janvier 2016
Martine Lacoste (Clémence Isaure) ; Alain Morel (Oppelia)
L’acte de naissance de la réduction des risques (RdR) 1 en France est généralement daté en 1987, année où une ministre de la Santé, Madame Michèle Barzach, a fait adopter contre vents et marées un décret libéralisant la vente de seringues en pharmacie. En réalité, cette date n’a été qu’un premier pas dans un long processus qui bouleverse encore aujourd’hui le socle conceptuel, idéologique, moral et politique qui prévaut toujours dans les discours officiels sur les drogues et les addictions.
Ce n’est qu’en raison de la situation exceptionnelle imposée par la lutte contre la diffusion du VIH que le principe de base de la RdR (« Mieux vaut ne pas se droguer, mais si vous le faites ne vous shootez pas, et si vous vous shootez, faites-le avec une seringue propre ») a été accepté comme une dérogation très limitée au principe prohibitif (« Ne vous droguez pas ! Pour vous en dissuader, la société vous crée des obstacles et des dangers supplémentaires »). L’objectif était d’ailleurs très restreint – limiter le partage des seringues pour diminuer les contaminations infectieuses – et sur un périmètre réduit, l’injection de drogues illicites. Mais c’était l’amorce d’une nouvelle logique qui allait dérégler la mécanique idéologique de la prohibition : ne plus considérer toute drogue comme le danger en soi, et déplacer l’objectif sur les risques provoqués par certains usages. Une logique de tolérance, de responsabilisation et d’inclusion sociale de tous s’opposant à celle de la stigmatisation, du tout interdit et de la répression inscrite dans loi de 1970. Une logique en écho avec d’autres évolutions sociétales dans les démocraties modernes, abandonnant l’ordre moral comme ciment social, intégrant la diversité humaine et des comportements, et reconnaissant aux citoyens, ici les usagers, la responsabilité de soi.
Sous l’impulsion d’associations et d’actions transgressives, d’autres pas ont été franchis dans le déploiement de la RdR durant les années 1990, notamment avec la diffusion des traitements de substitution aux opiacés (TSO), la création des « boutiques » (devenues CAARUD 2) et le développement des interventions en milieu festif.
Au tournant du XXIe siècle, un autre saut qualitatif s’est produit, avalisé tant par les acteurs que par l’État : l’adoption des notions d’addiction et d’addictologie. La toxicomanie, l’alcoologie et la tabacologie, jusque-là totalement cloisonnées, deviennent les parties d’un même ensemble cohérent. Les cloisons devenant poreuses, la question des risques commence à interroger les consommations de substances licites et les comportements addictifs sans drogue.
En deux décennies, la conjonction de ce double changement de paradigme a modifié les regards, pris en compte de nouvelles pratiques de consommation et transformé les pratiques professionnelles. Au-delà des produits et des méthodes, ce sont les fondements et les objectifs de l’intervention sociosanitaire, jusque-là centrés sur l’abstinence, qui se sont trouvés interrogés. Une remise en question touchant inévitablement l’objectif politique que se fixe la collectivité : faut-il éradiquer les drogues en « luttant contre » ou mieux vivre avec elles en établissant une régulation qui en minimise les risques ?
Cette évolution, ses retentissements sur les pratiques et les politiques de santé, ses liens avec celles des autres champs (éducation, justice, etc.) constituent un processus de déconstruction/reconstruction qui soulève des problèmes de cohérence des acteurs et d’appropriation par l’opinion publique. La Suisse a mis en place des systèmes de coalitions et d’alliances interpartis qui lui ont permis de mener sur ces sujets une politique particulièrement courageuse dans tous ses cantons. Difficile d’envisager cela en France. En tant que lieu de coordination entre associations de professionnels en addictologie d’horizons divers, la Fédération Française d’Addictologie (FFA) 3 a jugé qu’il était de sa responsabilité de contribuer à faire avancer la collectivité en organisant une conférence de consensus sur ce thème, comme elle l’avait fait en 2004 sur les TSO.
Le contexte des politiques publiques a cependant évolué et les conférences de consensus ont perdu leur objectif strictement médical pour s’ouvrir vers le champ social, devenant des « auditions publiques » chargées de faire une plus large place à la « société civile », en particulier aux personnes concernées par la question.
