janvier 2016
Jacques Bergeron (Université de Montréal)
La consommation de cannabis constitue un important problème de santé chez les jeunes adultes. Selon l’enquête la plus récente de l’Institut de la statistique du Québec, 30% des personnes de 18 à 24 ans ont fait usage de cannabis de façon occasionnelle au cours des 12 mois précédant l’enquête 1, alors que 12% avaient une consommation régulière d’au moins une fois par semaine. De façon générale, la fréquence de consommation est plus élevée chez les hommes, mais aussi chez les personnes étudiantes.
La prévalence de la conduite d’un véhicule sous l’influence de cette substance chez les jeunes consommateurs est également importante. De nombreux jeunes estiment que leurs facultés sont peu ou pas affaiblies par la consommation de cannabis et croient qu’il n’existe pas, contrairement à l’alcool, de moyen rapide de dépistage en situation de conduite. Ce qui tend à banaliser l’usage du cannabis au volant. Les études pharmacologiques montrent toutefois que même une dose modérée de cannabis a des effets nocifs sur la conduite : sur l’habileté à maintenir la trajectoire, sur les temps de réaction, sur l’habileté à partager son attention à divers stimuli, sur l’habileté à faire face à des difficultés imprévues.
De nombreuses études ont révélé l’importance du rôle des parents, pendant la période d’adolescence de leurs jeunes, pour contrebalancer l’influence des pairs, souvent associée à la consommation d’alcool ou de drogues et à la prise de risques au volant. On sait aussi que la majorité des parents exercent généralement une influence bénéfique à la fin de l’adolescence, entre autres en s’impliquant lors de l’apprentissage de la conduite en vue de l’obtention du permis. Or jusqu’ici très peu de travaux se sont intéressés à l’influence que pourraient continuer à exercer les parents auprès des jeunes qui atteignent la vingtaine. Et cela au cours d’une période où les jeunes adultes affrontent simultanément plusieurs tâches importantes : effectuer un choix de carrière, se familiariser avec une consommation responsable de boissons alcoolisées, et pour nombre d’entre eux, poursuivre des études, ou fonder une famille, etc.
Dans le cadre des travaux du RISQ (Recherche et intervention sur les substances psychoactives – Québec), et avec l’appui de la Fondation CAA-Québec, nous avons entrepris une étude sur les rapports chez les jeunes adultes entre la qualité des relations qu’ils entretiennent avec leurs parents, leurs comportements au volant et l’importance de leur consommation d’alcool et de cannabis.
L’équipe a d’abord construit le questionnaire CPJA (Communications entre Parents et Jeunes Adultes) sur la qualité des relations entre le répondant et la figure parentale avec laquelle il a le plus de contact. Un premier volet de 20 questions traite des relations générales ; par exemple, « il/elle sait toujours bien m’écouter » ; « il/elle a tendance à me dire des choses qu’il/elle devrait garder pour lui/elle ». Un deuxième volet porte sur le choix de carrière (par exemple : « j’évite de discuter avec lui/elle de mon choix de carrière »), et un troisième sur la conduite automobile (par exemple : « je suis très satisfait(e) de la façon dont nous parlons de ma façon de conduire »). Une analyse factorielle en composantes principales, utilisant la méthode de rotation Varimax avec normalisation Kaiser, indique que le questionnaire permet d’identifier deux facteurs : le degré des relations harmonieuses ou empathiques d’une part, et d’autre part le degré des relations conflictuelles entre le jeune et le parent avec lequel il a le plus de contact.
De façon à constituer un échantillon diversifié de jeunes adultes entre 18 et 25 ans en termes d’âge, niveau de scolarité, nombre d’années de conduite, kilométrage annuel, les participants ont été recrutés un par un à Montréal par de nombreux examinateurs entraînés à faire passer une batterie de questionnaires selon un protocole uniformisé. Chacun des participants devait posséder un permis de conduire depuis au moins deux ans, et conduire un véhicule automobile au moins deux jours par semaine. Dûment informés de la confidentialité de leurs réponses, ils ont répondu aux questionnaires lors d’une séance individuelle.
