novembre 2022
Dr Juan Lopez (Fondation Le Levant) et Laetitia Baume (Addiction Jura)
Prescription, distribution, remise, évaluation : différents professionnels de la santé ou du domaine socio-éducatif participent au processus de la gestion des médicaments psychotropes. La répartition des tâches dépend des règles établies pour la collaboration et la remise du traitement, du processus d’amélioration de la qualité en cas d’erreur, de la formation et de la prise de risque acceptée par chacun. Le lieu de vie du bénéficiaire influence également les risques et les responsabilités pour chaque professionnel. La réflexion qui suit explore les solutions de la manière la plus ouverte possible, aucune n’étant applicable de manière universelle.
L’interdisciplinarité se construit à partir d’une volonté de travailler ensemble, autour des besoins de l’usager, dans des conditions de collaboration acceptables pour tous. Parmi les ingrédients souvent retenus pour la définir, citons :
Le contexte des interventions (ambulatoire ou résidentiel) occupe une place centrale, car il définit les responsabilités de chacun, les risques pris selon le contexte, les modalités de l’interdisciplinarité et les formations nécessaires.
Quelques situations emblématiques illustrent les risques encourus.
Erreurs de remise de traitement en résidentiel
En résidentiel, la remise des traitements est une tâche à laquelle participent souvent les éducateurs. Modifier la médication, oublier de noter la remise d’une réserve, faire face à l’appétence des usagers pour certains médicaments et la pression qu’ils exercent lors de la remise des traitements constituent des situations classiques propices aux erreurs.
Une formation spécifique et un protocole de remise clair permettent de limiter ces risques : créneau horaire pour les remises, un usager à la fois, porte fermée, fiche individuelle de traitement actualisée disponible, double signature, etc.
Une procédure de gestion des erreurs de remise médicamenteuse est un outil très utile pour améliorer la qualité de cette tâche. Outre la date et les noms de l’usager et du collaborateur qui a remis la médication, la fiche précisera les circonstances de l’incident, les mesures à prendre dans l’immédiat (informer telle personne, surveiller cliniquement) et une éventuelle proposition d’amélioration de la procédure de la remise des traitements.
Abus de médicaments prescrits en ambulatoire
Lorsque le traitement est remis pour plusieurs jours (boites entières ou semainier), une prise anarchique ne peut être exclue. En cas de sédation excessive, un intervenant du réseau (infirmier, éducateur, pharmacien) fait remonter l’information au médecin, en informant l’usager de cette démarche. La fréquence de la remise est alors augmentée transitoirement. En cas de demande de rallonges de médicaments, la réponse à donner dépendra du contexte de celle-ci (le chapitre « Quel cadre ? Faut-il faire signer des contrats ? » donne davantage de détails à ce sujet).
Usagers intoxiqués : risque d’overdose versus risque de discontinuité de certains traitements
La remise de traitements à des usagers intoxiqués comporte des risques spécifiques, dont voici deux exemples :
Dès lors, où placer le curseur entre ces deux risques ? Et questions corollaires : comment évaluer le degré d’intoxication ? Un protocole général apporte-t-il une certaine sécurité ? Afin d’y répondre, prenons l’exemple d’un usager présentant un abus d’alcool. La tolérance à l’alcool est très différente d’un usager à l’autre : certains sont somnolents dès que l’alcotest dépasse le 1‰, d’autres ressentent des symptômes de manque et deviennent agressifs lorsqu’ils passent en dessous de 1.5‰. Les éléments de réponse se trouvent par conséquent dans les expériences antérieures (valeur d’alcotest à partir de laquelle l’usager est visiblement intoxiqué et/ou agressif), l’évaluation clinique au retour de sorties (l’usager s’endort-il dès qu’il n’est plus stimulé ? Titube-t-il ? Peut-il avaler un verre d’eau sans faire de fausse route ?) ainsi que dans la formalisation d’un protocole individualisé (exemple : s’il n’y a pas de troubles de la déglutition, remettre systématiquement les traitements antiviraux, les traitements cardiovasculaires et les antiépileptiques ; si l’alcotest est inférieur ou égal à 1‰, remettre l’entier des benzodiazépines, entre 1‰ et 1.5‰, remettre la moitié du traitement, puis l’autre moitié lorsque l’alcoolémie aura baissé ; si l’alcotest dépasse le 1‰, patienter, hydrater, surveiller, voire hospitaliser transitoirement si l’usager est trop somnolent).
Pour que tous les intervenants puissent adhérer au protocole individuel, il est préférable que les valeurs-seuil soient définies pour chaque usager, après discussion en équipe, en tenant compte de la formation et de l’expérience de celle-ci. Le médecin doit noter ces valeurs dans le dossier de l’usager.
Risque de décès : overdose aux opiacés
Les overdoses aux substances sédatives représentent une urgence vitale. On ne peut jamais exclure un mélange de ces substances (opiacés, alcool, benzodiazépines). L’appel des secours est la priorité absolue. En cas de suspicion d’abus de substances, la Garde médicale peut valider l’utilisation de Nyxoid, un spray nasal prêt à l’emploi, contenant 1.8mg de naloxone-base. Dans plusieurs pays étrangers, cet antidote des opiacés peut facilement être administré par tout un chacun, voire être d’accès gratuit. En Suisse, l’utilisation étant limitée à toute personne capable de reconnaître une dépression respiratoire et un coma, une formation préalable est recommandée. Le Nyxoid permet de rétablir la respiration en 2 à 5 minutes, pour une durée de 20 à 90 minutes. Une amélioration de l’état de conscience est suffisante à la survie, en attendant les secours. Ce médicament n’a qu’une contre-indication très relative (l’hypersensibilité à l’un des composants) et aucun surdosage n’est à craindre. Trois risques sont néanmoins à surveiller : une amélioration insuffisante (répéter le spray après 5 minutes), une amélioration transitoire lorsque l’effet de l’opiacé dure plus longtemps que l’effet de la Naloxone (répéter le spray) et enfin un état de manque aigu lorsque la levée de la sédation est trop importante, avec agitation de l’usager, fuite pour reconsommer et décès du fait de la durée d’action limitée de la naloxone. Une surveillance après l’administration est donc indispensable jusqu’à l’arrivée des secours.
