décembre 2023
Jean Clot (GREA)
Cet article s’inscrit dans la ligne thématique du présent numéro sur la visibilité des addictions, notamment dans l’espace public. Il s’inscrit également dans un contexte spécifique, celui de la ville de Lausanne en Suisse romande, et plus spécifiquement encore dans celui de la place de la Riponne. Située en plein centre-ville, cette place fait fréquemment les titres des journaux, pour des raisons liées à la consommation d’alcool et de drogues sur l’espace public ainsi qu’aux problèmes que cela génère pour le voisinage. Au regard de la couverture médiatique, il semble en effet que les préoccupations aient essentiellement trait au rassemblement sur cette place de personnes consommatrices et en situation de précarité, plus qu’à des considérations sur leur situation sociale, sur leur santé, ou sur des questions liées à leurs droits ou à la dignité humaine.
Après une mise en contexte, il s’agira dans le présent texte de différencier brièvement le « visible » de la « visibilité ». Une fois ce panorama esquissé, nous nous intéresserons aux impacts de la visibilité médiatique de cette place – et des personnes qui la fréquentent – en termes de représentations et de débats publics sur les addictions.
Si les feux des projecteurs éclairent périodiquement, depuis une quinzaine d’années, la place lausannoise de la Riponne, ces derniers se sont portés auparavant sur d’autres « scènes » qui ont fluctué dans le milieu urbain. Ainsi, les Pyramides de Vidy, « lieux d’élection des toxicomanes lausannois », fréquentées par « la pègre » 1 dans les années 80, sont progressivement retournées dans l’ombre, alors qu’il était de plus en plus question dans les années 90 de la place Saint-Laurent où s’était installée « une partie de la faune itinérante de la scène de la drogue » 2. À son tour, à la suite de travaux à la fin des années 2000, cette même place est délaissée par les personnes y ayant leurs habitudes, qui s’établissent petit à petit sur celle de la Riponne.
Ces mutations et pérégrinations au gré des politiques sur les drogues et en matière d’urbanisme sont au demeurant révélatrices d’un déplacement des problèmes plus que de leur véritable résolution.
Elles reflètent également des politiques qui se centrent essentiellement sur les conséquences des problèmes – et sur le court terme, lorsqu’il y a des crises – plutôt que sur leurs causes. Toujours est-il que, dès lors, la place de la Riponne apparaît de manière récurrente dans les médias, souvent associée à des problématiques d’addiction et aux « drogués », visibles et dérangeants, au point de devenir emblématique de la « toxicomanie ».
Le vocabulaire est souvent dur et traduit une intolérance qui n’est pas sans rapport avec la notion de « marketing urbain » et l’image valorisante, festive, ou encore prospère que l’on voudrait renvoyer de la ville. Image ternie par des groupes de personnes en situation de précarité qui « étayent leurs identités marginalisées dans les espaces publics » 3.
Cela se reflète dans de nombreux articles de journaux, à l’instar de celui de Lausanne Cités qui cite les mesures mises en œuvre par la municipalité afin de « délester la place de ses drogués ». L’endroit est dépeint comme un « repaire de toxicomanes » qui n’en a pas fini « avec ses démons » (Abdessemed, 2020) 4.
Comme on peut le constater, de la « faune » des années 80 aux « démons » des années 2020, la terminologie évolue relativement peu et varie entre animalité et bestialité. Autrement dit, il s’agit d’un phénomène de déshumanisation des personnes concernées qui n’est pas sans rappeler l’usage de termes extrêmement dégradants (« zombies », « morts-vivants », etc.) dans la couverture médiatique sur les usagers·e·s de crack 5, notamment en France et en Suisse.
La question de la visibilité ou de l’invisibilité de certains groupes sociaux, en particulier minoritaires et discriminés, ont fait l’objet de nombreuses études sociologiques et socio-historiques qu’il serait difficile d’énumérer et de détailler dans ce texte, tant elles sont diverses et fécondes.
Il convient toutefois de mettre en avant une dimension conceptuelle qui ressort de la plupart des recherches : à la différence du visible qui fait référence à ce qui est physiquement perceptible, la visibilité renvoie à une construction sociale et procède d’un choix sélectif conscient ou inconscient, ce qui introduit également la notion de pouvoir (Tardy, 2007) 6. Autrement dit, la visibilité se réfère essentiellement à la reconnaissance ou à l’attention accordée – ou pas – à certaines populations, idées, phénomènes ou problématiques dans la société.
