décembre 2023
Alexandra Oxacelay par Natalie Castetz
Natalie Castetz : Depuis votre arrivée en 1998 dans l’association fondée deux ans auparavant, quelle évolution avez-vous constatée dans votre travail ?
Alexandra Oxacelay : Les populations que nous accueillons ont des profils très variés : des personnes atteintes de troubles psychiques et/ou dépendantes de la drogue, de l’alcool et des médicaments, d’anciens détenus, des migrants, des chômeurs de longue durée, des sans-papiers, des sans-droits, des Luxembourgeois mais aussi des étrangers demandeurs d’asile. Il s’agit d’une population essentiellement masculine, avec une moyenne d’âge de 46 ans et toujours fluctuante et instable : nous avons chaque année un renouvellement de 50 %, accueillant des personnes avec lesquelles nous n’avons jamais été en contact, qui tous ont des problèmes médico-sociaux.
Les nationalités changent en répercussion de la situation mondiale, avec des vagues successives : d’abord originaires d’Afrique du Nord, puis d’Afrique subsaharienne, les personnes sont ensuite venues des pays de l’Est et nous accueillons actuellement des Ukrainiens, des Roms et des gens du voyage. Le nombre des sans-abri augmente mais ce qui a changé, c’est l’apparition de nouvelles formes de précarité, avec notamment l’augmentation des travailleurs pauvres.
Natalie Castetz : Comment expliquez-vous cette nouvelle pauvreté ?
Alexandra Oxacelay : Il y a toujours eu des guerres et à chaque conflit, nous voyons arriver de plus en plus de personnes, mais le Covid a fragilisé toute une couche de population que nous n’avions pas avant. Aujourd’hui, nous voyons des gens qui ont un travail mais qui dorment dans leur voiture ! La pandémie, puis la guerre contre l’Ukraine, enfin la hausse des prix et des coûts de l’énergie ont entraîné une augmentation de la pauvreté et cette pauvreté-là est un peu moins visible. Faute de structures d’accueil et en pleine crise du logement, nous sommes de plus en plus sollicités. Et ce qui a également changé, c’est le regard des gens sur cette population fragilisée, dans le besoin, parce que les structures existantes ne suffisent plus à les cacher, à cacher la misère.
Natalie Castetz : Comment répondez-vous à ces besoins ?
Alexandra Oxacelay : Notre mission est restée la même : accueillir sur place les personnes en détresse et les aider à la réinsertion professionnelle. Nous proposons une dizaine de services sur neuf sites, dont trois à Luxembourg. Nous servons ainsi 800 repas par jour dans nos trois restaurants sociaux, où la soupe, les jus de fruit, les sandwichs et les fruits sont gratuits. Les personnes peuvent prendre un repas au prix de 0,50 € et une boisson au prix de 0,25 €, et les repas sont préparés par des personnes bénéficiant elles-mêmes d’une mesure de réinsertion professionnelle. La majorité des personnes vit dans un logement précaire ou insalubre, alors des douches, un vestiaire et une buanderie sont disponibles gratuitement sur les deux plus grands sites, à savoir le 7, rue de la Fonderie à Hollerich dans le quartier rouge de la capitale et le 32, Grand Rue à Esch-sur-Alzette, la cité minière, où des bénévoles effectuent également, gratuitement, des coupes de cheveux.
Autre service, notre agence immobilière sociale : Immo Stëmm a pour objectif de rendre le marché immobilier accessible aux personnes à revenu modeste, en garantissant aux propriétaires le paiement du loyer ainsi qu’un entretien impeccable du logement. Ce volet est entièrement financé par des dons. 25 personnes défavorisées profitent de ces logements encadrés, mais la liste d’attente est longue. Nous menons aussi des actions ponctuelles, comme cet été, quand les températures ont dépassé les 30°C en journée : nous nous sommes mobilisés pour les inviter à venir chercher des gourdes, dans lesquelles avait été insérée une carte montrant l’emplacement de toutes les fontaines d’eau potable situées sur le territoire de la ville de Luxembourg.
Natalie Castetz : À quels besoins répond votre service de consultation médicale ?
