septembre 2000
Anne Dentan (Rel’ier) ; Caroline Alvarez (Service de protection de la jeunesse) ; Brigitte Nicod
Pendant longtemps, les mesures de protection de l’enfance consistaient à retirer l’enfant d’un milieu perçu comme dangereux, ce que du reste nous avons constaté à travers les interviews réalisées auprès des femmes toxicodépendantes 1 qui exprimaient le drame qu’avait signifié pour elle ce retrait.
Depuis plusieurs années on a reconnu que la protection de l’enfant ne pouvait se réaliser qu’en favorisant la préservation du lien mère-enfants, parents-enfants, et que toute solution bénéfique pour ce dernier devait être conçue en tenant compte du bien-être et de la santé physique et psychique de la mère. Ce qui n’exclut pas parfois des mesures de placement.
Pour penser une solution adéquate pour l’enfant, sa mère ou ses parents, il faut pouvoir réfléchir à la situation en toute sécurité. Il est primordial que la mère soit rassurée sur les intentions des différents professionnels rassemblés autour d’elle. En ce sens le travail en réseau autour de la mère et avec elle revêt une importance particulière. En effet, la naissance d’un enfant dont la mère se trouve en phase de toxicomanie active est perçue de façon particulièrement dramatique, à la fois par la mère ou les parents, tiraillés entre la peur de ne pas être à la hauteur et la crainte de se voir éventuellement retirer la garde, et par les professionnel·le·s inquiet·e·s pour le bien-être et la sécurité de l’enfant.
Dans le cas d’une naissance, le travail en réseau sera d’autant plus difficile qu’on n’a pas affaire à une seule personne, mais au couple mère-enfant, voire au noyau familial parents/enfants, ce qui élargit considérablement l’éventail des intervenant·e·s concerné·e·s.
Or ces professionnel·le·s n’ont pas forcément la même perception du problème. Leur formation est différente (assistantes sociales, médecins, psychologues, nurses), l’institution qui les mandate a sa mission propre. Ainsi, à formation professionnelle identique, deux assistantes sociales pourront par exemple se trouver en concurrence, voire en conflit, à propos d’une situation qu’elles suivront à un titre et à des moments différents.
Ces trois niveaux interfèrent constamment dans les réunions de réseau. Plus particulièrement la difficile question du «qui fait quoi», d’ordre structurel, est souvent parasitée par des questions de contenu (on fait comment, au nom de quelle vision). Ce risque de parasitage se répercutera immanquablement sur la mère et donc, sur l’enfant. Pour prendre la juste mesure des problèmes et convenir ensuite de modalités d’accompagnement adéquates, il est donc impératif de poser en préalable un cadre de collaboration clair entre les secteurs d’intervention concernés.
Je me propose ici de rendre compte d’une démarche initiée par le groupe de travail «Personnes ressources Petite Enfance» du SPJ (Service de Protection de la Jeunesse) qui a tenté, en collaboration avec Rel’ier (Relais, Information et Réseau), de mettre en place des conditions de collaboration stable avec les principaux partenaires concernés de façon à ce que le «comment» des accompagnements puisse alors s’élaborer et se réaliser au mieux. C’est donc le niveau 3 du tableau ci-dessus dont il sera question dans ces lignes.
Cette démarche a regroupé beaucoup de partenaires 2. Nous allons nous attacher ici aux deux acteurs institutionnels principaux, à savoir :
Vu la disparité des contextes régionaux, il faut préciser que la démarche a été engagée dans un premier temps avec les partenaires lausannois. C’est aussi à Lausanne que se concentre le plus grand nombre de situations (la moitié de celles signalées dans l’ensemble du canton).
La mise en place d’un cadre de collaboration interinstitutionnelle stable est apparemment très simple. Il suffit de le vouloir, en instaurant une rencontre pour convenir des modalités de travail…
L’ennui, c’est que les niveaux de décision et les lieux où apparaissent les problèmes ne sont pas les mêmes. Plus les institutions en présence sont «lourdes» (nombre de collaborateurs·trices impliqué·e·s, nombre de secteurs de travail), plus cette dynamique peine à se mettre en place.
Si l’on considère notre expérience avec du recul, on observe qu’il a fallu un certain nombre de prérequis pour que des rencontres interinstitutionnelles aient pu se réaliser.
a) Nécessité d’une conscience du problème au niveau intra-institutionnel : passer de la mauvaise humeur individuelle (les professionnel·le·s sont insatisfait·e·s de la collaboration avec d’autres collègues du réseau) à la conscience au niveau des équipes d’un problème d’ordre plus général ; formuler en quoi il consiste.
b) Faire de l’ordre «chez soi» : présenter, au niveau institutionnel, une identité claire de son action et des limites de son action face aux autres institutions; c’est à cette condition que les intervenant·e·s, pris séparément, pourront également avoir une position claire avec leurs collègues.
c) Nécessité d’un appui de la hiérarchie connaissant la démarche et lui accordant une certaine stabilité dans la durée.
Mais ce qui, dans notre cas, a réellement facilité l’impulsion du processus tient à des facteurs tout à fait informels, à savoir :
Il a donc fallu qu’un travail préalable se réalise tant au SPJ qu’au CHUV pour que l’utilité d’une démarche interinstitutionnelle et les objectifs à poser dans ce type de rencontre apparaissent clairement. À remarquer que ces conditions sont à la fois fragiles et aléatoires, subordonnées à une motivation qui tienne dans la durée.
Au SPJ
Rappelons que le Service de Protection de la Jeunesse a principalement pour mission de conseiller et d’aider les familles et enfants mineurs en difficulté pour prévenir, limiter ou faire disparaître les dangers qui les menacent, si les parents ne peuvent prendre seuls les mesures nécessaires (LPJ, art.1). Le SPJ est généralement chargé de mener l’enquête sociale afin de déterminer si une mesure s’avère nécessaire; si c’est le cas il est en général mandaté pour en garantir la mise en œuvre. Le groupe de travail «Personnes Ressources Petite Enfance» a été créé en mars 1996 à partir du constat que le travail avec la petite enfance nécessite la mise en place d’autres réseaux que pour les enfants en âge scolaire.
Un des premiers problèmes auxquels le groupe s’est trouvé confronté a été le suivi d’enfants en bas âge dont la mère ou les parents ont de graves problèmes de toxicodépendance.
Confronté·e·s à des mères toxicodépendantes, beaucoup en traitement à la méthadone, les intervenant·e·s du SPJ avaient en effet de grandes inquiétudes par rapport au produit, à son usage et à ses effets sur la mère. D’où l’organisation d’une rencontre avec une médecin prescrivant des traitements de substitution.
«En quoi consiste un traitement à la méthadone», c’était aussi une manière de demander: «mais que fait le médecin?» dans des situations perçues comme extrêmement risquées pour l’enfant.
Deux situations avaient été présentées, l’une par la médecin invitée, l’autre par une assistante sociale, toutes deux significatives d’une perception de «dysfonctionnement», en tous cas d’une perplexité, par rapport à ce que l’«autre» avait fait, ou n’avait pas assez fait. Ces deux présentations ont illustré clairement que la perception des problèmes est relative à la position de l’intervenante par rapport à sa cliente, à sa patiente:
Bref, derrière la question informative de départ (en savoir plus sur les traitements à la méthadone), des problèmes de fond sont apparus clairement, en particulier l’évaluation du risque pour l’enfant au moment de la naissance. Les assistantes sociales ont exprimé clairement le souhait de partager la responsabilité dans l’évaluation des mesures à prendre de façon à ce que le choix final puisse être assumé par toutes les parties.
Le service social de la maternité est un petit service intégré dans un hôpital universitaire d’importance (CHUV) où les médecins assistants changent tous les 6 mois.
À la maternité, le suivi des mères qui avaient un problème de toxicomanie était compliqué par une série de difficultés de communication au niveau interne entre les services concernés (maternité, néonatologie, pédiatrie, service de psychiatrie de liaison).
