janvier 2016
Guido De Angeli (danno.ch & Radix)
En dépit des excès liés à la consommation, du bruit aux alentour des clubs et des questions sécuritaires, vie nocturne est une forme d’expression culturelle et un facteur de développement incontournable pour les centres urbains. Sortir pour « faire la fête » est une activité fréquente du temps libre parmi les jeunes. La nuit est considérée comme un moment favorable à la recherche du plaisir, notamment à travers la consommation. Selon les études conduites en milieu festif, les prévalences de consommation de substances illicites y sont significativement plus élevées qu’en population générale 1. Une part importante des personnes fréquentant les parties sont des consommateurs à risque, voire problématiques, qui ne disposent pas toujours d’informations ou d’outils pour évaluer les potentiels dommages. Avec la diversification des produits, la polyconsommation et la diffusion à travers le web de nouvelles substances psychoactives (NSP) 2, la consommation récréative est devenue un thème médiatique et une question de santé publique qui interroge la société et la politique.
À partir des années 1990, la culture de la musique techno et les raves deviennent un phénomène de masse et une affinité élective entre la transe propre aux rythmes de la musique électronique et la consommation de substances s’établit. L’ecstasy devient le symbole d’une nouvelle génération et la scène techno est progressivement stigmatisée à cause de la consommation massive de substances psychoactives ainsi que des problèmes associés à ce comportement à risque.
À partir de la moitié des années 1990, dans une perspective de pair à pair, les consommateurs qui fréquentent les scènes techno s’organisent entre eux afin de promouvoir une vie nocturne de qualité et durable ainsi que réduire les risques liés à la consommation. Reconnaissant la consommation comme un aspect de la culture de la vie nocturne, en 1994 à Berlin, un groupe de consommateurs fonde l’association Eve & Rave 3. Après Berlin, Kassel, Münster, Köln, en 1996 à Soleure les précurseurs de la réduction des risques en milieu festif fondent la section suisse d’Eve & Rave.
En milieu festif, la réduction des risques vise à la diffusion de recommandations de safer use 4 qui représentent la principale forme de consultation. Ces recommandations sont un ensemble de règles pour un usage de substances psychoactives à moindre risque qui favorisent le développement de la responsabilité individuelle et des compétences en matière de consommation. Tout en acceptant que l’usage récréatif de substances psychoactives fasse partie de la vie des consommateurs, ces informations contribuent à rappeler les risques, à évaluer les conséquences et à adopter une attitude prudente.
Dans les lieux où l’on danse et consomme, l’approche du support entre pairs, la diffusion de recommandations de safer use et l’analyse chimique de substances représentent les bases sur lesquelles ont été développées les interventions nightlife en Suisse. Puisque les personnes, les plus jeunes en particulier, orientent leurs conduites en fonction de la sous-culture à laquelle ils appartiennent, le partage d’expériences et de connaissances sur les substances psychoactives entre pairs contribue de manière efficace à la diffusion de recommandations favorables à la santé. L’âge, la musique et des visions du monde apparentées réduisent la distance qui parfois caractérise la relation entre les spécialistes et les consommateurs et contribuent à intégrer la réduction des risques dans la culture de vie nocturne.
Les pairs sont préalablement formés par des professionnels sur la composition des substances en circulation, les outils d’entretien motivationnel et les interventions en cas de crise psychique. Ils interviennent sur le terrain en appui aux professionnels et ils disposent de compétences utiles au dialogue, à la gestion des problèmes liés à la consommation et à l’orientation des consommateurs problématiques. Au-delà des expériences personnelles, la formation des pairs permet de mettre à disposition des savoirs et des savoir-faire pour aborder la consommation, évaluer les risques, susciter une réflexion, transmettre des recommandations individualisées ou motiver les consommateurs à modifier leurs pratiques tout en préservant leur droit à l’auto-détermination. Depuis 2014, la formation des pairs n’est pas uniquement assurées par les services locaux, mais également au niveau national 5. La formation continue des pairs et des professionnels actifs sur les scènes nightlife permet non seulement de transmettre des informations ou de se familiariser avec des instruments d’intervention précoce, mais également de développer un langage, des attitudes et des valeurs partagées contribuant ainsi au développement d’une culture commune de la consommation récréative et de la réduction des risques.
Le témoignage d’Alice
Alice est une jeune pair de 24 ans qui fréquente les scènes nightlife et travaille comme éducatrice. Elle est active comme peer depuis 2014.
« Le rôle de pair en milieu festif comporte à la fois des responsabilités et des honneurs, dont la possibilité d’instaurer des relations privilégiées avec d’autres jeunes. Les affinités entre nous, les pairs, et le public cible, est l’atout propre à cette approche.
Les différentes séances de formation m’ont appris à intervenir dans des contextes variés et m’ont également permis d’acquérir une certaine confiance en moi. Lors des premiers temps de formation, je pensais qu’il s’agissait uniquement d’un exposé généraliste sur les substances mais, à fur et à mesure, j’ai réalisé que les informations apprises étaient extrêmement ciblées et mon bagage de connaissances s’enrichissait constamment avec les expériences de terrain. Nous n’avons pas seulement approfondi le thème des substances en circulation, mais nous avons aussi appris à gérer des relations, ainsi qu’à assurer des consultations brèves sur les pratiques de consommation et les mesures de réduction des risques.