L’échantillon final comprend 128 hommes avec un âge moyen de 21,7 ans et 126 femmes ayant en moyenne 21,5 ans. Un peu plus des deux tiers des répondants sont des étudiants, alors que 27,5% déclarent le travail comme occupation principale. En plus du questionnaire CPJA, les participants ont répondu à trois échelles fréquemment utilisées dans le domaine : un questionnaire sur leurs consommations de substances psychoactives, un questionnaire sur leurs attitudes à l’égard de la consommation de cannabis, et la version française 2 du Dula Dangerous Driving Index (DDDI) identifiant respectivement la fréquence des comportements de prise de risques routiers et d’agressivité au volant, de même que les émotions négatives ressenties sur la route.
Les réponses des participants aux questions portant sur leur consommation de cannabis au cours des 12 derniers mois permettent de les classer en trois groupes : 39,6% n’ont pas fait usage de cannabis pendant cette période, 32% en ont consommé de façon occasionnelle (moins d’une fois par semaine) et 28,4% de façon régulière (une fois par semaine ou plus). Il y a davantage de femmes parmi les consommateurs occasionnels, alors que les hommes sont nettement plus nombreux parmi les consommateurs réguliers (khi-deux = 22,732, p<,01). Les analyses de variance effectuées sur les réponses au volet général du questionnaire CPJA ne montrent pas de différence entre les groupes concernant la « relation harmonieuse avec les parents », mais des différences significatives (t = 4,84; p<,01) sur la variable « relations conflictuelles ». Les consommateurs réguliers, qu’il s’agisse d’hommes ou de femmes, rapportent beaucoup plus de communications difficiles dans leurs relations habituelles avec les figures parentales, que ce soit avec le père, la mère, ou le nouveau conjoint ou nouvelle conjointe du père ou de la mère. Par contre, il y a une corrélation significative (r =,38; p <,01) entre la fréquence de consommation d’alcool au cours des 12 derniers mois et la consommation de cannabis pendant la même période, mais il n’y a aucun lien entre la fréquence de consommation d’alcool et la qualité des relations avec les parents (r = 0,005 ; NS).
La conduite sous influence du cannabis, mesurée ici par le nombre de fois au cours des 12 derniers mois où les répondants ont pris le volant une heure après avoir consommé du cannabis, se révèle significativement associée au sexe et à l’âge des participants, et aussi à la prise de risques sur la route et à la variable relations conflictuelles avec les parents (p = ,01).
Les analyses du volet portant sur les communications concernant le choix de carrière donnent des résultats similaires. De plus, les résultats du troisième volet sur les communications au sujet de la conduite automobile permettent d’associer la qualité des relations entre les jeunes et leurs parents avec leurs comportements au volant et leurs attitudes à l’égard de la consommation de cannabis. Comme l’indique la matrice de corrélations présentée au Tableau 1, moins bonnes sont les communications avec les parents sur le sujet de la conduite, plus les répondants ont des attitudes favorables à l’usage de cannabis, plus ils rapportent des comportements de vitesse, d’agressivité et de prise de risques au volant, et plus ils ont reçu de contraventions routières au cours des trois dernières années.
Dans l’ensemble, ces données confirment les résultats obtenus dans de nombreuses études sur la témérité des jeunes conducteurs au volant. Les résultats mettent aussi en évidence que les usagers réguliers de cannabis tendent à prendre plus de risques sur la route, notamment en ce qui a trait à la conduite à grande vitesse. L’étude met ainsi en lumière que l’usage de cannabis et la conduite sous l’influence du cannabis sont des indicateurs d’un patron comportemental à risque pour la sécurité.
En outre, nos analyses ont permis d’identifier les prédicteurs affectant la qualité des relations entre les jeunes et leurs parents en général, et de façon plus spécifique les communications concernant le choix de carrière et surtout la conduite automobile. Contrairement à leur consommation d’alcool, les attitudes des jeunes à l’égard du cannabis et la fréquence de leur consommation de cannabis sont associées aux comportements de conduite dangereuse au volant et à la qualité de leurs communications avec leurs parents.
