décembre 2023
Karine Bertrand, Abdelhakim Missoum, Marie Jauffret-Roustide, (Institut universitaire sur les dépendances, Université de Sherbrooke, Montréal) et Estelle Filipe (Centre d’étude des mouvements sociaux, Paris)
Les connaissances scientifiques actuelles sur l’influence du sexe et du genre sur les parcours d’utilisation de substances psychoactives (SPA) et les recours aux services spécialisés des femmes ainsi que sur l’adaptation des interventions le mettent en lumière : les réalités et les besoins spécifiques des femmes sont encore trop peu documentés (Institut universitaire sur les dépendances – IUD, 2023). En effet, les profils et les pratiques des femmes utilisatrices de SPA sont insuffisamment étudiés pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les femmes fréquentent peu les organisations de réduction des risques et les services en dépendance/addictologie, ce qui rend les études à leur sujet plus compliquées à mener. Ensuite, les représentations sociales andro-centrées liées à l’usage de drogues contribuent à produire des savoirs quasi exclusivement centrés sur les publics masculins.
Ainsi, la stigmatisation de l’usage de substances psychoactives des femmes et les différentes barrières structurelles auxquelles elles sont confrontées dans leur parcours de demande d’aide sont des constats qui appuient une nécessité : transformer les services offerts aux femmes de manière à les rendre plus inclusifs et égalitaires (Pederson et al., 2014).
Cet article s’attache à comprendre, du point de vue de femmes consommatrices de SPA, comment le genre a influencé leurs parcours d’usage et de services, en France et au Québec. Dans le cadre du projet de recherche international Gender-ARP (voir : la-gid.ca/projets/gender-arp), lancé en 2019, des entrevues semi-dirigées ont été menées au Québec auprès de 76 participants, dont 39 hommes cisgenres, 23 femmes cisgenres et 14 personnes issues de la diversité de genre. En France, l’échantillon comprend 54 participants dont 47 femmes cisgenres, 4 hommes cisgenres et 3 personnes issues de la diversité de genre. De plus, en France, quatre groupes de discussion auprès d’un groupe de 15 membres participant à un groupe d’auto-support féministe ont été mis en place. Ce projet s’est inscrit dans une démarche de recherche participative, intégrant dans le processus de construction de la recherche des partenaires associatifs tels que la Fédération Addiction et ses adhérents (Oppelia, SOS Solidarités) ainsi que l’association marseillaise Tipi-Asud « Mars Say Yeah ».
Au Québec, ce projet a été mené en collaboration avec des associations provinciales regroupant divers organismes et intervenants dans le domaine des addictions (AIDQ, AQCID) et du VIH (COCQ-SIDA), l’IUD, des organismes de la communauté en réduction des risques (Cactus Montréal, Dans la rue) et qui rejoignent des personnes de la diversité sexuelle (RÉZO, Centre de solidarité lesbienne) ainsi que les partenaires des centres de traitement (CCSMTL, Portage, Le Rucher) comme la Direction de santé publique de la Montérégie.
Au Québec, les femmes interviewées considèrent que le fait d’être une femme est associé à des attentes et à des pressions élevées, en lien par exemple avec leurs responsabilités parentales et à leur apparence physique. Pour certaines, la consommation de SPA a une fonction d’automédication pour traiter la détresse psychologique liée à cette pression sociale. Plusieurs d’entre elles rapportent être stigmatisées en raison de cette consommation de SPA et certaines expliquent comment les normes sociales aggravent le risque d’être agressées lors d’événements festifs. Elles expriment également leurs difficultés à accéder à des services spécifiquement adaptés à leurs besoins, soulignant au passage l’importance de se sentir dans un espace sécuritaire qui leur permettrait de révéler certaines expériences sensibles, par exemple liées à des traumatismes. Les barrières pour accéder à des services adaptés et les expériences de stigmatisation sont plus importantes chez les femmes, mais également chez les personnes de la diversité sexuelle et de la pluralité des genres, contribuant notamment aux impacts négatifs aggravés par la pandémie (Bertrand et al., 2020).
