janvier 2016
Groupe projet Femmes et addictions de la Fédération Addiction
Le faible taux de fréquentation des centres par les femmes s’explique en grande partie par le fait qu’elles sont moins nombreuses que les hommes à présenter des usages nocifs ou des dépendances à certaines substances. Ainsi, elles représentent un peu plus de 25% des consommateurs quotidiens d’alcool 1, plus de 28% des consommateurs réguliers de cannabis 1 et près de 23% des consommateurs de médicaments de substitution aux opiacés 2. Un léger écart semble toutefois persister entre la moyenne dans les files actives et le nombre de femmes que les centres pourraient potentiellement recevoir.
Le premier facteur à prendre en compte, tant en matière d’accès au dispositif que d’adaptation de l’accompagnement, ce sont les représentations de genre, c’est-à-dire celles concernant les rapports sociaux de sexe. Elles traversent la question des addictions au même titre que l’ensemble des activités humaines. Ainsi, les femmes ayant des usages nocifs de substance(s) ou des dépendances perdent symboliquement leur supposée capacité de « prendre soin des autres » qui relève traditionnellement de la fonction féminine, surtout maternelle. Plus que les hommes consommateurs, elles peuvent être perçues comme déviantes, fragiles, dans la perte de contrôle, négligentes, et la confusion entre conduite addictive et sexualité débridée, voire prostitution, est fréquente. Certes, une partie des femmes qui ont des usages importants de substances peuvent les revendiquer comme un élément de plaisir et/ou de fierté, par exemple en contexte festif. Mais les plus en difficulté peuvent intégrer cette image négative et développer de la honte et de la culpabilité vis-à-vis de leur conduite.
Cette stigmatisation peut expliquer la difficulté des femmes à se rapprocher des dispositifs de réduction des risques. D’une part, le regard et les remarques des hommes usagers des centres, dont le poids est accentué par le fait qu’ils y sont majoritaires, peut être difficile à supporter. D’autre part, les professionnels, spécialistes ou non des addictions, ne sont pas exemptes de représentations, qu’elles peuvent ressentir.
Ainsi, alors que la philosophie de la réduction des risques est basée sur l’accueil inconditionnel des personnes et l’adaptation à leurs besoins, les rapports de genre sont souvent un impensé des centres. Inclure la réflexion dans le projet d’établissement, faire un état des lieux quantitatif et qualitatif des accompagnements menés auprès des femmes et en discuter en équipe peut être une première étape pour évoquer la question des représentations. En parler avec les partenaires, faire intervenir un expert de la question du genre, organiser un séminaire inter-structures sont également des moyens de travailler ce point.
Un deuxième axe de travail consiste à développer des stratégies de contournement : puisque certaines femmes ont peur de venir au centre, le déploiement géographique ou « aller vers » peut permettre de les rencontrer plus facilement. Le CAARUD La Croisée à Epinal a ainsi accordé une attention particulière aux femmes enceintes et avec enfants lors de ses maraudes pédestres et a développé une connaissance approfondie du public des femmes en espace festif. Sensibiliser les partenaires non spécialisés (pharmaciens, médecins, centres de planification, centres de dépistage, hébergements d’urgence, etc.) à la problématique peut également les aider à mieux aborder le sujet des consommations avec les femmes et à les orienter vers le dispositif spécialisé.
Un troisième axe de réflexion concerne la mixité de l’accueil et des activités. Certaines femmes expriment leur sentiment d’insécurité vis-à-vis de la violence masculine dans les accueils mixtes et cherchent à se rendre le plus invisible possible, par exemple en adoptant une apparence et un comportement basés sur les stéréotypes masculins. De nombreux CAARUD ont donc mis en place des temps d’accueil réservés aux femmes durant la semaine 3. Certains, comme Réduire les Risques à Montpellier ou l’Espace femmes de la Boutique 18 à Paris, ont même dédié leur dispositif aux femmes depuis près de vingt ans. Outre un sentiment de sécurité, la non-mixité peut faciliter la parole et permettre d’aborder des sujets plus intimes. Toutefois les espaces non-mixtes ne conviennent pas à toutes les femmes et à tous les milieux. Ils nécessitent du temps avant d’être adoptés et ne dispensent pas d’une pédagogie auprès des hommes usagers et d’une réflexion globale sur la mixité dans le centre. Le fait de se retrouver entre personnes du même sexe peut aussi exacerber les rivalités et susciter des violences au sein de ces espaces réservés.
