décembre 2023
Gladys Lutz-Nale (STUPP, Montpellier), Aurore Coibion (ARACT1 Occitanie, Montpellier)
On retrouve des usagers – et des usages – de produits dans tous les mondes professionnels, à tous les niveaux de responsabilité, dans les territoires ruraux comme urbains. Ici, un directeur de service décrit ses usages de codéine : « Il y a plusieurs mois, je me suis fracturé la cheville. Mon médecin m’a prescrit de la codéine pour soulager les douleurs. Je me suis rendu compte qu’elle me détendait. C’était une période compliquée pour moi à la mairie, avec des tensions, des journées à rallonge, de multiples difficultés. Une fois ma cheville guérie, j’ai continué à en prendre tous les matins et parfois plus. » Là, un chef cuisinier raconte comment la cocaïne aide à tenir : « Il y en a qui ont commencé au travail, comme mon amie que j’ai embauchée. Elle ne prenait pas de cocaïne et elle a commencé cette année. Oui, c’était deux mois après, quand elle a vu le bordel que c’était. Par exemple, une fois, la chaudière est tombée en panne et on a attendu une semaine pour qu’elle soit réparée. Pas de chauffage en plein hiver, pas d’eau chaude. Alors pour éviter de péter un câble, on prend des produits. »
Les situations sont toujours complexes, plurivoques, évolutives. Personne ne consomme seulement pour le travail ou exclusivement pour des raisons personnelles, seulement pour agir ou uniquement pour le plaisir. Les expectations se transforment. Les bénéfices et les risques aussi. Dans une telle complexité ergo pharmaco bio psycho sociale, comment le couplage « santé, sécurité et usages de drogues des professionnels » peut-il s’instruire au plus juste, en dehors de tout a priori, de tout tabou, de toute stigmatisation ? Par qui ?
La réponse se construit dans l’obligation d’évaluation et de prévention des risques professionnels (EvPRP). L’EvPRP entend que la santé et la prévention s’organisent sous la responsabilité de l’employeur, d’abord du point de vue des opérateurs 1, entre pairs. L’évaluation du couplage « santé, sécurité et usages de drogues des professionnels » se construit dans des espaces de discussion sur le travail et les usages de drogues portés par l’employeur et animés par des intervenants spécialisés en clinique du travail et réduction des risques, dans le respect de la confidentialité et de la continuité d’action propres à l’EvPRP.
Ces espaces sont constitués de professionnels-usagers de psychotropes, pairs volontaires. La parole et l’analyse se déplient et se potentialisent conjointement, progressivement. Elles portent sur leurs activités, leurs ressources et motivations, les défis qu’ils relèvent, individuellement et collectivement, leurs critères du bon travail, leur fatigue, leurs troubles, leurs usages de produits et les fonctions professionnelles et risques associés. Se découvrent des manières de travailler et des manières de consommer, certaines à renforcer, d’autres à transformer ou à suspendre, collectivement. Ainsi construite, la démarche développe le pouvoir d’agir des acteurs, limite les situations difficiles à soutenir, les risques et les recours aux produits. L’hyperperformance produit les conditions pour que la « combustion de soi » – troubles musculo-squelettiques (TMS), troubles psychosociaux (TPS), burn-out, inaptitudes,…– fassent partie des écosystèmes de travail. Opioïdes et cocaïne en sont les « pharmakons » – les remèdes et les poisons – phares. Les enjeux sanitaires, sociaux, économiques et… démocratiques de cette prévention horizontale sont majeurs.
Dans la continuité des travaux rassemblés dans l’ouvrage Se doper pour travailler, ces constats et perspectives sont au cœur de la recherche-action 2 associée au projet Prev’Camp 3 de l’Anact 4. Ils s’instruisent et s’expérimentent sur le terrain dans les Aract Occitanie, Martinique, Centre-Val de Loire, Normandie, Nouvelle-Aquitaine et Auvergne-Rhône-Alpes.