Alexandra Oxacelay : Peuvent majoritairement profiter de ce service gratuit les personnes qui ne sont pas affiliées à une caisse de maladie et les personnes devant être vues pour une urgence, comme par exemple une fausse couche ou une plaie surinfectée. Les cinq médecins bénévoles voient leurs patients pour des cas classiques d’infection des voies respiratoires, de maux de dents (que nous ne pouvons pas traiter faute de matériel) ou de grippes.
Notre centre de post-thérapie s’adresse aux adultes dépendants qui visent à mener une vie sans drogues et nous travaillons avec d’autres services spécialisés dans le domaine des drogues et des toxicomanies.
Natalie Castetz : Quelles mesures de réinsertion professionnelle proposez-vous ?
Alexandra Oxacelay : Nous avons différents ateliers dits « thérapeutiques ». Ainsi, avec le Stëmm Caddy, une équipe en réinsertion professionnelle confectionne les sandwichs, paquets et colis alimentaires et plats de saison. Pour distribuer sa production, le service travaille avec une dizaine d’associations actives sur le territoire de la ville de Luxembourg qui s’occupent toutes de personnes défavorisées, comme Bistrot social, Service premier appel, Drop In… Les personnes se forment à la cuisine, à la conduite de véhicules, à l’administration…
Dans l’atelier de vêtement, le travail des personnes engagées consiste à réceptionner, trier, plier, ranger et inventorier les vêtements que nous recevons par dons. Elles accueillent ensuite les usagers et leur distribuent les vêtements selon leurs besoins. En 2022, 3 362 personnes ont ainsi bénéficié de dons de vêtements gratuits. Un autre atelier thérapeutique consiste à proposer aux clubs sportifs le nettoyage des vêtements de sport, un travail qui demande une certaine discipline et une bonne organisation.
Quant à l’atelier d’écriture dans lequel une douzaine de journalistes en herbe sont encadrés par un pédagogue et un journaliste, il réalise le journal de rue Stemm vun der Strooss, du même nom que l’asbl. Des thèmes auxquels sont régulièrement confrontées des personnes dans le besoin, telles que le sans-abrisme, la consommation de drogues, d’alcool et de médicaments, le chômage ou l’amour y sont abordés. Ce journal 1 est publié cinq fois par an à raison de 6 000 exemplaires.
Natalie Castetz : Vous estimez que la pauvreté est de plus en visible mais des élus de la majorité de Luxembourg veulent interdire la mendicité dans certaines rues de la capitale.
Alexandra Oxacelay : Qui les sans-abri dérangent-ils ? Face à une pauvreté qui augmente partout, s’attaquer aux précaires plutôt qu’à la précarité ne fait que déplacer le problème. En s’attaquant à la mendicité, on ne fait que s’attaquer à la pointe de l’iceberg. Le réel problème est bien plus complexe. Nous parlons de traite humaine, d’exploitation de personnes vulnérables, de criminalité qui sont toujours des conséquences de la pauvreté.
Il faut donc arrêter de nourrir la pauvreté pour la combattre par la mise en place d’actions bien concrètes, avec davantage de logements sociaux à des prix abordables, davantage de structures d’accueil d’urgence ouvertes toute l’année. Il faut renforcer la prévention dans les écoles et dans le milieu professionnel comme l’encadrement social par le recrutement de personnel formé. Il faut aussi développer les structures de travail liées au second marché de l’emploi de façon à développer la réinsertion sociale et à recruter du personnel dans le domaine de la santé, permettant ainsi de garantir un accès à la santé pour tous.
Natalie Castetz : Qu’est-ce qui vous semble, aujourd’hui, le plus difficile ?
Alexandra Oxacelay : Le manque de structures, les jeunes sans travail, mais aussi le manque de réactivité et de volonté politique pour aborder ces sujets en y apportant des solutions concrètes. Enfin, à partir du moment où les lieux de rencontres deviennent des industries permettant juste de gérer la masse et non plus de réaliser un travail qualitatif, les personnes les plus fragiles les désertent car elles sont incapables de respecter les normes imposées comme de fonctionner en grand groupe.