janvier 2016
Jean-Hugues Morales (TAPAJ France) ; Dominique Meunier (Fédération Addiction)
Depuis son repérage en France au début des années 90, le phénomène « jeunes en errance » n’a cessé de prendre de l’ampleur. Des jeunes de 18-25 ans, en très grande précarité, dont les expériences de vie les conduisent à avoir un parcours avec les consommations. Si la catégorie sociologique reste sujette à critiques, en France ce bornage d’âge s’explique par une réalité peu glorieuse : entre 18 et 25 ans nous sommes dans un quasi No man’s Land de réponse d’accompagnement institutionnel. 1)
Quid alors des possibilités d’autonomisation de publics très précaires en quête d’une réponse dans l’ici et maintenant, pour qui l’idée d’un contrat de travail, ou d’un compte en banque sont des choses bien abstraites, et pour qui la situation sociale est tellement précaire que carte d’identité et carte vitale sont parfois de lointains souvenirs ?
C’est sur la base de cette interrogation, et il faut bien l’admettre, d’un certain nombre d’accompagnements difficiles, voire d’échecs cuisants, qu’est né le programme TAPAJ(Travail Alternatif Payé A la Journée).
TAPAJ est un programme de revalorisation sociale via l’insertion professionnelle mise en place par des Centres d’Accueil et d’Accompagnement à la Réduction des risques pour les Usagers de Drogues (CAARUD). Il permet aux jeunes en très grande précarité d’avoir accès, au plus vite et avec le minimum de contraintes préalables, à un travail et donc à une source légale de revenus. En cela, TAPAJ est une alternative aux réponses d’assistanat et mobilise et valorise les capacités de travail de ces jeunes. En retrouvant les codes du monde de l’emploi (contrat de travail et bulletin de salaire dès les premières heures), le jeune développe non seulement un savoir-faire et un savoir-être professionnels mais aussi de l’estime de soi, puissant vecteur de revalorisation personnelle.
TAPAJ est une action de médiation positive basée sur les principes de la réduction des risques et les techniques d’engagement. Cette approche contextuelle, centrée sur les capacités de la personne, intervient sur des temporalités courtes et à partir de la volonté de changement du jeune. L’évaluation régulière de ces « micro-actions » directement contextualisées ainsi que la réversibilité des étapes du programme permettent très vite au jeune de glisser de la question de l’engagement initial à celle, beaucoup plus structurante, de la continuité et de la persévérance. Par son approche systémique, TAPAJ ne segmente pas les champs de vie de la personne et concourt ainsi à lever les différents freins de l’accès à l’emploi rencontrés par ce public (santé, situation sociale, logement, illettrisme, fracture numérique…).
Enfin, TAPAJ a également un impact sur la tranquillité publique. Par son action de médiation sur le milieu de vie de ces jeunes en plein cœur de la cité et auprès de l’ensemble des acteurs (riverains, commerçants, décideurs politiques…), il concourt au travail de déconstruction des représentations réciproques, source d’un mieux vivre ensemble et de l’émergence d’une volonté et d’une possibilité de resocialisation. Les interactions entre les jeunes et l’ensemble de ces acteurs locaux sont vectrices de reconnaissance. Ces feedbacks mettent à distance l’image négative du jeune « qui traîne avec ses chiens vers on ne sait quoi en buvant de la bière » et contribuent ainsi à restaurer une citoyenneté mise à mal.
La singularité de TAPAJ, caractérisée par son bas seuil d’exigence vis-à-vis des usagers, a imposé de défricher un montage économique qui semblait de prime abord impossible au regard du Code du Travail. C’est la raison pour laquelle TAPAJ repose à la fois sur une dynamique partenariale forte entre associations, institutions et grandes entreprises nationales françaises (AUCHAN, ORANGE, ERDF, SNCF, VINCI…), et sur un modèle économique novateur basé sur un archipel de financements différenciés.
Cette première phase se réalise sur des plateaux de travail de quatre heures maximum par semaine. Ceci permet aux jeunes tapajeurs d’apprivoiser les exigences minimales du monde du travail (horaires, organisation du temps et des « autres » rendez-vous, nécessité de prévenir en cas d’indisponibilité même si cela ne remet nullement en cause le contrat…). En somme, un ré-apprentissage à se projeter d’une semaine sur l’autre ! Chose très complexe pour des personnes à la rue dont la projection est réduite à son minimum vital et la temporalité morcelée.