Cette forme de débat et de prise de position citoyenne est particulièrement adaptée pour aborder collectivement les questions touchant à une conduite sociale comme celle des usages de substances psychoactives. D’autant plus à travers la problématique des risques et des dommages qui, loin d’être strictement médicale, est à la croisée d’interactions bio-médico-psycho-sociales complexes.
La séance de l’Audition publique proprement dite, qui s’est déroulée en avril 2016, a été l’aboutissement d’un processus de préparation de plus de deux ans, émaillé d’une première étape sous forme d’Assises nationales intitulées « RdRD : vers un consensus ? ». Durant ces Assises, de multiples experts ont pu échanger sur tous les aspects de la RdRD. Un groupe de synthèse désigné par la FFA a été chargé de poser les premières pierres d’un accord sur la définition de la RdRD et ses résultats, sans occulter ni les divergences, ni les questions posées par l’apparition de nouvelles pratiques, notamment dans les champs du tabac et de l’alcool. La notion de dommages a été ajoutée à celle de risques pour davantage expliciter l’objectif stratégique de prévenir et diminuer les conséquences négatives, sanitaires et sociales, des consommations de substances psychoactives et des conduites addictives.
Les premières mesures pour l’information et l’implication des usagers, l’accès aux seringues stériles et aux TSO, ont eu des résultats très positifs et attestés sur la baisse des contaminations par le VIH et des décès par overdose, mais aussi sur l’accroissement des recours aux soins, l’implication de la médecine générale et de l’ensemble des acteurs de santé. La politique de réduction des risques a ainsi été officiellement intégrée dans la loi du 9 août 2004 relative à la politique de santé publique. La prévention des contaminations aux hépatites a nécessité des stratégies nouvelles dont les résultats n’apparaissent que récemment. La RdRD ne commence à être appliquée dans les domaines des drogues licites de façon trop récente et balbutiante pour que l’on ait un aperçu clair de ses résultats, mais elle suscite un intérêt croissant depuis quelques années.
Peu à peu, des stratégies de RdRD se développent à la fois pour toutes les addictions et dans toutes les pratiques, depuis l’intervention précoce jusqu’aux traitements intégrés et à l’accompagnement social. Prenant acte de cette évolution et de ses répercussions très prometteuses, la FFA avait d’ailleurs fait de la RdRD, dès 2011, l’axe principal d’une nouvelle politique de santé des addictions dans son « Livre Blanc de l’addictologie française » 4.
Des phénomènes collectifs récents montrent que la population commence à s’approprier le recours à des moyens pour réduire les risques liés à l’usage de substances dès lors qu’il en existe, et même si c’est en marge des cadres établis. C’est ce qu’illustrent parfaitement le succès rapide et spectaculaire de la cigarette électronique qui réduit considérablement les risques liés à la combustion du tabac ou la forte demande de prescriptions de médicaments tels que le Baclofène permettant de se soigner d’une alcoolodépendance sans forcément passer par une « cure » ni arrêter totalement de boire.
D’autres projets innovants, plus ou moins avancés, comme l’ouverture de salles de consommation de drogues à moindres risques (SCMR), de nouvelles stratégies de TSO par voie intraveineuse, ou la mise en place de programmes de gestion de la consommation, traduisent également les changements que cherchent à opérer les professionnels pour élargir les possibilités de soins et leur accessibilité à toutes les populations, en particulier celles qui sont confrontées aux plus grandes difficultés pour changer leur comportement addictif.
Mais ces stratégies de RdRD rencontrent des incompréhensions et sont encore vécues par une partie de l’opinion comme encourageant la consommation de drogues et détournant les usagers du traitement longtemps considéré comme le seul efficace contre la dépendance : le sevrage et l’arrêt définitif. Ces pratiques, leur sens et leur pertinence, leur complémentarité avec les approches plus classiques, ont donc besoin d’être mieux connues, expliquées, organisées et évaluées. Les questions qu’elles posent doivent être prises en compte et débattues au-delà des seuls cercles d’experts.
