septembre 2000
Patricia Roux (Université de Lausanne)
Les diverses théories sur la différence des sexes que je vais succinctement présenter peuvent en effet apporter un certain support à des questions du genre: doit-on considérer que les femmes ont des problèmes de toxicodépendance différents des hommes, et que les réponses à ces problèmes doivent être différentes elles aussi? Les significations et les représentations symboliques attachées à la toxicodépendance sont-elles les mêmes selon que celle-ci touche une femme ou un homme? Est-il ou non pertinent de catégoriser les personnes selon leur sexe, faut-il accorder la priorité à d’autres différences (l’âge, le milieu social, le niveau de formation, l’origine…) ou se garder de toute catégorisation et individualiser les démarches entreprises avec les personnes toxicodépendantes?
Ces questions dépassent le problème même de la toxicodépendance et font plus généralement référence à la construction sociale des rapports entre hommes et femmes. Dans tous les domaines de la vie quotidienne, ces rapports sont structurés par des oppositions telles que la dépendance et l’autonomie, la soumission et la domination, l’injustice et l’égalité, la dévalorisation et la reconnaissance sociales, et à ce titre ils rendent compte d’une organisation sociale qui pénètre le mode de vie de chacune d’entre nous (voir Roux et al., 1999), y inclus des personnes toxicodépendantes. J’espère donc que mes réflexions interagiront avec les vôtres, avec vos pratiques professionnelles et vos préoccupations plus particulières.
En forçant le trait, donc en omettant quelques notables résistances, l’on peut dire que jusque dans les années 60, l’ensemble du monde scientifique, mais aussi le sens commun ont entretenu l’idée que les femmes et les hommes sont des êtres «naturellement» différents, tant par leurs caractéristiques biologiques que par leurs traits de caractère, leurs attitudes, leurs modes de pensée et leurs intérêts. Par la force de la «nature», qui se révélerait dans des différences biologiques, il existerait une identité féminine et une identité masculine, auxquelles sont associés de multiples images et stéréotypes qui évoquent ce que sont ou ce que doivent être les femmes d’un côté, les hommes de l’autre. Ainsi, les femmes sentent les choses, les hommes savent ; elles sont disponibles et à l’écoute des autres, ils sont plus égocentriques; elles sont impulsives et ils sont rationnels ; elles sont vulnérables et ont besoin d’être protégées, ils ont confiance en eux et sont autonomes; etc, etc. De cette spécificité propre à chaque sexe découlent «le plus naturellement du monde» des activités et des rôles sociaux spécifiques eux aussi : les femmes sont «faites» pour s’occuper de tout ce qui relève de l’intérieur (la maison, les enfants, les autres, le relationnel), et les hommes doivent vivre tournés vers l’extérieur (le travail professionnel, la politique, les lieux publics), conformément à leur sexe biologique respectif. La séparation du privé et du public, directement liée à une conception de l’humanité composée de deux groupes de sexe fixes et stables, constitue ainsi un principe de division du monde allant de soi, inévitable, harmonieux avec un ordre naturel des choses. Ce principe s’est traduit par une invisibilité des femmes: assignées au privé, elles ont été longtemps exclues d’une citoyenneté qui se déclinait au masculin.
Depuis maintenant plus de 30 ans, un large mouvement, à la fois militant et théorique, dénonce les inégalités entre hommes et femmes que dissimule la naturalisation des différences de sexe (voir par exemple Delphy, 1991; Guillaumin, 1992; Mathieu, 1991). Malgré des dissensions sur lesquelles je reviendrai plus loin, l’ensemble des recherches et des théories féministes actuelles, portées généralement par des femmes, mais aussi par quelques hommes, sont en accord au moins sur un point : la différence des sexes permet de hiérarchiser les activités masculines et féminines, c’est-à-dire d’accorder plus de valeur sociale aux premières qu’aux secondes. Par exemple, le travail professionnel est une valeur centrale dans nos sociétés, considéré comme source de reconnaissance et d’identité sociales, au point de drainer aujourd’hui encore des stéréotypes du genre «on n’est pas un «homme» si on ne travaille pas». Or justement, le travail est avant tout un attribut masculin, auquel sont associés le rôle de pourvoyeur de fonds de l’homme, ses compétences et son autonomie. Même si l’intégration des femmes sur le marché de l’emploi s’est désormais renforcée, elles y occupent une position plus précaire que les hommes (travail à temps partiel et autres formes de travail atypiques, emplois moins rémunérés et subalternes, chances de promotion réduites, etc.), d’autant plus précaire qu’elle est systématiquement subordonnée aux exigences conjugales et familiales (Maruani et Nicole-Drancourt, 1989; OFS, 1998). À l’autre bout de la chaîne, avoir un enfant et assumer les tâches domestiques sont des activités considérées avant tout comme féminines, impliquant peu d’obligations de la part de la société et confinant les femmes dans une situation de dépendance à l’égard des hommes.