Les participantes dénoncent également les obstacles rencontrés concernant l’implication de leur famille, notamment dans le cadre d’un traitement suivi en établissement. Plusieurs femmes soulignent qu’il est nécessaire d’offrir des services axés sur l’entraide et mettant l’accent sur leurs forces, avec des visées d’empowerment. L’entraide et le travail de groupe entre les femmes pourront bénéficier de l’acquisition des compétences et des capacités à faire face aux difficultés et à surmonter les obstacles à l’accès aux soins et à la prévention. L’empowerment permet aussi aux femmes de restaurer leur capacité d’action et leur capacité d’affirmation, qui est d’ailleurs identifiée comme centrale dans leur trajectoire de rétablissement (Beaulieu et al., 2023).
En France, les trajectoires des femmes rencontrées sont diverses du point de vue des expériences, du contexte de consommation, de la prise en charge médico-sociale ou encore du parcours migratoire. Cette diversité nous invite à ne pas essentialiser les vécus autour des vulnérabilités auxquelles sont exposées les femmes consommatrices de SPA (Jauffret-Roustide et al. 2008). Nous travaillons pour cela avec une approche intersectionnelle afin de comprendre comment l’imbrication des rapports sociaux (ethno-raciaux, de classe) ou le croisement des regards façonnent les parcours et la prise en charge des femmes utilisatrices de SPA. Ces dernières, minoritaires et invisibilisées connaissent différentes formes de vulnérabilité. La prédominance des expériences de violences notamment, bien documentées dans la littérature, est très présente dans les discours, que ce soient les violences perpétrées par des hommes, des femmes entre elles et enfin celles des institutions, souvent abordées lorsque le monde de la psychiatrie est évoqué.
Si le rapport des femmes aux drogues s’inscrit dans des systèmes politiques et sociaux où existent les rapports de domination et la vulnérabilité, les discours des femmes nous invitent également à explorer la manière dont elles déploient leurs stratégies de réduction des risques et leurs capacités à agir. Par exemple, en se réappropriant leur histoire à travers une approche narco-féministe qui vise à revendiquer la place du plaisir en contestant les cadrages prohibitionnistes des drogues (Jauffret-Roustide, 2023). Cette approche tend également à visibiliser les expériences de toxicophobie, notion mise en lumière par le groupe en non mixité choisie du Tipi-Asud « Mars Say Yeah ». Il vise à dénoncer comment l’usage de drogues peut constituer un motif de discrimination dans les services qui reçoivent les femmes consommatrices de SPA. Finalement, l’étude des parcours nous encourage à réfléchir aux représentations sociales liées à l’usage de drogues et au cadre biomédical qui peuvent par certains aspects faire obstacle à la prise en charge et enjoignent les femmes utilisatrices de drogues à justifier ou à excuser leurs consommations.
Ce projet, qui s’inscrit dans le cadre de la promotion de la santé transformatrice du genre tel que décrit par Pederson et ses collègues (2014), vise à mobiliser les diverses personnes concernées détenant des expertises de vécu, professionnelles et académiques vers des pratiques contribuant à la déstigmatisation des femmes qui consomment des SPA et à la réduction des inégalités vécues au sein des services qui leurs sont offerts.
Un exercice de réflexivité en continu sur la réduction des barrières d’accès aux services pour les femmes et la mise en place d’espaces sécuritaires favorisant le soutien entre elles font partie des pistes d’actions à privilégier.
Au Québec, les participants au projet de recherche Gender-ARP :
AIDQ : Association des intervenants en dépendance du Québec
AQCID : Association québécoise des centres d’intervention en dépendance
COCQ-SIDA : Coalition des organismes communautaires québécois de lutte contre le VIH/sida
IUD : Institut universitaire sur les dépendances
CCSMTL : Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal