janvier 2016
Martine Baudin (Première ligne)
L’usage de drogues touche le cœur des hommes, nos représentations, nos valeurs, nos schémas de pensée, nos préjugés, nos héritages religieux. Il concerne tout le monde, que l’on ait ou non, dans son entourage, une personne faisant usage de drogues. La consommation pose la question de la recherche d’équilibres de vie et de quête d’un mieux-être. Elle questionne la condition humaine et la place de chaque individu dans une société donnée. La question des drogues est une question sociétale, et non uniquement individuelle.
Ouvrir une salle de consommation à moindre risque (SMCR), défendre son expérimentation et valider son existence pour du long terme, c’est avant tout accepter de sortir d’une pensée dogmatique et idéologique autour de la diabolisation de la consommation de produits psychotropes légaux et illégaux. C’est abandonner, une fois pour toute, l’approche de l’abstinence comme seule finalité pour « être heureux ». C’est abandonner, une fois pour toute, l’idée qu’une salle de consommation aide les personnes à arrêter de consommer. Une SCMR exacerbe ces représentations, celle de la guérison et de la stigmatisation d’un public précis. La SCMR fait partie d’un dispositif complet de réponses diversifiées pour la prise en charge de personnes faisant un usage de produits psychotropes. Une SMCR n’est pas un lieu où des gens consomment n’importe comment, de manière « sauvage » avec des comportements tout aussi « sauvages ». Une SCMR n’est pas la rue : elle fait office d’observatoire sur les pratiques, les rituels et les évolutions en matière de consommation. Rappelons aussi que l’un des objectifs principaux d’une SCMR est l’amélioration pour le quartier dans lequel elle s’implante. À ce voisinage, souvent méfiant, voire opposé à la présence d’une telle structure, une SCMR offre la possibilité de réfléchir sur la thématique des addictions et la place des personnes usagères de drogues au sein d’une cité. Elle propose un dialogue afin de trouver des solutions acceptables pour tous, les professionnels gestionnaires de la SCMR, les habitants d’un quartier et les personnes usagères de drogues elles-mêmes.
Le travail de réduction des risques liés à l’usage de drogues mené au Quai 9 fait partie de la politique fédérale en matière de toxicomanie, instaurée en Suisse depuis 1991. Cette politique est constituée de quatre piliers d’intervention que sont la prévention, le traitement, la répression et la réduction des risques. À Genève, les autorités cantonales (Conseil d’Etat) ont privilégié le pragmatisme, face à l’émergence du VIH-Sida. Elles ont mis sur pied un dispositif diversifié de prises en charge, allant de la prévention à l’abstinence, en passant par les soins et le traitement, la thérapie et la réduction des risques sanitaires. La concrétisation de cette politique a été donnée au terrain associatif concernant la réduction des risques, en complémentarité au dispositif de soins et de traitement mené par le service public.
L’élément déterminant a été de ne pas faire de la drogue un enjeu électoraliste. Il y a eu une volonté de mettre en place des prestations différenciées et d’apporter une aide à ceux qui n’étaient pas (encore) prêts à arrêter.
1996 : l’explosion de la consommation de cocaïne par voie intraveineuse relance le projet d’une salle de consommation. En mai 2000, une motion en faveur d’une expérimentation est déposée auprès du Parlement genevois pour être acceptée en mai 2001. Le Groupe Sida Genève menait alors un travail de réduction des risques liés à l’usage de drogues depuis 1991 : c’est tout naturellement que le mandat de la SCMR lui a été remis, repris par l’association Première ligne, créée en 2004.
De par le caractère expérimental du projet et un éventuel déplacement, le Quai 9 s’est ancré sous forme d’une structure modulaire dans l’un des quartiers les plus populaires et familiaux de Genève. Le choix du quartier a été la proximité avec la gare, autour de laquelle le trafic de la drogue de rue s’était installé. Pour la réussite de cette expérimentation, il fallait nous assurer de la mobilisation du public ciblé, soit de pouvoir atteindre les personnes usagères de drogues, là où elles se trouvaient.