Selon la méthodologie portée par la Haute Autorité de Santé qui a accompagné son organisation, l’Audition publique s’est réunie deux jours, les 7 et 8 avril 2016, au Ministère de la Santé à Paris. Elle a été retransmise en direct par une Web TV permettant un élargissement du public et des questions. Une trentaine d’experts ont été chargés de présenter publiquement leurs réponses à des questions définies par le comité d’organisation. Aidée par un groupe bibliographique qui a analysé toute la littérature sur le sujet, la Commission d’Audition, de composition large et diversifiée, présidée par le professeur Didier Sicard, Président d’honneur du Comité National Consultatif d’Éthique (CCNE) 5, a eu pour mission d’en tirer des conclusions et des recommandations tournées vers la société.
L’Audition a ainsi confronté les points de vue d’experts et d’associations de personnes concernées à un cercle plus large représentant la société civile (associations familiales, enseignement, justice, police, médias, travail social, médecins, élus…) pour débattre de toutes les questions sanitaires et sociales soulevées par la RdRD, en faire un bilan prospectif et proposer des évolutions nécessaires : évolution des représentations, évolution des dispositifs, évolution de leur traduction sur le plan légal.
Les comportements d’usage de drogues et l’ensemble des conduites addictives sont inscrits dans une société ; ils ont des fonctions sociales majeures, des conséquences humaines bonnes et mauvaises, y compris dans la vie quotidienne de tous. Ils ont donc une dimension sociétale et politique très importante. Des lois et règlements, souvent liés à chacune des substances concernées, visent à encadrer ces comportements pour protéger les individus et la collectivité.
L’Audition publique se devait d’entrer dans ces questions politiques et législatives, à double titre : dans les rapports entre les cadres posés par le législateur et le développement des stratégies de RdRD (à ce titre la loi de santé du début 2016 a apporté des ouvertures importantes), et par rapport à la qualité de la « protection sociale » qu’apporte ou pas la législation française telle qu’elle est aujourd’hui.
Le rapport final de la Commission d’Audition 6, rédigé après deux jours de « conclave », a surpris les observateurs par sa pertinence et son courage pour relever les deux grands enjeux qui traversent aujourd’hui la politique des drogues en France : d’une part le changement de la loi et de la philosophie des politiques publiques, et d’autre part l’appropriation par les gens, les usagers en particulier, des questions qui les concernent, ce qui suppose d’émanciper ces questions du domaine exclusif des experts, notamment de les « déjudiciariser » et de les « démédicaliser ».
Dès sa première recommandation, la Commission s’engage en faveur d’une révision de la loi de 1970 et une dépénalisation de l’usage des drogues indispensable au développement de la RdRD, et elle appelle à ouvrir « un débat sociétal » sur la régulation des marchés des produits licites et illicites.
En préalable à ses recommandations, la Commission affirme sa conception de la RdRD en tant que réponse à un besoin de transformation sociale : « le concept de RdRD n’est pas seulement une approche alternative du soin, mais un nouveau regard porté sur les phénomènes d’addictions inscrivant dans la société une situation de rupture morale, idéologique et politique. Cette rupture libère un mouvement issu du terrain qui crée sa propre dynamique fondée sur l’inconditionnalité de l’accompagnement, le droit du libre choix et la valorisation du savoir des usagers. »
Ainsi, au-delà des mesures et actions innovantes qu’il promeut (ouvrir des espaces de consommation à moindres risques dans les CSAPA 7 et CAARUD, donner toute sa place à l’e-cigarette, utiliser massivement Internet, garantir l’accès aux outils de RdRD dans les lieux de privation de liberté, etc.), le rapport et ses 15 recommandations appuient cette dynamique et la place centrale que doivent avoir les usagers dans les stratégies de RdRD.
L’Audition publique n’a pas eu la prétention de se substituer à un débat de société, démocratique et impliquant toutes les composantes de la collectivité. Un débat que, à l’instar de la Commission d’Audition, beaucoup demandent en France. Mais au moins peut-elle se féliciter de l’avoir préfiguré et d’avoir fait émerger publiquement un consensus fort entre les professionnels, leurs associations et leurs partenaires en faveur du développement de la RdRD. C’est sans doute pourquoi l’ensemble de la communauté addictologique en a salué la démarche et a décidé, comme la FFA et ses associations adhérentes, de porter ses conclusions.