La littérature scientifique a mis en évidence une concomitance des conduites addictives et des troubles de la perception du corps plus fréquente chez les femmes, en lien avec des troubles de l’image et de l’estime de soi 4. De nombreux CAARUD ont développé des activités en lien avec le bien-être corporel, en première intention pour les femmes, et souvent à leur demande : ateliers de socio-esthétique, mais aussi activités sportives ou activités relaxantes 5.
Pour les injectrices, qui ont les veines plus fragiles que les hommes, l’utilisation d’aiguilles fines et des conseils sur l’injection sont recommandés. Par ailleurs, les femmes consomment plus souvent au sein du couple, où le compagnon a pu fréquemment être l’initiateur de l’usage. Certains CAARUD distribuent donc systématiquement les seringues par deux aux femmes, afin de limiter les risques de contamination.
Plus globalement, quel que soit le produit consommé, des situations d’emprise de la part du compagnon ou de la compagne sont plus souvent observées chez les consommatrices et peuvent compliquer la demande d’aide et l’accès à l’accompagnement. La dépendance à l’autre au sein du couple vient alors redoubler la dépendance au produit et doit être prise en compte par l’équipe.
S’ils peuvent concerner également les hommes et les personnes qui ne présentent pas de conduites addictives, les risques sexuels, économiques et le risque de subir certaines violences sont plus fréquemment observés chez les femmes dépendantes 6.
La réduction des risques sexuels notamment est un incontournable : les femmes sont biologiquement plus vulnérables que les hommes aux infections sexuellement transmissibles et des facteurs socio-économiques peuvent limiter leur accès à l’information et la prévention. Elles sont également beaucoup plus nombreuses que les hommes à vivre des situations de prostitution, principalement lorsqu’elles consomment des produits chers ou en grande quantité (crack, opiacés). Actuellement, 96% des CAARUD mettent à disposition des préservatifs masculins et 90% des préservatifs féminins 7. Le CAARUD d’Aides 58 profite de la distribution de préservatifs pour initier un dialogue sur les risques sexuels et la contraception, tant avec les hommes qu’avec les femmes. D’autres structures, comme le Sleep’In de Lille, adaptent le matériel distribué aux situations de prostitution. Réduire les risques passe par l’information individuelle et collective sur les risques sexuels, sur l’hygiène intime et sur les effets des consommations sur la sexualité, par l’ouverture d’espaces de parole, mais aussi par l’accès au dépistage des cancers féminins (sein et col de l’utérus). Le travail en partenariat avec les centres de planification, les centres de dépistage, des gynécologues sensibilisés aux conduites addictives ou encore des associations spécialisées dans l’accompagnement des personnes prostituées permet d’orienter en fonction des besoins.
Les professionnels des addictions témoignent à la fois de la difficulté des femmes dépendantes à planifier des grossesses désirées, et de demandes d’IVG fréquentes, ce qui met en exergue le besoin d’informer et d’orienter en matière de contraception.
La grossesse des femmes présentant des conduites addictives fait peur, aux femmes elles-mêmes comme aux professionnels sanitaires et sociaux. Les risques encourus par l’enfant en lien avec les consommations et le rythme de vie de la mère sont au cœur des préoccupations. Pour une partie des femmes, il s’agit pourtant d’une « fenêtre thérapeutique », durant laquelle elles seront plus enclines à être accompagnées. Idéalement, l’accompagnement proposé cherche un équilibre entre la réalité de la responsabilité biologique de la femme enceinte et la nécessité de ne pas susciter de culpabilité et de stigmatisation supplémentaires. Beaucoup de CAARUD ont développé un travail en réseau pour pouvoir accompagner les femmes de façon pluridisciplinaire, avec des sages-femmes et gynécologues, des équipes de maternité, mais aussi la PMI (Protection maternelle infantile) et l’ASE (Aide sociale à l’enfance).
