avril 2025
Florent Jouinot (Aide Suisse contre le Sida)
Le chemsex (mot valise associant « Chemical » et « Sex ») peut être défini comme la consommation volontaire planifiée de certains produits afin d’avoir des rapports sexuels consentis sous l’effet de ceux-ci. En regard des différents types de rapports sexuels ayant lieu sous l’effet de substances, la principale spécificité du chemsex tient donc à la planification des rapports et au choix d’avoir ceux-ci sous l’influence de produits choisis pour leurs effets. Dans l’appréhension du chemsex, doivent également être distinguées les expérimentations ponctuelles de la pratique fréquente et/ou durable dans le temps.
Le chemsex est pratiqué essentiellement (mais pas exclusivement) par des hommes cisgenres ayant des rapports sexuels avec des hommes, majoritairement des hommes gays. Ceux-ci se rencontrent dans la scène gay ou via des applications de rencontre.
Les objectifs des personnes pratiquant le chemsex sont divers mais peuvent être regroupés en trois catégories :
En lien avec ces objectifs, les produits les plus fréquemment consommés dans le cadre du chemsex sont le GHB/GBL, les cathinones (3MMC/3CMC, 4Mec…), la crystal-méthamphétamine et la kétamine. La consommation d’autres produits qui n’entrent pas dans la définition du chemsex – tels que l’alcool, le poppers, la cocaïne, l’ecstasy, etc. – peut y être associée ainsi que la prise de traitement des troubles de l’érection. Le choix des produits et des modes de consommation (inhalation/sniff, ingestion, plug, injection/slam) peut dépendre du réseau dans lequel la personne s’inscrit. La culture de ce réseau va elle-même dépendre de la région dans laquelle il se trouve et notamment de l’influence que peuvent exercer les scènes internationales. Ainsi, la consommation de cathinones semble plus fréquente en Suisse romande, certainement en raison de l’influence des communautés françaises (Lyon, Paris) alors que la consommation de crystal-méthamphétamine serait plus fréquente en Suisse alémanique en raison de l’influence allemande (Berlin).
Les données disponibles concernant la prévalence de la pratique du chemsex doivent être lues avec un regard critique. Les enquêtes ne sont pas toutes représentatives de la population étudiée et ceci en raison de biais de recrutement, en particulier dans les cohortes (souvent urbaines) des centres de santé sexuelle, des centres PrEP VIH ou de suivi de personnes vivant avec le VIH. Ensuite, la consommation d’un produit ou même le fait d’avoir un rapport sous l’effet d’un produit n’est pas synonyme de pratique du chemsex. Selon les données internationales des 5 dernières années, en Suisse comme dans le reste de l’Europe occidentale, ce sont environ 15% (entre 10 à 20%) [1, 2] des hommes, gay, bi et des autres hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes (GBHSH) qui auraient eu au moins un rapport sexuel sous l’effet de substances qui pourrait correspondre à la définition du chemsex du présent article. La planification de ces rapports sous l’effets de substances prises en compte n’est cependant pas avérée. Ce type d’expériences n’est donc pas toujours synonyme d’habitude durable dans le temps et les échantillons de ces enquêtes ne sont pas nécessairement représentatifs.
Comme pour toute consommation de substances, la pratique du chemsex peut conduire à des intoxications et des surdoses. Elle peut également impacter la santé physique, psychique ou sociale. Pour autant, dans la très grande majorité des cas, comme pour la plupart des consommations, la pratique du chemsex reste sans conséquences majeures. Malgré cela, dans l’espace social, le chemsex est presque exclusivement présenté comme un danger, une nouvelle « épidémie » succédant à celle du VIH. Au sein de la communauté gay, de plus en plus de membres entreraient dans un engrenage inextricable conduisant inéluctablement à la mort sinon physique tout du moins sociale. Mais, ici comme ailleurs, la prévention par la peur, la stigmatisation des personnes et des comportements ou encore la seule promotion de l’abstinence ne sont pas des stratégies efficaces. Seule une approche pragmatique, visant la déstigmatisation et ancrée dans les réalités vécues permettra de réduire les risques et dommages (RdR&D) liés à la pratique du chemsex.