Changements risqués de médication psychotrope – Sevrage d’un traitement de substitution
Arrêter un traitement antipsychotique, sevrer rapidement un traitement de substitution aux opiacés : répondre à ce type de demandes de la part des usagers constitue pour eux un risque de décompensation psychique ou d’overdose. Ne pas y répondre nourrit par contre chez l’usager le sentiment de ne pas être écouté et/ou compris, plutôt qu’une prise de conscience du fait de prendre des risques inconsidérés. Derrière la demande, on retrouve souvent des représentations erronées (exemples : les symptômes négatifs de la schizophrénie sont attribués par certains usagers au traitement plutôt qu’à l’évolution de la psychose ; le traitement de substitution aux opiacés serait, selon d’autres, le problème plutôt qu’une partie de la solution pour permettre au projet de vie ou de soins d’avancer). Lorsqu’il ne s’agit pas d’une nième demande identique avec une multiplication d’échecs, une troisième voie de type apprentissage expérientiel s’offre au médecin : informer des risques que comporte la demande, se positionner sincèrement sur ce qui semblerait une bonne solution, accepter la demande de manière encadrée, en favorisant un apprentissage expérientiel (définir à l’avance ce que l’usager et les intervenants vont observer : effets positifs attendus, signes de péjoration qu’on ne souhaite pas voir apparaître), définir un plan B si les signes de péjoration apparaissent. Une fois un accord trouvé, le médecin le transmet à l’équipe éducative et l’infirmier qui va participer à l’observation. Dans certaines situations, un entretien à trois (intervenant, médecin, usager) peut également renforcer la collaboration et la compliance.
Dans les situations complexes, chaque décision médicale et son contraire comportent un risque. Le patient doit être en mesure de prendre une décision éclairée : « Le patient a le droit d’être informé de manière claire et appropriée sur son état de santé, sur les examens et traitements envisageables, sur les conséquences et les risques éventuels qu’ils impliquent, sur le pronostic et sur les aspects financiers du traitement » 2.
De ce fait, lorsque l’usager a sa capacité de discernement pour les décisions concernant sa santé, la prise de risque est partagée entre les professionnels et l’usager. Selon le Code des obligations suisse (CO), la responsabilité civile médicale est engagée lorsqu’un patient a subi un préjudice, causé par la violation des règles de l’art médical. L’enjeu est l’indemnisation de la personne victime de ce préjudice. Dès lors que des actes médicaux sont délégués (exemple : remise de la médication) 3, 4, un cadre clair doit être posé et l’impact de la collaboration entre les professionnels de la santé et du domaine socio-éducatif doit être anticipé.
Nous ne développerons pas ici en détails les différences entre les régimes du droit privé et celui du droit public, ni celles entre la responsabilité extracontractuelle (art. 41 CO) et la responsabilité contractuelle (art. 97 ss CO). En résumé, l’on peut toutefois retenir qu’en droit public, l’hôpital assume pour le médecin et ses auxiliaires, si les règles de l’art sont respectées. Tandis qu’en droit privé (pour les soins en dehors de l’hôpital), plus l’auxiliaire est indépendant, plus il assume sa propre responsabilité. Autrement dit, en droit privé chaque professionnel de la santé assume une responsabilité dans la mesure de « sa sphère d’influence ».
Dans le canton de Vaud, l’Association vaudoise des établissements médicaux sociaux (AVDEMS) organise un cours sur la distribution des médicaments, intégrant la notion de sécurité, qui répond aux attentes du Département de la santé et de l’action sociale (DSAS).
Dans le domaine des prescriptions médicamenteuses, la notion de cadre fait référence à des règles imposées dont on doit expliquer le sens, centrées sur une base légale, la sécurité et/ou le respect des autres. Notre conseil est d’en poser le moins possible. Un contrat, quant à lui, exprime un engagement réciproque.
« J’ai perdu des doses de Méthadone », « J’ai vomi mon traitement ». Si vous travaillez dans le domaine des addictions, vous avez forcément été confronté à ces situations. Faut-il donner des « rallonges » de traitement et pourquoi ? La Loi fédérale sur les stupéfiants et les substances psychotropes (LStup) pose le cadre légal quant à la prescription des stupéfiants. Elle détermine les obligations du médecin et du patient. Le médecin explique le cadre légal au patient et peut ensuite formaliser un contrat, anticipant les entorses prévisibles au cadre, souvent symptomatiques de l’addiction. À chaque entorse au cadre ou au contrat, le médecin, ou par délégation l’infirmier ou l’éducateur, explorera le contexte de la demande de rallonge, surtout si celle-ci se répète : l’usager est-il sous-dosé ? Existe-t-il des facteurs de stress mal contrôlés, nécessitant de revoir le traitement sédatif ? En cas de vomissements, la forme galénique est-elle adaptée (faut-il remplacer la méthadone liquide par des gélules) ? La discussion favorisera la transparence. En ambulatoire, la fréquence de la remise de la médication sera augmentée transitoirement en cas de répétition des demandes de rallonge (passer à une remise par semaine ; si nouveau problème dans le mois, passer à trois remises par semaine ; si nouveau problème dans le mois, passer à cinq remises par semaine). À l’inverse, il faut penser à élargir progressivement le cadre de la distribution lorsque la compliance s’améliore.