Enfin, lorsque les femmes ont les enfants à charge, l’accueil de ces derniers questionne de nombreuses équipes. Certains CAARUD proposent des solutions : partenariat avec un mode de garde à proximité, espace « enfants » aménagé dans le centre, affectation de ressources internes à l’accueil des enfants…
La réduction des risques peut être adaptée aux femmes en prenant en compte leurs spécificités physiologiques et sociales : de nombreuses structures expérimentent des actions en ce sens ces dernières années. Toutefois, si certaines vulnérabilités sont plus fréquentes chez les femmes, le risque de se focaliser sur leur statut de victime est un autre écueil auquel les professionnels réfléchissent. D’une part, les hommes ont également leurs vulnérabilités spécifiques, et ils sont proportionnellement plus nombreux à devenir dépendants pour beaucoup de substances 8. D’autre part, associer systématiquement les femmes à la vulnérabilité risque de renforcer l’image stéréotypée du « sexe faible » ; l’accompagnement gagnera à s’appuyer plutôt sur les ressources dont elles font preuve.
Par ailleurs, l’existence de vulnérabilités particulières chez les femmes ne signifie pas qu’elles soient systématiques. L’évaluation d’une situation peut s’appuyer sur ces tendances, mais ne peut s’y réduire.
Enfin, nous avons choisi dans cet article de présenter l’adaptation de la réduction des risques en CAARUD pour en simplifier la présentation, mais les axes présentés sont applicables dans toutes les structures susceptibles d’accueillir des femmes présentant des conduites addictives.
Interview Véronique Delaforge, infirmière au CAARUD Logos (Nîmes, France)
Véronique Delaforge s’intéresse depuis près de 15 ans à l’adaptation de l’accueil et de l’accompagnement aux femmes parmi les publics précaires qu’elle rencontre. Elle a impulsé la réflexion au sein de la structure où elle travaille.
Quelles spécificités constatez-vous chez les femmes qui fréquentent votre centre ?
Nous recevons beaucoup de femmes jeunes, voire très jeunes, en rupture familiale et sociale. Elles sont plus stigmatisées que les hommes. Elles ont souvent une estime d’elles-mêmes faible ; elles peuvent avoir vécu des violences et/ou des situations de prostitution pour pouvoir obtenir du produit ou bénéficier d’un hébergement… Elles se cachent plus que les hommes, surtout si elles ont des enfants.
Qu’avez-vous mis en place pour elles ? Qu’avez-vous changé dans vos pratiques ?
Nous avons ouvert en 2011 un accueil réservé aux femmes avec ou sans enfants, afin de leur offrir un espace à l’abri du regard des hommes. Cet accueil faisait suite à une baisse significative de la fréquentation de l’accueil mixte par les femmes, alors qu’un public potentiel existait. Il a permis d’augmenter à la fois leur fréquentation du centre et leur temps de présence.
La mise en place de l’accueil réservé a entraîné une plus grande proximité entre intervenants et usagers dans leur ensemble. D’emblée, l’accueil « femmes » s’est avéré plus convivial, plus intime car moins fréquenté que l’accueil mixte, et a amélioré la liberté de parole, entre femmes sur leurs consommations et la vie familiale, mais aussi entre usagères et intervenants. Puis l’accueil mixte a bénéficié de cette évolution.
Au début, les hommes se sont sentis exclus : nous leur avons expliqué pourquoi nous ouvrions cet accueil, et avons dû gérer les tentatives d’intrusion, notamment lorsqu’une usagère est en couple et que son compagnon l’accompagne.
Quels sont, à votre avis, les enjeux sur cette question pour les années à venir ?
Tout d’abord, maintenir la question d’actualité au sein de l’équipe, par exemple sous forme de débats réguliers, afin qu’elle ne soit pas noyée dans le travail quotidien. D’autant que c’est un combat souvent perçu comme d’arrière-garde…
L’enjeu se situe également dans le fait d’aller vers les femmes qui ne viennent pas au CAARUD malgré l’accueil spécifique. Nous travaillons par exemple avec les pharmacies qui mettent à disposition du matériel stérile de consommation.
Consulter le guide Femmes et addictions de la Fédération Addiction. Téléchargeable librement sur www.federationaddiction.fr, il propose une réflexion et des préconisations en 15 fiches thématiques.