Il importe de rester prudent sur la portée de ces résultats. En effet, les méthodes employées ici ne permettent pas d’établir un lien causal entre les effets pharmacologiques du cannabis et un sur-risque de collision. De plus, l’étude se base sur des perceptions et des comportements routiers auto-rapportés. Ce qui permet d’inclure un grand nombre de participants au sein d’un échantillon, mais est théoriquement vulnérable à un biais de rappel et à une surestimation ou sous-estimation de la fréquence des comportements rapportés. Il reste que les analyses statistiques font ressortir des associations, parfois modestes mais néanmoins nettement significatives, entre les relations des jeunes avec leurs parents, leurs attitudes envers le cannabis et ses effets, et l’ensemble de leurs comportements au volant, y compris la conduite sous influence du cannabis.
Les résultats de cette étude nous incitent à les interpréter à la lumière d’une recension des écrits sur le rôle et l’importance de l’encadrement parental dans la prévention des abus de consommation d’alcool et drogues chez les jeunes, et sur la prévention des comportements dangereux sur la route, notamment la conduite avec capacités affaiblies.
Depuis quelques années, des chercheurs montrent un intérêt croissant pour un champ d’études relativement nouveau et très prometteur : celui du rôle que peuvent jouer les parents pour contrebalancer l’influence des pairs associée le plus souvent à la consommation d’alcool ou de drogues et à la prise de risques au volant.
Si la majorité des parents, soucieux de la sécurité de leurs jeunes, ont pu observer qu’en leur présence ces derniers ont des comportements tout à fait sécuritaires au volant, ils ignorent pour la plupart que des enquêtes révèlent que près de la moitié des jeunes déclarent avoir pris place au cours de la dernière année dans un véhicule conduit par un jeune conducteur qui venait de consommer de l’alcool ou du cannabis. La poursuite de bonnes relations avec les parents au cours des premières années de conduite avec un permis régulier permettrait aux jeunes de mieux résister à l’influence des pairs, et ainsi d’être amenés de façon significative à prendre moins de risques sur la route.
Les résultats d’une étude américaine récente mettent en évidence la nécessité de tenir compte des différents types de messages des parents. Des communications trop permissives sont associées à des attitudes plus favorables à l’usage de cannabis chez les jeunes et à la probabilité d’une plus grande fréquence de consommation 3. De fait, une étude réalisée en France 4 indique que les jeunes eux-mêmes reconnaissent l’importance d’avoir un bon encadrement de la part des parents. La majorité des adolescents et jeunes adultes interrogés lors d’entretiens individuels estiment qu’un encadrement parental permissif et laxiste, ou au contraire trop rigoureux, contribue à l’adoption de comportements à risque tels des abus de consommation de cannabis. Dans ces cas, le jeune n’aurait pas trouvé auprès de ses parents « un point de repère normatif à partir duquel organiser son système de valeurs et orienter sa conduite ». Les comportements à risque seraient alors un bon indicateur d’un dysfonctionnement des pratiques parentales. L’étude en conclut que la seule façon qu’ont les parents d’endiguer l’influence des pairs est de représenter aux yeux des jeunes un point de repère crédible.
Il en est de même en ce qui concerne les travaux sur la sécurité routière et la prévention de la conduite avec les capacités affaiblies, comme le révèle entre autres une recherche réalisée à l’aide de groupes de discussion réunissant des jeunes conducteurs australiens de 17 à 24 ans 5. La majorité des jeunes veulent bien accepter un encadrement approprié de la part des parents mais voudraient que les communications ne se limitent pas aux recommandations et admonestations stéréotypées (« sois prudent », « ne rentre pas trop tard »), et qu’elles se fassent davantage sur un pied d’égalité, dans le cadre d’une relation bidirectionnelle. Ce qui soulève aussi une limite inhérente à l’ensemble des travaux sur le sujet (y compris notre propre étude décrite ici), de ne reposer que sur les attitudes et perceptions des jeunes, sans le point de vue des parents. C’est pourquoi les travaux que nous réalisons actuellement, en plus de compléter l’exploration des perceptions des jeunes par l’observation de leurs comportements sur un simulateur de conduite, comportent l’administration des mêmes questionnaires par les jeunes et par leurs parents, de façon à croiser leurs attitudes et perceptions respectives.