Ensuite, plutôt que de prendre en compte les objectifs visés par la pratique du chemsex, on assiste à une pathologisation des comportements : la consommation de substances, la sexualité et/ou l’intersection des deux sont présentées comme des réponses ordaliques à des troubles psychiques liés à l’identité gay, à l’homonégativité intériorisée ou encore à des violences vécues ou observées. Les personnes sont en outre présentées comme inconscientes des risques ou incapables de les gérer. Certes, les études confirment que, de manière générale, la santé notamment psychique des GBHSH est moins bonne et que cela est lié à l’homonégativité sociale. Les enquêtes de population montrent également que les GBHSH consomment plus de substances et ce à tous les âges, notamment en lien avec la sexualité. Toutefois, aucun lien de causalité direct n’a été clairement établi entre ces deux éléments. Autrement dit, le mal-être psychique ne conduit pas nécessairement à la consommation de substances ou à la pratique du chemsex, et inversement, pratiquer le chemsex ne signifie pas automatiquement ressentir un mal-être psychique. Cette hypothèse va d’ailleurs à l’encontre de la majorité des vécus, dans la mesure où le chemsex semble apporter du positif dans la vie (sexuelle) des personnes le pratiquant [3,4]. Si les personnes ayant des expériences problématiques existent, elles restent minoritaires. Toutes doivent avoir accès aux mesures de RdR&D correspondant à leurs besoins et attentes.
En Suisse, des mesures de RdR&D existent et leur efficacité est démontrée. Pour autant, des adaptations sont nécessaires afin d’atteindre les personnes pratiquant le chemsex et plus largement les GBHSH consommateurs de produits de sorte à répondre à leurs besoins et attentes y compris spécifiques.
Les enjeux de santé sexuelle et notamment de consommation sexualisée devraient être inclus de manière systématique et explicite dans toutes les mesures de prévention et de RdR&D liées à la consommation de substances (ou à la sexualité) ainsi que dans l’accompagnement de personnes consommatrices. En complément, les enjeux relatifs à certains groupes (ex. GBHSH) et pratiques (ex. chemsex) devraient être pris en compte de manière spécifique.
Les personnes pratiquant le chemsex semblent peu atteintes par les actions de prévention et de RdR&D liés aux consommations de substances ou, tout du moins, elles ne se reconnaissent pas dans les messages génériques et les offres promues. Pour atteindre ces personnes, il semble nécessaire de communiquer via les canaux qu’elles utilisent (par ex. les applications de rencontre), d’aller à leur rencontre dans les espaces qu’elles fréquentent et d’utiliser des supports de communication (visuels, vocabulaire, situations…) qui correspondent à leurs réalités spécifiques.
La RdR&D en lien avec la pratique du chemsex doit prendre en compte ses spécificités et ne pas imposer une vision morale ou médicale. Pour cela, il semble pertinent de s’appuyer sur les stratégies de gestion et de régulation individuelles et collectives développées et mises œuvre par les pratiquant·e·s eux/elles-mêmes. Identifier, promouvoir, favoriser et soutenir les modèles d’intervention déjà éprouvés par la pratique – des savoirs empiriques d’ailleurs trop souvent marginalisés – permet de s’assurer de leur acceptabilité par les personnes/groupes que l’on cherche à atteindre ainsi que de leur potentiel de déploiement et d’efficacité. Ces stratégies reposent sur une préoccupation partagée par les participant·x·e·s pour le bien-être (care) individuel des membres et collectif du groupe. Dans les faits, cela se traduit par l’organisation collective de l’analyse des produits avant les sessions et la mise à disposition de matériel pour une consommation et des rapports sexuels à moindre risque ; des stratégies de préparation et de monitorage des prises (tableau de suivi et rôle de « master » chargé de la préparation/distribution), de gestion des intoxications et surdoses (veiller les un·e·s sur les autres durant les sessions, détection et appel des secours au besoin…), de réduction des risques liés aux infections (éducation au Safer Use ; promotion de la vaccination, de la PrEP VIH, des dépistages/contrôles…), de gestion du consentement (sexuel et pour la consommation), de détection des comportements problématiques qu’ils soient sexuels ou de consommation (évolution des consommations en termes de produits, de dosages, de mode de consommation ou de fréquence et de l’impact sur l’individu et/ou sa vie…), de soutien entre pair·e·s, y compris pour surmonter les difficultés rencontrées et trouver des stratégies pour prévenir leur récurrence, d’orientation/accompagnement vers les services spécialisés adéquats lorsque cela est pertinent, de développement de la capacité d’action individuelle et collective, pour soi et ses pair·e·s (développement, renforcement et transmission des connaissances et compétences permettant la gestion dans le cadre des envies et limites en dehors du contrôle social, sans moralisation ou pathologisation)…
Pour répondre aux enjeux réels liés aux chemsex, les professionnel·le·s des organismes intervenant dans le domaine des consommations et des addictions doivent connaitre les réalités des pratiques et les besoins/attentes des personnes concernées. Cela doit les amener à adapter leur posture, les stratégies et les mesures (communication, intervention, offres). Pour cela, il est possible de s’appuyer sur les savoirs développés par les personnes pratiquant le chemsex qui doivent être partie prenante voire leaders des projets d’inclusion et spécifiques.