janvier 2016
Jean-Marc Arbiol (Un chez-soi d’abord) ; Alexandra Trips (Housing First Brussels) ; Martine Lacoste (Clémence Isaure) ; Éric Latimer (Université McGill) ; Éric Kérimel (Habitat Alternatif Social)
« Ça marche ». À Bruxelles, Alexandra Trips, psychologue pour le projet « Housing First » porté par l’association SMES-B (Santé mentale & Exclusion sociale Belgique), se réjouit : tous les locataires du dispositif expérimental sont restés. « Ils payent pour la majorité d’entre eux leur loyer en temps et en heure et sont en lien avec l’équipe. » Une personne a été relogée et trois sont décédées. Et, « si l’on respecte leur rythme, le rétablissement se fait ».
C’est tout récemment, depuis septembre 2013, que la Belgique teste le modèle « Housing First », initié par les Etats-Unis dans les années 1990. À l’origine, la secrétaire d’Etat à l’asile, à l’immigration, à la lutte contre la pauvreté et à l’intégration sociale Maggie De Block avait décidé de financer une expérimentation, avec le soutien de la Loterie nationale. Cette expérimentation s’est inscrite dans le cadre du projet fédéral Housing First Belgium de lutte contre la pauvreté et du projet régional Housing First Brussels. Elle a été mise en place dans cinq villes : Anvers, Charleroi, Gand, Liège et Bruxelles.
Les bénéficiaires de cet accès immédiat à un logement privé subventionné sont des personnes ayant un long parcours de rue et présentant une ou des pathologies mentales sévères. Dans une optique de réduction des risques, il n’y a pas de critère de conditionnalité à l’accès au logement ; ni le traitement ni l’arrêt de la consommation ne sont imposés à la personne, qui bénéficie d’un accompagnement médical et social adapté à ses besoins.
À Bruxelles, un projet est porté par les Infirmiers de rue, un autre par l’association SMES-B. « Cela a été un gros travail de faire connaître le projet, reconnaît Alexandra Trips. Le premier défi à relever par les associations partenaires a été de trouver les logements. » Les personnes relogées signent une convention de sous-location de 18 mois avec SMES-B puis signent un bail classique avec le bailleur qui peut être une agence immobilière sociale (AIS), une société immobilière de service public (SISP) ou un centre public d’action sociale (CPAS).
Le dispositif a été progressivement mis en place, accueillant aujourd’hui 25 locataires, personnes sans-abri cumulant des troubles de santé mentale et addictifs, adressées par les associations partenaires.
Depuis, l’équipe s’est renforcée, pluridisciplinaire de type Assertive Community Treatment (ACT), « permettant d’accompagner la personne de manière globale, intensive et sur mesure » : psychologue, assistante sociale, thérapeute, médecin, éducatrice spécialisée, pair aidant, experte en réduction des risques, responsable du volet logement, coordinatrice et responsable administrative et financière. « Tout le monde sur le terrain fait le même travail. »
Si les résultats s’avèrent positifs, reste encore, selon Alexandra Trips, à « décloisonner les secteurs de la santé mentale, de la toxicomanie, de l’aide aux sans-abris, aussi bien institutionnellement, politiquement que dans nos pratiques de terrain ». Avec un défi principal : trouver de nouveaux logements, « abordables et diffus dans toute la ville ».