Si l’on examine la situation de la place de la Riponne au prisme de ces brefs éléments théoriques, on peut constater une visibilité médiatique accrue, mais qui n’est autre qu’une construction sociale externe, au sens où les protagonistes n’ont aucune prise sur les narratifs. Les personnes font l’objet de discours ou d’images (même floutées), mais ne sont pas les sujettes du discours.
Réminiscence des années 80, on parle volontiers dans ces discours médiatiques et politiques de « scène ouverte » qui, au sens propre, renvoie à une scène entourée par le public sur trois de ses côtés. On pourrait s’interroger sur la pertinence de la métaphore théâtrale, mais elle a au moins le mérite de soulever d’autres questions, à savoir ce qu’il en est de la mise en scène, ou encore si cette dernière apporte réellement un nouvel éclairage sur la situation.
Les individualités se dissolvent la plupart du temps dans un groupe étiqueté comme « des toxicomanes », ce qui fait à nouveau écho à l’anonymisation des consommatrices et des consommateurs de crack, tel que cela a été signalé en France, où les personnes s’effacent derrière des désignations telles que « craqueux » 6. Le groupe est ainsi représenté sous un jour essentiellement négatif : il est fréquemment question de désordre, de nuisances, d’insalubrité, d’incivilités, ou encore de consommations sur l’espace public.
Bien entendu, il s’agit de problèmes bien réels, en particulier pour les habitants·e·s des alentours, et ce propos ne vise nullement à les minimiser, mais à mettre en évidence le fait que cela génère également des représentations sociales des addictions quelque peu en décalage avec la réalité.
Dans le cadre d’activités de recherche menées par le Groupement romand d’études des addictions (GREA), il a souvent été constaté lors d’entretiens et de conversations plus informelles, que cela soit avec des professionnel·le·s du réseau sociosanitaire ou avec des habitant·e·s de la ville, que le thème de « la Riponne » surgit lorsqu’il est question d’addiction.
À l’inverse, si l’on mentionne « la Riponne » au tout un chacun qui connaîtrait la ville, il est fort à parier que des questions relatives à l’addiction y soient associées plus ou moins spontanément et explicitement. En d’autres termes, l’une évoque l’autre et vice versa, du point de vue des représentations sociales.
Le fait de se focaliser sur certains lieux et certaines populations, en particulier celles qui occupent l’espace public, finit par distortionner le regard que l’on a de l’addiction. En effet, comme le souligne Grether (2020) 7, la présence et la visibilité des « marginaux » à la Riponne influencent nos représentations des addictions.
Il en découle une vision réductrice où l’addiction s’apparente fréquemment à la consommation de substances illicites, alors que les produits phares restent souvent l’alcool, la nicotine ou encore les médicaments dont l’usage est détourné. Elle est en outre perçue comme un syndrome de misère ou de déchéance sociale, bien qu’elle touche la population dans sa diversité.
Le problème réside précisément dans le fait que la population est marquée par de nombreuses inégalités : sociales, économiques, juridiques, territoriales, etc. Au-delà d’un accompagnement spécialisé – nécessaire dans certaines situations –, sortir de l’addiction demande surtout un capital social, économique ou encore culturel. Les personnes qui restent sur les carreaux de la place de la Riponne sont précisément celles qui en possèdent le moins.
Cela invite dès lors à prendre des distances par rapport aux approches classiques, souvent connotées moralement et idéologiquement, qui mettent l’accent sur les individus, sur leurs responsabilités, ou encore sur les produits (leur dangerosité, leur accessibilité, etc.). Non pas que ces dimensions n’aient pas d’importance et doivent être écartées, mais il convient de considérer le problème sous d’autres angles, tels que les déterminants sociaux, économiques ou encore urbanistiques qui sont fréquemment les racines du problème. Si les personnes consomment des produits sur l’espace public, c’est essentiellement dû au fait qu’elles vivent en situation d’itinérance et n’ont pas un « chez soi » où consommer, comme la plupart des usager·e·s qui consomment, de manière problématique ou non.
En définitive, il ne s’agit pas de laisser de côté les aspects psychologiques ou pathologiques de l’addiction, mais de ne pas reléguer la question sociale au second plan. Comme l’a signalé récemment le GREA dans une série de recommandations à l’intention des pouvoirs publics, « ce n’est pas la consommation de drogues en tant que telle qui génère des nuisances dans l’espace public, mais bien la consommation par des personnes extrêmement précaires et qui vivent dans la rue » (GREA, 2023) 8. Une tâche colossale en termes de coûts/bénéfices sur le court terme, mais nécessaire – et même rentable – si l’on veut enrayer à plus long terme le problème des « scènes ouvertes ».