Dans ce contexte, le service social de la maternité était généralement seul à prendre en charge ces mères durant la grossesse, à faire l’évaluation de leur situation et à organiser le réseau d’aide pour leur retour à domicile. Ce travail était parfois remis en cause par l’un ou l’autre de ces services au moment de la sortie de la mère. Les parents du bébé se trouvaient alors tiraillés entre plusieurs points de vue. En 1998, la mise en place d’un colloque de prévention réunissant les assistantes sociales du service social de la maternité ainsi que les responsables des quatre services mentionnés avec, selon les situations, des intervenant·e·s extérieur·e·s (Centre Saint Martin, SPJ, Centre de puériculture de Lausanne et environs, etc.) a considérablement amélioré la situation.
Le rôle de ce colloque pluridisciplinaire consiste en effet à évaluer les situations, organiser la prise en charge à tous les niveaux (médical, psychiatrique et social) ainsi qu’à décider quel sera le réseau d’aide aux futurs parents dès leur rentrée à domicile.
Les retombées bénéfiques de cette innovation se sont rapidement fait sentir :
On constate que les dynamiques internes dans les deux institutions sont opposées:
Ainsi, dans les deux cas, la création d’une instance (groupe de travail «Personnes Ressources Petite Enfance», Colloque de prévention) a permis de poser les problèmes au niveau institutionnel.
Dans la perspective du SPJ
Dans la pratique, plusieurs assistantes sociales avaient eu des contacts avec des collègues du service social de la maternité. Une collaboration existait déjà, mais au cas par cas. Cela pouvait se passer bien ou mal, dépendant des contacts individuels de ces professionnelles.
Plusieurs problèmes avaient été soulevés:
Dans la perspective du service social de la maternité (CHUV)
Les tensions avec les services extérieurs provenaient d’une incompréhension mutuelle : difficultés avec le SPJ ne voyant la mère et l’enfant qu’après la naissance; difficultés avec les puéricultrices héritant de situations trop lourdes, une fois les mères de retour à la maison. C’est dans ce contexte et dans une volonté d’ajustement des pratiques que le groupe de travail «Personnes Ressources Petite Enfance» a souhaité partager une réflexion concernant la prise en charge au moment de la naissance. On notera que les dysfonctionnements évoqués de part et d’autre étaient du même ordre puisque SPJ et CHUV tenaient un discours parallèle :
Objectifs et description de la rencontre 1
Préparée en concertation avec le service social de la maternité, la rencontre avait pour objectif de baliser les différentes étapes entre le moment où une situation à risques est détectée à l’hôpital, et celui où la mère sort de l’hôpital : où, comment et avec qui se discute et se négocie l’évaluation d’une situation à risques, la décision de la signaler ou non, la mise en place d’un suivi?
Posée en ces termes, en effet, la problématique n’«appartient» plus tout à fait à l’hôpital pour s’élargir à l’extérieur, en intégrant les autres intervenant·e·s, ceux qui seront présent·e·s dans la durée.
Au cours de cette rencontre le rôle ainsi que le fonctionnement du colloque de prévention ont été clarifiés. Plus précisément, il a été possible de formaliser dans un document qui sera remis lors de la rencontre suivante:
Alors pourquoi a-t-il fallu une réunion entière pour communiquer les informations factuelles qu’un simple organigramme pourrait contenir? Pourquoi a-t-il fallu passer par la description de situations pour reconstruire et comprendre ce qui se passe habituellement au colloque de prévention?
C’est que chacun croit que l’autre «sait»… Un tel constat, banal en soi, a pourtant des répercussions qui peuvent être très paralysantes.
ÀA cette clarification structurelle, d’autres questions touchant le réseau d’accompagnement et de soutien ont été abordées, notamment:
C’est sur ces questions que la seconde rencontre a été planifiée: comment s’organise le réseau, à partir de la sortie? Et dans cette mise en place, quel est le rôle des assistantes sociales du SPJ? Quelles sont les attentes des intervenant·e·s concerné·e·s? Qui fait quoi? (rôles spécifiques dans le travail auprès des familles)? Quelle place est-elle laissée aux parents ainsi qu’au réseau primaire?
Rencontre 2
La rencontre a été marquée par un fort décalage entre les attentes des partenaires du SPJ intéressé·e·s prioritairement à la question du cadre d’une part, et, d’autre part, la difficulté des collègues du SPJ à y répondre: obnubilées par les formes de la prise en charge (placement ou non, par exemple), elles ont été «sourdes» aux questions touchant la définition de leur rôle.