Au niveau personnel, la formation m’a permis d’étendre ma vision de la consommation et de la scène de la vie nocturne, tout comme de disposer des bases pour intervenir dans de nombreuses situations. Les connaissances et les compétences acquises ont été utiles, soit dans mon parcours professionnel, soit pour ma vie quotidienne. « Être pair » signifie développer une attitude qui me permet aujourd’hui d’appréhender les nombreuses nuances propres à la consommation. »
Avec la diffusion de la culture nightlife et face aux préoccupations liées à la consommation, depuis 1997 à Berne 6 et depuis 2001 à Zurich 7, les services pour les dépendances lancent les premières offres institutionnelles de drug checking mobile dans les clubs et les raves parties. En 2006 à Zurich 8 et en 2014 à Berne 9 débutent les activités des centres d’analyse des substances, ouverts une fois par semaine aux consommateurs qui souhaitent connaître la composition des substances qu’ils s’apprêtent à consommer.
Le drug checking comprend l’analyse des produits issus du marché noir et une consultation brève qui permettent de donner des informations sur la réduction des risques à un groupe cible difficile à identifier. L’accès est à bas-seuil, l’offre est gratuite et anonyme. Des laboratoires spécialisés sont responsables des analyses et des alertes sur les produits de coupe, des composants inattendus ou des substances fortement dosées. Les résultats des analyses des produits sont publiés sur les sites Internet des milieux festifs 10 et transmises par mail à différents milieux (police, secours, hôpitaux, instituts toxicologiques). Les connaissances issues du drug checking représentent également une ressource importante pour l’élaboration de messages de prévention crédibles.
Parallèlement, différentes institutions actives dans la prévention lancent des initiatives afin d’introduire des mesures de réduction des risques destinées aux consommateurs récréatifs de substances psychoactives. À partir des années 2000, naissent des projets d’information sur les risques propres à l’usage de substances illégales 11, d’autres axés sur la consommation excessive d’alcool et la circulation routière 12, ainsi que des labels pour les bars, les clubs et les organisateurs de manifestation qui assurent des standards de qualité et favorisent l’introduction de mesures de sécurité et de prévention 13.
La culture de la vie nocturne est abordée de manière globale en intégrant, à côté de l’usage de substances psychoactives, les questions qui concernent la santé sexuelle, la violence, le bruit et l’espace public. Le panorama suisse des prestations de prévention et de réduction des risques au niveau comportemental et structurel se diversifie et s’enrichit. Sur le plan national, les institutions actives en milieu festif développent des collaborations pour assurer des interventions lors des grands festivals de musique électronique 14, produire du matériel d’information 15, diffuser les résultats du drug checking, développer des modules de formation destinés aux pairs et aux professionnels et développer des outils de monitorage des pratiques de consommation et d’intervention précoce. Aujourd’hui, les activités de prévention et réduction des risques en milieu festif sont soutenues à niveau national par le pôle de compétences Safer Nightlife Suisse 16 qui favorise la mise en réseau entre les acteurs de la santé publique, de la recherche et de la pratique.
Outre les activités d’information, les projets de réduction des risques en milieu festif réalisent des consultations brèves sur les habitudes de consommation. À l’aide d’un questionnaire standardisé au niveau national 17, les intervenants récoltent des informations sur les pratiques de consommation. Ce questionnaire n’est pas uniquement un outil de monitorage, c’est aussi un guide d’entretien qui permet d’évaluer les risques de manière sommaire, transmettre des recommandations individualisées de safer use ou orienter les consommateurs problématiques vers les offres de réduction des risques et les services de consultation.
Les substances les plus fréquemment consommées par les consommateurs interviewés sont l’alcool, le tabac, le cannabis, l’ecstasy, les amphétamines et la cocaïne. D’autres substances comme les hallucinogènes (LSD, psylos), les nouvelles substances psychoactives (NSP), la méthamphétamine ou les médicaments psychoactifs, sont par contre consommés par une minorité de consommateurs interrogés. À l’exception du cannabis et de la cocaïne, la plupart des substances illicites sont consommées une ou deux fois par mois, ce qui démontre que les consommateurs récréatifs consomment de manière occasionnelle. Bien que la polyconsommation soit une pratique particulièrement dangereuse, la plupart des personnes interrogées consomment simultanément au moins deux substances psychoactives. Si la plupart des consommateurs récréatifs ont déjà eu des problèmes à court terme suite à la consommation de substances psychoactives (bad trip, sentiments dépressifs, conduite en état d’ébriété, rapports sexuels non protégés, crise d’angoisse ou de panique), deux tiers des personnes interrogées ont également développé des problèmes à long terme (problèmes de motivation, en famille, de sommeil, à l’école ou au travail, d’argent ou dettes) 18.
Les données récoltées dans le contexte nightlife contribuent ainsi au monitorage des comportements de consommation, à améliorer l’efficacité des interventions et à repérer les comportements problématiques afin d’intervenir de manière précoce. Le questionnaire permet simultanément d’atteindre les consommateurs récréatifs lors des soirées festives, d’encourager une première réflexion sur leurs comportements, de renforcer les compétences en matière de consommation et de motiver les consommateurs problématiques au changement.
« Faire la fête » est une activité importante du temps libre qui fait partie du style de vie des jeunes. En raison des comportements à risque associés à la vie nocturne, les consommateurs récréatifs sont un groupe cible des services de prévention et de réduction des risques.
Compte tenu de la taille du groupe cible, les ressources des institutions demeurent limitées et la légitimité des interventions nightlife doit toujours être réaffirmée. Le développement de savoir-faire, l’ajustement des outils de repérage et consultation brève, la diffusion du drug checking dans d’autres régions de Suisse, la formation des pairs et des professionnels à niveau local et national ainsi que la mise en réseau des interventions nightlife avec des offres thérapeutiques adaptées aux besoins des consommateurs récréatifs, représentent encore aujourd’hui un défi tout comme d’enthousiasmantes perspectives pour renforcer les activités de prévention et réduction des risques en milieu festif.