Dans les travaux scientifiques qui ont peu à peu contribué à imposer une perspective féministe, il y a donc un consensus sur le fait que la différence des sexes est utilisée comme principe de division sociale hiérarchique, légitimant la domination des hommes et la subordination des femmes 1. Cette différence-là, qui fait au fond toute la différence 2, est une construction sociale et culturelle. Ses contenus sont instables, variables selon les contextes et le cours de l’histoire. Jusqu’au XVIIIe siècle par exemple, il semblerait que la pensée philosophique et médicale raisonnait selon un modèle biologique unisexe, considérant le sexe comme un «axe» sur lequel les femmes et les hommes étaient rangés selon leur «degré de perfection métaphysique» et, notamment, leur «chaleur vitale» (Laqueur, 1992: 19). Dans cette optique, les différences physiques n’étaient pas irrémédiablement opposées: le vagin était défini comme un pénis inversé, et les ovaires comme des testicules intérieurs. Depuis, se substituant au modèle unisexe, la bipartition du monde en deux catégories sexuelles s’est constituée en principe organisateur des représentations sociales, des identités et des places respectives des femmes et des hommes. Plus rigide et fixiste, cette «nouvelle» conception naturalise les différences de sexe et contraint les femmes comme les hommes à adopter des comportements conformes à leur statut sexuel 3. Afin de se distancer du déterminisme biologique contenu dans les notions de sexe et de différence sexuelle et de dévoiler les inégalités sociales qu’elles occultent, il fallait alors élaborer un nouveau concept qui soit apte à mettre en évidence le caractère social et construit de la relation entre les femmes et les hommes. C’est ainsi qu’émergea le concept de genre 4.
En termes substantiels, mais explicites, on peut définir le genre comme l’organisation sociale de la relation entre les sexes (Scott, 1988). Cette organisation inclut aussi bien les institutions de pouvoir et de socialisation (l’école, l’Etat, l’Eglise, la famille, le marché du travail, le système politique, les médias, le langage) que les représentations sociales qui, dans le sens commun, attribuent au sexe des significations socioculturelles. Les institutions comme les représentations structurent les rapports sociaux, dans la mesure où elles diffusent des significations, des symboles et des normes qui conduisent à la formation ou à la construction d’identités genrées et d’activités sociales définies par le genre. Ainsi, le concept de genre tente d’analyser la nature de l’interdépendance entre le sujet individuel – homme ou femme -et l’organisation sociale, il décrit non pas un état, mais la relation que les personnes et les groupes établissent avec le «système de genre» qui les façonnent et qu’ils contribuent à transformer ou à maintenir. Cette perspective implique une déconstruction des catégories «hommes» et «femmes» telles qu’elles ont été utilisées jusqu’à présent, considérant que leur contenu, voire leur existence, dépend totalement du rapport social qui les lie.
En d’autres termes, comme la classe et la race, le genre doit permettre d’analyser les formes diverses que prennent l’oppression, les inégalités sociales, l’organisation du pouvoir et de la domination. Ce concept réfute la logique voulant que les différences de sexe soient à l’origine des rapports inégalitaires entre hommes et femmes, pour au contraire mettre en évidence que c’est l’inégalité de ces rapports qui produit (construit) les différences.
Pour en revenir à notre problématique initiale, la perspective de genre suggère donc que tout discours sur la spécificité des femmes comporte le risque d’une essentialisation de la catégorie «femmes» (les femmes seraient dépendantes «par essence») et d’une naturalisation du sexe biologique, masquant le caractère arbitraire d’une bicatégorisation du monde dont la conséquence la plus explicite est sans doute la division sexuelle du travail (Jobin, 1995) 5.