Il est important de mettre en éclairage le paradoxe majeur qu’une SCMR pose, à savoir l’opposition entre le fait de pouvoir consommer à moindre risque à des fins de santé publique et l’interdiction de consommer des produits illégaux, d’en vendre ou d’en acheter, au regard de la Loi sur les Stupéfiants (LStup). À Genève, même si le travail de concertation entre les piliers de la réduction des risques et de la répression était bien présent depuis 1991, l’ouverture du Quai 9 a entraîné de nouveaux champs de tension. Il a fallu un travail de concertation redoublé d’efforts entre les acteurs de ces deux piliers. Pour chacun de ces acteurs, il était impératif de sortir de la pensée dogmatique qu’une SCMR encourage la consommation et que la police ne fait que chasser les personnes usagères de drogues… Il était aussi indispensable de rappeler au pilier de la répression qu’au sein d’une SCMR, il y a forcément des produits illégaux qui circulent, même si les transactions de produits sont sanctionnées. Le Ministère public nous a imposé le rappel auprès des utilisateurs du Quai 9 qu’une SCMR n’était pas une zone de non-droit. Fragile équilibre entre santé et ordre publics… sortir de ce mouvement d’opposition pour être force de proposition d’une nouvelle pensée commune autour de la prise en charge du public toxicomane a été la volonté des gestionnaires du Quai 9. En face, des interlocuteurs du travail de terrain et la hiérarchie supérieure ont été disposés au dialogue. À Genève, nous pouvons souligner qu’aujourd’hui, une bonne partie des représentants du pilier de la répression estime qu’une SCMR est une bonne réponse dans la prise en charge des personnes usagères de drogues.
Concrètement, en regard de la Loi sur les Stupéfiants, un travail de longue haleine a été mené depuis l’ouverture du Quai 9 afin de trouver des modi vivendi permettant de conduire dans de bonnes conditions ce mandat de santé publique. Ce dialogue permanent a évité, aux abords de la SCMR, une présence des forces de l’ordre, des contrôles ou des arrestations intempestives qui auraient empêché les bénéficiaires de venir au Quai 9. Un protocole d’intervention policière dans le périmètre de la salle a été établi et validé par le groupe de pilotage désigné pour suivre l’évolution du Quai 9. Un deuxième enjeu, plus que d’actualité, réside dans la gestion de l’espace public devant le périmètre de nos locaux. En tant que gestionnaire, nous ne pouvons faire fi de ce qui se passe sous nos yeux par rapport à la transaction de produits. Cette zone «grise» a fait l’objet de nombreuses discussions et reste un champ de tension, certains jours plus marquée que d’autres.
Plus globalement, ce paradoxe repose la question de l’accès aux produits, du « deal de fourmi » (transactions de produits entre consommateurs), des actes illégaux possibles pour se procurer du produit, des actes inhérents au besoin d’argent pour l’achat de ces produits, tels que l’échange de services sexuels contre du produit… Ainsi, notre association se positionne également en faveur d’alternatives à la guerre contre la drogue, notamment pour la recherche de modèles de productions et de marchés des drogues réglementés par les gouvernements. Elle suit les recommandations de la Commission globale de politique en matière de drogues 1.
Toujours en vigueur en 2016, les deux conditions posées par les autorités genevoises ont été l’interdiction de la salle d’injection aux mineurs et la non-présence d’enfants au sein du Quai 9. Nous tenons à préciser qu’à Genève, les consommateurs injecteurs et mineurs ont toujours eu accès au matériel d’injection stérile.
Le Quai 9 est ouvert 365 jours par an, de 11h à 19h. Il ne réside aucune condition pour y accéder : l’association Première ligne défend l’accès universel, quelles que soient l’origine, la provenance et la nationalité de la personne usagère de drogues. Aucun dossier nominatif n’est établi, seul un pseudonyme est demandé afin de chiffrer la file active. Chaque utilisateur vient avec son propre produit ; aucun produit de substitution ni médicament n’est délivré. Les prestations proposées sont un espace sécurisé pour les consommations, les soins de santé primaire, l’échange et la vente de matériel de consommation, la prévention sexuelle, ainsi qu’un conseil personnalisé avec la possibilité d’un dépistage rapide du VIH/Sida et de l’hépatite C.
Aucun produit psychotrope n’est interdit, partant du postulat qu’aucun produit n’est plus dangereux qu’un autre. C’est aussi une opportunité d’évaluer les produits et les risques encourus, suivant les modes de consommation. Tous les points d’injection sont autorisés, sauf le visage et les parties génitales.
Il y a deux règles au Quai 9 : le respect de toute personne se trouvant sur les lieux, qu’elle soit un professionnel ou un utilisateur de la structure d’accueil, et l’absence de transaction de produits, dépannages et cadeaux compris.
