novembre 2022
Nicolas Dietrich (Service du médecin cantonal, État de Fribourg) et Dr Franco Masdea (RFSM)
Les addictions chez les personnes âgées constituent une problématique peu connue, complexe et encore largement taboue. Durant les quinze dernières années, la consommation d’alcool a baissé partout sauf chez les personnes âgées. Or, avec une population vieillissante se pose aussi la question d’une prise en charge appropriée, ce qui préoccupe aujourd’hui les établissements médico-sociaux (EMS) et les services d’aide et de soins à domicile (ASD), et nécessite une réflexion sur les modes d’interventions et de nouvelles collaborations.
Sur la base d’un état des lieux 1, le canton de Fribourg a mis sur pied un Plan d’action comprenant sept mesures pour répondre à ces enjeux. Plusieurs portent sur un renforcement des collaborations et des interfaces. Un exemple concret de liaison, assurée par le Réseau fribourgeois de santé mentale (RFSM) montre qu’une adaptation souple de la prise en charge (et pas forcément davantage de prestations) permet d’améliorer la qualité de vie des seniors souffrant d’une addiction.
Sur un total de 5’395 bénéficiaires de différents services (EMS, ASD, Service des curatelles, RFSM – ambulatoire et hospitalier, etc.) âgés de 55 ans et plus dans le canton de Fribourg, 11.3% ont été identifiés comme nécessitant un degré de soutien moyen à intense en lien avec une addiction. Ces situations concernaient surtout des personnes dans les catégories d’âge 65-74 et 75-84 ans. Les addictions les plus fréquentes étaient liées à l’alcool, aux médicaments et au tabac. Les hommes étaient généralement davantage touchés que les femmes.
Les expert·e·s fribourgeois·es agissant sur le terrain relèvent quant à eux les difficultés suivantes en lien avec cette problématique : 1) la surcharge de prise en soins (notamment due aux manifestations comportementales de l’alcool), 2) le manque d’efficacité perçue (p. ex., un manque de formation en addictologie ou en psychiatrie, 3) les comorbidités physiques ou psychiatriques, ou encore la combinaison de difficultés bio-psycho-sociales, 4) le manque de définition des fondements éthiques et des postures des pratiques de soins en lien avec les addictions et 5) la nécessité d’une amélioration des collaborations au sein du réseau de santé.
Les sept mesures du plan d’action cantonal visant à répondre à cette situation sont :
Le troisième et le quatrième âge apparaissent de plus en plus comme des phases de vie distinctes 2 avec des rôles nouveaux et des facteurs de risque spécifiques pouvant conduire au développement d’une addiction (late onset). Certaines personnes arrivent aussi à l’âge de la retraite avec une addiction développée antérieurement (early onset).
Les addictions représentent un défi majeur pour le personnel et les organisations de soins, car la prise en charge peut s’avérer très exigeante. Il y a en effet peu de maladies qui ont autant de conséquences sociales, comportementales et sanitaires. Il est donc particulièrement important de renforcer les compétences spécifiques et les collaborations entre les professionnel·le·s qui prennent en charge les personnes âgées.
Une fluidité dans les échanges d’information entre différents types d’institutions est essentielle, mais elle dépend fortement des collaborations déjà en place. Les échanges ne sont pas non plus aussi systématisés qu’ils pourraient l’être (par exemple sous forme de contrats ou de conventions de collaboration). Ils permettraient pourtant des prises en charges plus cohérentes autour d’objectifs communs pour le/la patient·e, tenant compte des problèmes addictologiques et psychogériatriques et d’un suivi dans la durée, par exemple entre l’hôpital (psychiatrique ou somatique), l’EMS, les ASD et les suivis ambulatoires lors de la sortie de l’hôpital
Les institutions perçues par les expert·e·s comme étant centrales dans ce contexte sont : les institutions spécialisées (en psychiatrie et dans les addictions), les services d’aide et soins à domicile, le service des curatelles et les médecins traitants.
Les médecins traitants généralistes sont d’ailleurs identifié·e·s comme les actrices et acteurs centraux qui sont le plus en contact avec les client·e·s des ASD. Beaucoup de personnes âgées qui souffrent d’addictions passent inaperçues et il importe de sensibiliser leurs médecins traitants à cela. Des outils de dépistage de problèmes d’addictions chez les personnes âgées et d’intervention précoce devraient également être mis à disposition de ces médecins 3. De bonnes collaborations à ce niveau permettent une prise en charge plus complète et à intensifier la communication au sein du réseau de soins.
