cann-L compte 950 personnes participantes avec un objectif de participation de 1’200 à 1’500. Près de 80% sont des hommes et la moyenne d’âge est de 37 ans, avec des niveaux de formation souvent élevés. Plus de la moitié des personnes consomment (presque) quotidiennement et une grande majorité depuis plus de dix ans. Ce profil ressemble à celui rencontré dans de nombreux autres essais pilotes, dont le projet genevois.
A Genève, la responsabilité opérationnelle de l’essai pilote incombe à l’Association ChanGE. Créée en mars 2022, elle est constituée de membres institutionnels (Canton de Genève, Ville de Vernier, institution de prévention des addictions) et de membres individuels qui apportent leurs expériences sociales, médicales, médiatiques et personnelles. Deux personnes qui consomment du cannabis et participent au projet pilote font aussi partie de l’association. La responsabilité de l’étude scientifique de l’essai pilote incombe quant à elle à l’Institut de recherches sociologiques de l’Université de Genève et au Service d’addictologie des Hôpitaux Universitaires de Genève. C’est ce dernier qui est chargé de la sélection des participant·e·s et, si nécessaire, de leur orientation vers des soutiens médicaux-sociaux.
Un local de vente spécialisé, appelé La Cannabinothèque, a été implanté dans une grande commune genevoise, composée de nombreux quartiers et d’une population très diversifiée. Le magasin est facilement accessible en transports publics. Actuellement, près de 800 personnes viennent y acheter du cannabis et, d’ici la fin de l’année, ce nombre devrait augmenter à 1’200. La gestion du point de vente a été confiée à une entreprise travaillant déjà dans le domaine du cannabis CBD et qui dispose ainsi d’une très bonne connaissance du domaine. L’équipe a été spécialement formée à la tâche de transmettre des recommandations de réduction des risques. Une infirmière spécialisée dans les questions d’addictions est à disposition des participant·e·s pour des consultations ouvertes, mais également à toute personne désireuse de s’informer ou de demander conseil en relation avec la consommation de cannabis
L’objectif de ChanGE est, entre autres, de démontrer qu’un modèle économique à but non lucratif est viable et qu’il est en mesure de prévenir des consommations problématiques et de contribuer à une information pertinente du public
Les projets pilotes ChanGE et Cann-L sont programmés pour une période de quatre ans. Ces études scientifiques visent à démontrer la possibilité de fournir un accès sûr au cannabis en Suisse, en se basant sur un modèle d’entreprise à but non-lucratif rarement pratiqué dans notre pays et qui constitue une alternative aux modèles que l’on connaît pour l’alcool et le tabac. En cela, ces projets s’inspirent du modèle de vente de cannabis mis en place au Québec et qui priorise la santé publique. Les projets romands se distinguent ainsi, à plus ou moins grande échelle, aussi de ceux menés ailleurs en Suisse et constituent ainsi une proposition originale pour la future régulation du marché du cannabis dans notre pays.