Techniquement, les plateaux de travail proposés se réalisent en extérieur (désherbage, réaménagement d’espaces verts, manutention…), auprès de partenaires privés ou publics qui acceptent de ne pas imposer d’objectifs de rendement immédiat. Dans un souci de « faire avec », les éducateurs accompagnants réalisent avec les jeunes les tâches du chantier. L’évaluation finale se fait en présence des partenaires pour inscrire TAPAJ dans le cadre du monde du travail et non d’un chantier éducatif.
L’entretien de côte à côte, une pratique éducative spécifique
Cet outil a été affiné et mis au point au fil des années par les éducateurs du CEID Addictions à Bordeaux, premier site à avoir développé un programme TAPAJ en France.
« L’entretien de côte à côte s’inscrit au sein de différents espaces de travail et paraît aujourd’hui être indispensable dans notre trousseau de techniques d’accueil de la parole. En effet, le « faire avec » est classiquement reconnu dans nos métiers comme moyen de partager un moment tout en permettant d’élargir des discussions qui bien souvent restent en surface, ou s’adaptent aux attentes supposées du professionnel, dans d’autres cadres plus classiques d’entretien de face à face. A contrario, ces instants de partage que constitue le « faire avec », avec une hiérarchisation moins prégnante de la relation entre le professionnel et le jeune, facilitent pour le coup la relation humaine.
Ce que nous nommons « entretiens de côte à côte » se réalisent toujours dans ces espaces de « faire avec » (accompagnement à des rendez-vous, trajets en voiture, ateliers des arts de la rue, travail sur TAPAJ…). Ils peuvent se mettre en place parce que la relation se déroule dans cette configuration atypique de proximité et dans un temps borné, où le jeune perçoit qu’il peut mettre un terme à la discussion (fin de trajet, changement de rue de travail…). Ainsi, « l’entretien de côte à côte » relève avant tout d’un état de vigilance accru dans la mise en place spatiale et temporelle de ces conditions d’émergence potentielle d’une parole. Le jeune va pouvoir livrer des choses plus intimes dans cet interstice dont il s’échappera la plupart du temps immédiatement après, mais où les mots ont été posés. Chacun sait alors que nous en sommes maintenant dépositaires. Charge à nous de le travailler par la suite ».
Durant cette seconde phase, la situation médicale, administrative et sociale du jeune est mise à plat dans le cadre d’un accompagnement plus individualisé. Pour autant, les choses ne sont pas aussi segmentées au quotidien, parfois, elles s’initient plus tôt.
Les jeunes se voient proposés des contrats de 2 à 3 jours consécutifs avec un allègement partiel de l’encadrement et une autonomisation. La rémunération se fait dans les mêmes conditions qu’en phase 1 ou en fin de contrat. D’un point de vue éducatif, c’est la question de la présentation de soi qui se travaille à ce niveau, ou plus exactement la capacité d’être sur une constance de présentation de soi, d’un jour sur l’autre, quels que soit les aléas de sa vie privée, comme tout employé. Cette étape transitoire leur permet de se projeter un peu plus encore dans une appropriation de leurs choix futurs tant au niveau santé et hébergement que travail.
Focus sur la santé
TAPAJ accueille le jeune tel qu’il est (psychiquement, physiquement) et là où il en est de son parcours de vie. Ses consommations ne sont pas un frein à son entrée dans le programme mais au contraire, osons le dire en tant qu’acteur de l’addictologie, bien une condition d’accès. La question de la santé est « naturellement interrogée » par le jeune lui-même lorsqu’il intègre un plateau de travail. Un effet d’autorégulation s’observe chez certains : niveau de consommation légèrement abaissé le matin du chantier ou la veille, fréquence de consommation diminuée, vigilance sur sa qualité de sommeil et/ou d’alimentation…
Les éducateurs qui accompagnent ces temps de travail restent à l’écoute de l’état du jeune et peuvent lui proposer de faire des pauses, de manger ou de rentrer s’ils estiment que celui-ci n’est pas « suffisamment bien ». Cette bienveillance s’inscrit dans une logique de care, car TAPAJ crée un espace privilégié dans lequel la santé peut devenir un sujet d’échanges.
Enfin, rappelons que le Code du Travail impose une visite médicale obligatoire à tout nouvel embauché. Généralement effectuée en phase 2, cette étape, bien que suscitant des appréhensions, voire des peurs, de la part du jeune, est un levier intéressant dans l’accompagnement éducatif. La santé en général, et en particulier au travail, la notion d’aptitude au travail, l’auscultation par un médecin du travail, l’obligation légale de la démarche sont autant d’éléments à aborder en amont avec le jeune.