Par ailleurs la discussion a aussi donné l’occasion aux participant·e·s de parler de leurs pratiques dans le soutien aux parents, en évoquant l’implication de ceux-ci dans les processus de décision; les difficultés de contacts avec les parents «parfois manipulateurs ou menteurs» a aussi mis en évidence le facteur de la peur: peur des parents au centre de la prise en charge, se sentant jugés, menacés; peur des intervenant·e·s, tiraillé·e·s entre la conviction qu’il faut laisser l’enfant auprès de sa mère et les risques encourus.
Cette deuxième rencontre illustre très précisément les formes de parasitage, évoquées en introduction, à savoir la difficulté à dissocier l’aspect formel et structurel (mandat, mission, rôle) du contenu final de la réponse sociale, à savoir la forme que prendra l’appui aux parents.
Du temps pour organiser la connaissance
Les rencontres sont les marqueurs qui ont ponctué ce processus de reconnaissance interinstitutionnelle. Mais pour chacune de ces rencontres, avant comme après, du travail a été réalisé pour «défricher» le terrain et pour mettre à profit la dynamique amorcée.
Exemple de retombée concrète, une grille de travail interne permettant aux collègues du SPJ d’être mieux à même de réagir lors d’un premier contact téléphonique lorsque le service social de la maternité présente une situation nouvelle. La réalisation de cet outil montre que:
L’incompréhension mutuelle («ils ne nous contactent pas assez tôt»/ «ils ne viennent pas quand on leur demande») a été balayée
Le SPJ s’est donné les moyens de répondre à la demande du CHUV.
La connaissance engendre la confiance
Ces rencontres, qui ont aussi été des confrontations, ont ouvert la voie à plus de confiance. Or, par effet de cascade, la confiance entre intervenant·e·s se répercute sur les mères qui, elles, passent d’une institution à l’autre. Car il s’agit bien d’un «passage»: c’est parce que le SPJ entre en matière de façon cohérente que les services du CHUV (néonatologie, maternité, service social) pourront «lâcher» tranquillement l’enfant…
Mais pas seulement: pour que le travail social mené avec les femmes durant leur grossesse jusqu’à la naissance de l’enfant se fasse au mieux, il faut que les intervenant·e·s du moment aient la conviction suffisante (et donc la confiance requise) pour «recommander» le SPJ aux femmes. Ce point est fondamental parce qu’il permet de prévenir la peur, d’ancrer auprès des jeunes mères l’idée d’un soutien, et non uniquement celle d’un contrôle stigmatisant ; et enfin parce qu’il garantit une forme de continuum dans le suivi. Chaque intervenant-e-maillon ayant conscience de sa place, et de celle des autres, en amont et en aval, ne recommence pas l’histoire mais apprend à s’inscrire au milieu d’une histoire en mouvement.
Pour garantir une collaboration dans la durée
Nous avons signalé plus haut les «pré-requis», – conditions préalables qui ont favorisé la démarche de connexion interinstitutionnelle. Nous en avons montré en même temps le caractère à la fois fragile et aléatoire.
Les changements institutionnels internes (par exemple, colloque de prévention des services autour de la périnatalité au CHUV) doivent être reconnus au niveau des responsables hiérarchiques et visibilisés.
En effet, la reconnaissance du cadre (notamment le balisage formel des étapes d’évaluation, de signalement, de mise en place de mesures d’accompagnement et la clarification des responsabilités dans ces moments successifs) permet à celui-ci d’exister par delà les personnes qui ont pris l’initiative de la réflexion. Pour cela, il faut que l’organisation à l’interne soit garantie dans la durée. En d’autres termes, il faut que le terrain, débroussaillé et balisé par des intervenant·e·s engagé·e·s et motivé·e·s survive au changement des personnes. On a vu en effet les incidences énormes des changements de chefs de clinique au CHUV par exemple.
C’est aussi à cette condition que les formes de soutien et d’accompagnement pourront être abordées au sein du travail interdisciplinaire.