L’équipe de travail est constituée de douze collaborateurs/trices, formés en travail social ou en soins infirmiers ; quatre personnes et un agent de sécurité y travaillent chaque jour.
C’est un accueil renouvelé quotidiennement. Il n’y a pas de jugement sur la consommation, mais la prise en compte de celle-ci dans des contextes et situations de vie différents. Les douze places dans l’espace de consommation permettent de travailler sur les trois modes de consommation – six places pour l’injection, quatre pour l’inhalation et deux pour le sniff – de manière séparée ou comme alternative à l’injection pour les deux derniers modes. Les personnes usagères de drogues peuvent utiliser la salle de consommation le nombre de fois qu’elles le souhaitent ; pour autant, à chaque passage, une évaluation de leur « état » est faite afin d’éviter des overdoses potentielles.
Depuis sa création, le Quai 9 a reçu 5007 personnes différentes. En 2015, il y a eu 48 726 passages en salle de consommation pour 952 personnes distinctes. Les pourcentages en termes de mode de consommation ont été 52,84 % pour l’injection, 17,31 % pour le sniff et 29.85% pour l’inhalation. Par rapport à la consommation par voie intraveineuse, l’héroïne a été consommé à 58,38 %, la cocaïne à 7,41 % et le mélange héroïne-Dormicum® à 16,67 %. Ces pourcentages de produits se retrouvent de manière similaire pour les deux autres modes de consommation.
Toujours en 2015, les nouvelles personnes inscrites pour la première fois sont composées de 40,34 % de plus de 35 ans, 43,18 % de personnes entre 26 et 34 ans et 16,48 % de 18-25 ans. À noter que pour le logement, 52,51 % ont déclaré être sans logement fixe ou en logement précaire. Le domicile fixe représente 47,49 %.
Ces chiffres témoignent de la précarité croissante, qui a dicté l’une des orientations principales de ces prochaines années dans notre travail associatif. En visant une amélioration durable, des réponses sociales doivent aussi être apportées.
Le Quai 9 continue à proposer des prestations de réduction des risques sanitaires liés à l’usage de drogues car les prises de risques restent importantes. Pour autant, à la suite de constats répétés de situations de vie se détériorant de plus en plus, l’association Première ligne a eu la volonté de pouvoir apporter aux personnes usagères de drogues fréquentant le Quai 9 des réponses supplémentaires qui se situent sur le plan social. Ce travail, que nous définissons désormais comme un travail d’insertion, a démarré en 2010 avec la mise en place du programme « Pôle de valorisation ». Au départ, les objectifs de ce programme étaient ciblés sur la valorisation des compétences, permettant aux personnes d’acquérir des aptitudes et des savoir-faire utiles à leur quotidien. Très vite, ce travail de valorisation n’a pas suffi et a mis en lumière la précarité grandissante dans laquelle vivent beaucoup de personnes usagères de drogues. En sus d’une consommation problématique de produits psychotropes légaux et illégaux, le contexte de vie est toujours, pour un certain nombre, très dégradé. Cet environnement participe pleinement à piéger les personnes dans leur consommation et à la dégradation de leur état de santé.
Un processus d’accompagnement individualisé a été clarifié, ayant pour but premier de réaffilier la personne usagère de drogues à un réseau hors de la consommation active de produits psychotropes. Nous avons très vite constaté que ce travail de réaffiliation permet de modifier la place qu’occupent les produits psychotropes dans le quotidien d’un usager : de centrale, elle devient de plus en plus périphérique. Ce processus permet d’enclencher une démarche dans laquelle s’esquissent de nouvelles perspectives de vie, hors de la consommation, ou en permettant une meilleure gestion de cette consommation. Pour autant, ces nouveaux horizons doivent se mener dans de bonnes conditions. Celles-ci posent une première exigence, celle de bénéficier d’un logement décent et de manière durable. La question de l’hébergement pour les personnes usagères de drogues, en phase de consommation active, reste une question délicate à Genève.
Nous avons également déposé auprès du magistrat de la santé le projet d’un lieu d’accueil, sans possibilité de consommer. Les prestations seraient d’ordre social et menées avec des partenaires du réseau socio-sanitaire genevois. Ce projet est sans suite à l’heure actuelle, par manque de financement étatique. Nous sommes pourtant convaincus que sans ces extensions sur le volet social, le travail des risques sur le plan sanitaire pourrait perdre, aujourd’hui, de sa valeur et de son efficience.