L’essentialisme est cependant une théorie qui occupe toujours une place importante dans les recherches féministes. Ce courant revendique une essence spécifique aux femmes et une identité féminine, ainsi que, corollairement, des espaces qui leur seraient propres. Il célèbre la différence sexuelle, valorisant les caractéristiques féminines, mais refusant la hiérarchie des différences. Du moins la refuse-t-il dans le sens qu’elle prend habituellement: certaines auteures féministes renversent en effet cette hiérarchie, jugeant que les femmes sont supérieures aux hommes, du fait par exemple qu’elles peuvent enfanter et vivre l’expérience unique de la maternité. Certaines des positions différentialistes ont un fondement naturaliste (Irigaray, 1990), d’autres non, considérant que la spécificité des femmes est produite par leur situation sociale et historique (Gilligan, 1982).
La seconde grande théorie de la différence des sexes est qualifiée d’humanisme ou d’égalitarisme. Elle analyse les différences entre hommes et femmes comme une production des rapports sociaux de sexe caractérisés par la domination masculine. Cette approche vise à l’abolition de la catégorisation homme/ femme au profit d’une catégorie plus générale, «les êtres humains», et au développement d’espaces communément occupés par les femmes et les hommes. Elle œuvre dans une logique d’assimilation, soutenant que les femmes sont capables de faire ce que font les hommes. L’idée est que les femmes doivent être identifiées à l’humain universel et unique dont elles ont été exclues (Collin, 1992). Enfin, on peut repérer une troisième théorie qui s’appuie essentiellement sur les analyses de la sexualité élaborées par Michel Foucault (1976, 1984) et les travaux pionniers de Judith Butler (1990) sur la fluidité des identités sexuelles. Ce courant, qualifié de postmoderne ou post-structuraliste, s’intéresse plus aux différences entre individus de même sexe, donc entre femmes ou entre hommes, qu’aux différences entre sexes. Le but des féministes engagées dans cette démarche est également de déstabiliser la hiérarchie sexuelle et de reconquérir l’autonomie des femmes, mais à la différence des approches précédentes, celle-ci implique de comprendre la diversité des expériences féminines plutôt que de mettre l’accent sur l’unicité de la catégorie «femmes». La perspective est réjouissante car elle permet de sortir d’une comparaison qui a toujours été unidirectionnelle, à savoir «les femmes sont différentes des hommes» ou «les femmes sont les égales des hommes» (qui plus est, «les femmes sont des hommes comme les autres»). En plus, elle permet de prendre en compte d’autres différences qui structurent aussi les rapports de domination, liées par exemple à l’âge, à l’ethnie ou à l’orientation sexuelle. Mais elle pose un problème de taille : si l’on ne se réfère plus à une catégorie «femmes», opposée socialement à celle des hommes, pour au contraire individualiser toutes les situations ou les problèmes rencontrés, comment agir contre des inégalités qui concernent toute la collectivité (la précarisation des femmes, leur assignation au travail domestique, leur difficile accès aux espaces publics…)? Les catégories servent de marqueur social des identités, des représentations, des idéologies et des institutions: peut-on faire comme si elles n’existaient pas, sous prétexte qu’elles sont socialement construites et, en ce sens, illégitimes?
Personnellement, il me semble qu’il faudrait développer des stratégies d’intervention qui puissent prendre en compte à la fois la catégorie «femmes» et la pluralité des expériences individuelles. Même si elles ont été créées et naturalisées par le pouvoir, les catégories «femmes» et «hommes» sont devenues des repères identitaires qui ne peuvent être ignorés si l’on veut comprendre ces expériences individuelles. Par contre, il est également nécessaire de déconstruire les différences qui ont été construites comme objectives, d’une part parce qu’elles sont productrices d’injustices et d’inégalité, et d’autre part parce qu’elles sont un instrument de domination qui confine les femmes dans un rôle de «victimes», objets plutôt que sujets de leur histoire. En d’autres termes, il s’agirait non seulement d’agir contre l’infériorisation sociale des femmes, mais aussi pour une transformation des femmes en individus. L’appartenance au groupe ou à la société et l’identité personnelle sont deux sources d’autonomie qui entretiennent des rapports complexes, mais leur interdépendance me paraît incontournable.