La psychiatrie de liaison, rattachée au RFSM, permet d’obtenir des supervisions pour le personnel et de suivre des situations problématiques d’un point de vue addictologique et psychogériatrique.
Cette liaison est en principe fournie pour tous les EMS du canton qui en ont fait la demande (actuellement 39 sur 42). Elle est constituée d’un médecin cadre du RFSM qui se déplace au sein même des institutions. Ceci aussi bien pour des cas d’addictologie que pour des cas de psychiatrie plus générale, à la demande soit du médecin traitant responsable de l’institution, soit de l’équipe soignante sur place.
Dans ce contexte, la situation de M. M est un exemple des difficultés rencontrées qui met aussi en lumière le travail de coordination et de collaboration effectué par les différentes équipes qui gravitent autour de ce patient.
M. M est l’exemple même du patient qui mobilise un certain nombre de ressources offertes en lien avec la problématique de l’alcool. Si l’on suit son parcours, on constate qu’il a bénéficié d’un suivi ambulatoire pendant de nombreuses années, et ce aussi bien de la part de ses médecins (médecin de premier recours et psychiatre), que du RFSM avec des hospitalisations plutôt de type « décharge » en lien avec des consommations abusives d’alcool. La collaboration entre médecins, équipe hospitalière et soins à domicile, tous extrêmement impliqués dans la situation, lui ont permis d’éviter des alcoolisations aiguës récidivantes pouvant le mettre en danger. Les soins à domicile ont opéré comme vigiles de la situation, appréciant à chaque passage la pertinence d’une prise en charge plus intensive ou le maintien de prestations fournies au domicile. Le personnel infirmier des ASD a aussi pu fournir durant des années le soutien psychologique nécessaire pour ce type de patientèle.
Il y a moins de cinq ans, le problème d’alcool de M.M a franchi un palier supplémentaire avec notamment une atteinte cérébrale ayant des répercussions importantes sur ses activités de la vie quotidienne. Une hospitalisation en milieu psychiatrique a alors été nécessaire. Lors d’un bilan cognitif complet, une démence a été diagnostiquée et celle-ci explique les troubles du comportement et les manques constatés par l’équipe des soins à domicile et par le médecin traitant. Il s’agissait alors de l’orienter vers un nouveau lieu de vie, soit un projet de vie de type institutionnel, et ce avec l’accord tant du patient, qui constate de plus en plus ses pertes, que de sa famille soulagée de le savoir accompagné de façon beaucoup plus importante (il nécessite désormais une prise en charge quasi permanente).
La collaboration durant l’hospitalisation a été aussi cruciale que celle lors des années précédentes. L’équipe médico-infirmière hospitalière a fait un travail sur le fond de la problématique conduisant ce patient vers un projet de vie institutionnel. Mais la collaboration ne s’est pas arrêtée là, car lors des différentes séance de réseaux en présence de la nouvelle équipe de l’EMS ainsi que de l’équipe soignante du RFSM, une prise en charge pluridisciplinaire a pu être mise sur pied dans l’idée de renforcer les stratégies de prévention à la rechute, mais aussi d’élaborer un nouveau cadre de vie lui permettant de poursuivre sa consommation d’alcool sous forme contrôlée sans se mettre en danger (l’abstinence n’étant pas un projet viable sur le long terme malgré ou à cause de l’aspect démentiel de ce patient).
Aujourd’hui, M. M est vu de façon régulière dans le cadre de la liaison alcool qui a été mise sur pied. Il en ressort une prise en charge plus spécifique par l’équipe soignante de l’EMS, mais aussi des hospitalisations de plus en plus rares voire inexistantes ces six derniers mois et, surtout, une qualité de vie nettement améliorée.
Une collaboration dynamique des différents acteurs impliqués dans une telle prise en charge peut donc aboutir à un assouplissement du système (diminution des prestations des différents intervenants et surtout des hospitalisations) et à une amélioration notable de la qualité de vie.
Chaque partenaire en lien avec cette problématique addictologique peut, à son niveau, infléchir la courbe (rendre la problématique moins taboue, lui donner un regard différent), améliorer la prise en charge avec notamment plus de connaissances et de personnel expérimenté capable de les mener à bien.
La prise en charge de ce type de patient très demandeur et très demandant est certes difficile, mais elle est aussi représentative des bienfaits d’un accompagnement pluridisciplinaire qui permet de nous conforter dans ce qui constitue la priorité : le bien-être des personnes en souffrance.