En France, le programme pilote « Un chez soi d’abord » ou « Housing First » est expérimenté depuis fin 2011. Quatre villes l’ont mis en place : Lille, Marseille, Paris, Toulouse. Ce dispositif va totalement « à l’encontre des traditions du travail social qui s’appuie sur le dogme de l’insertion en escalier, commentait en 2013 Éric Kérimel, directeur d’Habitat Alternatif Social (HAS) à Marseille 1 : il faut d’abord aller dans les structures d’urgence, puis dans un Centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS), enfin dans un logement. Et la tradition veut que l’on dise : « Un logement d’abord ? Ils ne seront pas capables ! » Mais pour apprendre à faire du vélo, il faut avoir un vélo. Et nous faisons l’inverse : le logement et l’individuel d’abord, avant de penser à une structure collective. »
À Toulouse, le projet est porté par trois acteurs : le centre hospitalier Gérard Marchant, l’association régionale Clémence Isaure spécialisée dans la prévention, la réduction des risques et le soin des conduites addictives et la lutte contre les exclusions, et le réseau associatif au service des personnes et de leur habitat SOLIHA 31, chargé de trouver des logements auprès de bailleurs privés assurant la gestion locative. Martine Lacoste, directrice de l’association régionale Clémence Isaure, constate : 61 % des personnes ont un suivi régulier malgré l’absence de contrainte au soin et le fait qu’elles en étaient toutes très éloignées à leur arrivée dans le programme ; seules 14 % n’ont accepté aucun suivi. Et de donner les chiffres de Toulouse en 2016 : sur les 108 personnes intégrées au programme, 7 ont quitté la ville, 4 sont restées dans le programme mais dans une autre ville, 11 sont décédées, et 86 ont été suivies par l’équipe dédiée. Des résultats « encourageants : on gagne en mieux-être pour les personnes, en accès aux soins, en meilleure insertion dans la société. À Toulouse, depuis le début, l’équipe dédiée appuie son accompagnement sur la philosophie, les concepts et les pratiques de la réduction des risques. Ce concept est proche dans sa philosophie de celui de l’empowerment : la RdR est un accompagnement vers la « capacité d’agir » de chacun au quotidien, capacité d’agir sur sa santé et sa citoyenneté. »
Car la base de tout, rappelle Jean-Marc Arbiol, coordinateur de l’équipe d’accompagnement à Toulouse, est la qualité du « lien qui s’instaure, dans lequel s’établit la confiance ». Le travail d’accompagnement des équipes pluridisciplinaires « se centre sur les compétences, les capacités et les forces des personnes, en valorisant les points forts et sans stigmatiser les échecs. Nous créons des conditions du bien-être pour la personne, qu’elle soit dans le soin ou dans le refus du soin, en fonction de ce qui lui semble bon pour elle, et créons le contexte dans lequel peuvent émerger les compétences des personnes. Tout est basé sur le choix de la personne et non la coercition ». Peu à peu, cela leur permet d’avoir l’idée de prendre soin d’elles-mêmes et de développer des projets.
Ce programme, par ailleurs, « atteint l’équilibre entre les dépenses évitées et la dépense faite par le programme, souligne Martine Lacoste : il revient à 15 000 euros par personne par an ». Les personnes ont notamment moins recours à l’hospitalisation d’urgence : 37 jours d’hospitalisation ont été recensés, contre 103 avant leur intégration. Peu à peu, « le soin n’est pas vécu comme une punition mais comme un intérêt ». La directrice de l’association est optimiste : le dispositif a été pérennisé, après décision du cabinet du premier ministre rendue le 27 juillet 2016. « Les ministères des finances, des affaires sociales et de la santé, du logement et de l’habitat durable ont rendu un avis favorable », se réjouit-elle. De nouveaux sites s’ajouteront aux quatre existants, entre 2018 et 2022, avec le maintien d’une coordination nationale portée par la Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement (DIHAL) durant la période de déploiement. « Ce n’était pas imaginable que l‘on change de cap : un PHRC 2 en a validé l’intérêt, ce qui est extrêmement rare dans les domaines sociaux et médico-sociaux. C’est un magnifique programme qui, en matière de santé, de citoyenneté, de vivre-ensemble, est un progrès pour chacun des locataires, mais aussi un chemin pour tous dans le déploiement d’autres politiques publiques. Accueillir les personnes, là où elles sont et là où elles en sont, est désormais une pratique d’Evidence-Based Medecine 3. »
Au Québec, l’itinérance est une préoccupation croissante, en particulier à Montréal. Les refuges manquent de place pour les personnes itinérantes, dont le taux de mortalité est largement supérieur à celui de la population en général. C’est dans ce contexte que l’étude expérimentale « Chez Soi » a été lancée en 2008 par le gouvernement fédéral, financée par la Commission de la santé mentale du Canada 4. Dans cinq villes canadiennes (Montréal, Vancouver, Winnipeg, Toronto et Moncton) et pour 2200 personnes sans-abri, la faisabilité, l’efficacité et l’efficience du modèle Logement d’abord (Housing First) ont été évaluées. À Montréal, 469 personnes itinérantes vivant avec un trouble de santé mentale ont été recrutées entre octobre 2009 et mai 2011 pour participer au projet « Chez Soi ». Les participants qui avaient en moyenne passé 52 mois en situation d’itinérance au cours de leur vie ont été répartis au hasard, en deux groupes : l’un recevant les services Logement d’abord et le soutien d’une équipe de suivi intensif, l’autre recevant les services habituels. Tous ont pu choisir leur logement, en termes de quartier, type d’immeuble, et, grâce à une subvention, ne déboursaient que 25 à 30% de leurs revenus pour couvrir le coût du loyer.