Cette dynamique de mise à plat et d’action systémique sur leur situation étant lancée, les équipes éducatives accompagnent la transition vers les dispositifs de droit commun.
TAPAJ poursuit alors son suivi via le CSAPA (centre de soin) ou CAARUD (centre de réduction des risques), venant en étayage de moins en moins présent, mais comme des points de repères rassurants pour le jeune en pleine expérimentation de sa capacité à agir pour la construction de son futur.
La décision de créer un programme TAPAJ s’inscrit dans un processus de connaissance et d’accompagnement de ces publics et d’identification de leurs besoins. Le travail de rue est en particulier un préalable indispensable, à l’opposé d’un montage “hors-sol”.
L’outreach (travail social de proximité) est une posture à part entière pour accompagner ces derniers à réduire les risques et les dommages liés à leurs conduites addictives et au contexte de leurs consommations. Éloignés des dispositifs ou non usagers de ceux-ci, les publics, rencontrés par les équipes qui vont vers eux, bénéficient ainsi d’un lien avec une « ressource santé identifiée » dont ils peuvent se saisir s’ils le souhaitent. Sans jugement et à partir de leur situation présente, le tissage in situ relève d’un savoir-faire et d’un savoir-être des professionnels de l’addictologie, au service d’abord d’une relation potentiellement facilitatrice d’un accompagnement pluridisciplinaire.
De par sa capacité de mobilisation et de formalisation collective, en 2014, la Fédération Addiction s’est vue confier par la Mission Interministérielle de Lutte contre les Drogues et les Conduites Addictives (MILDECA), la mission d’accompagner des futurs porteurs de programmes TAPAJ sur le territoire national, avec l’expertise du CEID-Addictions, développeur pionnier d’un programme TAPAJ à Bordeaux depuis 2012. Cet objectif correspondait, dans le plan MILDECA 2013-2017, à l’axe stratégique 1.3 « Réduire les risques sanitaires et les dommages sociaux », objectif 1.3.2 « Favoriser la dimension socioprofessionnelle dans la prise en charge globale ».
La Fédération Addiction a souhaité contribuer à l’essaimage du programme TAPAJ, convaincue de son utilité pour le public ciblé, mais aussi pour les dispositifs spécialisés en addictologie, le programme TAPAJ offrant un outil innovant et original au service de la prise en charge médico-psycho-sociale des publics concernés par les conduites addictives.
En 2014-2015, sept porteurs (CAARUD ou CSAPA) ont été accompagnés dans le déploiement de douze programmes TAPAJ dans six régions de France. Les conditions de la transférabilité ont été particulièrement travaillées, nécessitant une structuration et des outils communs tels que :
Ces éléments ont créé les bases d’une culture TAPAJ commune et structurée. Aujourd’hui, le réseau TAPAJ France tend à s’étendre encore grâce à de nouveaux porteurs de programmes TAPAJ. L’année 2016 permettra également de franchir un pas de plus, via la création de l’Association TAPAJ France en tant que personne morale, coordinatrice garante de la cohérence du programme et du label TAPAJ.
Structuré sur un modèle économique novateur, TAPAJ permet d’aller à la rencontre de jeunes en très grande précarité et de leur offrir de se remobiliser par une mise en action immédiate, préalable à tout protocole de suivi. Par la suite, cet outil se révèle bien souvent être, pour ce public, une nouvelle porte d’entrée vers le soin, dans nos structures. S’il est à l’heure actuelle innovant en France, ce programme existe au Québec depuis près de 10 ans. Nous sommes fiers aujourd’hui d’avoir créé un jumelage fort entre le CEID-Addictions de Bordeaux et nos homologues de Spectre de Rue à Montréal.
La constitution de l’association TAPAJ France va permettre de renforcer nos liens (transatlantiques, programmes locaux, institutionnels, grandes entreprises…) et de poursuivre le développement au bénéfice des publics les plus à distance de toute forme d’accompagnement. Bien que la transférabilité de cette action ait imposé l’art délicat de l’adaptation complexe au contexte national et à ses lois, le respect de l’ADN initial de réduction des risques basée sur l’outreach demeure commun. Au moment ou d’autres pays tels que le Portugal ou l’Espagne s’intéressent au programme, c’est bien cette philosophie d’action, commune aux acteurs de l’addictologie, définissant leur singularité professionnelle, qui s’inscrit définitivement comme la clé de voûte de TAPAJ.