Éric Latimer, chercheur à l’institut Douglas à Montréal, professeur à l’Université McGill et responsable de l’équipe de recherche du site de Montréal, résume : « L’étude a démontré qu’il est possible de loger à Montréal un grand nombre de personnes itinérantes ayant une maladie mentale dans des appartements subventionnés de leur choix. Leur stabilité résidentielle et leur qualité de vie se sont grandement accrues, cela à un coût minime pour la société. » Des chiffres sont parlants : parmi les participants « ayant des besoins élevés » (163, sur la base de la gravité de leurs troubles de santé mentale ou de problèmes de comportement), ceux qui ont reçu l’intervention « Housing First » ont passé environ 60 % de leurs nuits en logement en occupation stable, contre 18 % pour les participants du groupe recevant les services habituels. Ces proportions se sont respectivement établies à 79 % et 31 % chez leurs homologues des groupes « ayant des besoins modérés » (306 participants).
Les personnes du groupe « Logement d’abord » ont généralement mentionné « une amélioration de leur santé mentale », 18 mois après leur admission au projet, « une diminution du stress et de l’anxiété ainsi qu’un plus grand sentiment de paix ». Autres évolutions mentionnées : la réduction de l’utilisation de substances et le rétablissement des liens avec la famille. Ils ont « davantage de confiance en l’avenir et considèrent désormais la vie dans la rue comme faisant partie de leur passé », relate l’étude. Et ce mieux-être est attribué au « soutien continu et exempt de jugement moral qu’offrant les équipes cliniques, la confiance qu’elles leur accordent pour prendre leurs propres décisions et atteindre leurs objectifs ».
Les chercheurs de l’équipe menée par Éric Latimer ont également étudié l’aspect financier du programme qui s’avère aussi rentable qu’efficace : l’intervention coûte 22 482 dollars par personne par année pour les participants ayant des besoins élevés et 14 029 dollars pour ceux ayant des besoins modérés. Ces coûts sont presque complètement compensés par les économies dans d’autres services, notamment les hospitalisations, le recours aux refuges et d’autres services de logement. Selon le rapport, au cours des deux années ayant suivi l’admission des participants au projet, chaque tranche de 10 dollars investis dans les services « Logement d’abord » a généré des économies moyennes de 8,27 dollars pour les participants ayant des besoins élevés et de 7,19 dollars pour les participants ayant des besoins modérés.
Depuis, une nouvelle étude a été menée entre 2014 et 2015, pour évaluer dans quelle mesure le transfert des participants des groupes expérimentaux aux services habituels leur fera perdre les bénéfices obtenus dans le cadre de l’intervention Logement d’abord 5. Et ce, en termes de stabilité résidentielle, de qualité de vie, d’implication avec le système judiciaire, ainsi que de l’utilisation appropriée et des coûts des services. « Les résultats des analyses effectuées jusqu’à maintenant indiquent notamment que les participants à besoins élevés ont perdu leurs gains plus rapidement et plus complètement que ceux des groupes à besoins modérés, souligne Éric Latimer. Cela suggère que le soutien doit être maintenu à long terme, particulièrement pour les participants à besoins élevés. »
En avril 2014, la Commission de la santé mentale du Canada pour le projet national « At Home/Chez Soi » concluait, sur la base des résultats semblables obtenus dans chacune des cinq villes, que le modèle fonctionnait. Entre temps, les résultats préliminaires avaient déjà mené à la réorientation de près des deux tiers du programme fédéral Stratégie des partenariats de lutte contre l’itinérance (SPLI) vers des programmes de type « Housing First », touchant une centaine de communautés à travers le Canada.
Ainsi, expérimenté dans plusieurs pays et sous divers noms, ce type de programme, transposé dans différents contextes nationaux et de plus en plus soutenu par les pouvoirs publics, permet à l’évidence d’obtenir des résultats concluants. La grande majorité des personnes restent dans leur logement ; leur qualité de vie et leur santé s’améliorent. Ce programme est également un outil de coopération effective entre les acteurs de la santé, du social, du médico-social, de l’addictologie et du logement : il favorise, à l’échelle nationale et locale, le décloisonnement et l’innovation. Enfin, il permet globalement des économies pour la collectivité, tant sur le plan de la santé qu’en matière d’hébergement et d’accompagnement social.