avril 2025
Tiphaine Robet et Juliana Santos Cruz (HUG) par Camille Robert (GREA)
Camille Robert : Dans le contexte de la crise du crack à Genève, vous avez mis en place des maraudes de médecine de rue pour aller vers les personnes consommatrices. Dans ce cadre, vous êtes également allées à la rencontre des travailleurs·euses du sexe (ci-après TdS)1. Pouvez-vous nous présenter la démarche ?
Tiphaine Robet : Notre démarche d’aller-vers a démarré en novembre 2023 et pour lancer ce projet, on a commencé par se rapprocher de tout le tissu associatif du domaine de la précarité à Genève. Dans cette dynamique, nous avons rencontré Aspasie (ndlr : association de défense des TdS à Genève), conscientes des liens étroits entre le travail du sexe et la consommation de substances. (1) Nous avons échangé avec leur équipe, découvert leur fonctionnement et visité leurs locaux, afin de mieux comprendre leurs actions et d’identifier les synergies possibles avec notre propre démarche. En discutant, on s’est aperçu que ce serait peut-être bien de faire le point sur la consommation de substances des TdS directement dans leurs lieux de travail (salons, appartements, clubs, saunas, rue). On a donc commencé à faire ce qu’on appelle des indoors, c’est-à-dire qu’on s’est joint, soit Juliana soit moi, aux maraudes organisées par Aspasie dans les salons, avec une personne de l’association qui est soit une travailleuse du sexe, soit une ancienne travailleuse du sexe. La collaboratrice d’Aspasie a un sac avec elle dans lequel il y a notamment des préservatifs et des flyers de réduction des risques. Et nous, nous nous sommes greffées à ces maraudes pour faire le point avec les TdS sur leurs consommations, de crack entre autres.
Juliana Santos Cruz : Le temps passé dans chaque lieu variait considérablement : certaines personnes avaient envie d’échanger longuement sur leurs difficultés, tandis que d’autres étaient prises par leur travail. L’objectif était d’instaurer rapidement un lien et d’évaluer, dans la mesure du possible, la présence de consommation. Nos approches professionnelles étaient complémentaires : la représentante d’Aspasie se concentrait avant tout sur la sécurité des TdS et sur d’éventuels besoins spécifiques, tandis que nous portions un regard plus centré sur les enjeux de santé et d’addictologie. La liste des lieux visités était évolutive, s’adaptant aux événements récents, comme des signalements de la police ou des problématiques de consommation nouvellement identifiées.
Tiphaine Robet : Nous nous sommes également rendues dans les vitrines ainsi que dans les bus Boulevards, des espaces d’accueil nocturnes ouverts de 20h à 1h du matin. Ces bus offrent un accueil inconditionnel et mettent à disposition du matériel de réduction des risques (préservatifs, pailles pour sniffer de la cocaïne, boîtes flash), ainsi que du thé et du café. Surtout, ils constituent un espace chauffé et sécurisé, permettant d’atteindre les populations les plus précaires et les TdS exerçant en rue la nuit.
Camille Robert : Vous avez donc pu rencontrer les TdS à Genève et aborder avec elles et eux les questions de consommation. Qu’avez-vous pu observer et entendre dans ce contexte ?
Tiphaine Robet : Il faut commencer par dire que c’était souvent assez difficile d’entrer dans la thématique de la consommation de drogues. La meilleure approche consistait à passer par le prisme de la santé somatique : nous commencions par leur demander si elles ressentaient des douleurs ou rencontraient des problèmes de santé. Ensuite, on expliquait qu’on était là pour un projet en lien avec la drogue et le crack. Mais c’était très difficile d’avoir des réponses concrètes, surtout dans les salons où il y a des caméras. Je n’ai jamais rencontré de TdS qui m’ait dit « oui, je consomme du crack ». Il y a beaucoup de barrières structurelles à la discussion : parfois on est filmé, parfois il y a un client qui arrive, le téléphone qui reçoit un appel ou la gérance du salon qui est présente et qui vous entend, donc le lien est parfois très difficile à créer. Certains contextes spatiaux sont aussi très compliqués, comme les vitrines. On vient parler à ces filles qui sont dénudées devant les gens qui passent, parfois elles se livrent et se mettent à pleurer, c’était très compliqué à gérer. Dans les bus, l’ensemble des TdS nous disait ne pas consommer de cocaïne, mais la quasi-totalité repartait avec des pailles pour sniff. Et puis, il y avait encore la barrière de la langue, ce qui complique encore les échanges et la possibilité d’entrer dans la thématique. Heureusement, Juliana parle espagnol et portugais, moi roumain et anglais, ce qui était chouette et qui nous a permis d’avoir un peu plus de discussions.
Juliana Santo Cruz : Dans ce contexte, en tant que soignantes et témoins directs de la précarité et des lacunes en matière de santé publique pour ces femmes et ces hommes, nous avons ressenti la nécessité de documenter concrètement ces réalités. C’est ainsi qu’est née l’idée de mener une enquête visant à recenser les problématiques de santé et les situations de violence auxquelles les TdS sont confrontées. Cette enquête repose sur les témoignages recueillis auprès de 126 TdS au cours d’une période de six mois, à travers 11 interventions sur le terrain. L’objectif était non seulement d’identifier les besoins sanitaires et sociaux, mais aussi de mettre en lumière les défaillances structurelles et le manque d’accompagnement adapté, afin de plaider pour des réponses plus justes et plus efficaces.
Camille Robert : On comprend qu’il existe de nombreuses barrières structurelles pour créer du lien et parler de consommation. Mais comment expliquer que même dans des espaces safes comme les bus, où il n’y a pas de surveillance, les TdS aient également du mal à discuter de leur consommation ?
Tiphaine Robet : Les bus sont des endroits supers mais assez exigus. Ils sont toujours pleins, on est assis à l’intérieur, et il y a beaucoup de mouvements. Les TdS viennent, repartent, il y a du monde à l’extérieur qui attend de pouvoir rentrer. Et quand les TdS sont dans le bus, c’est qu’elles et ils ne sont pas en train de travailler. On a vraiment ressenti cette urgence de devoir retourner travailler le plus vite possible – qui témoigne bien de la précarité de ce métier dans la rue. Une partie était heureuse de pouvoir prendre le temps de nous parler, beaucoup se confiaient, se mettaient à pleurer mais il fallait repartir tout de suite pour reprendre le travail. J’ai beaucoup questionné le sens de mon travail à ce moment-là, parce qu’on ouvre une porte pour l’accueil et l’échange, les TdS déversent et doivent immédiatement repartir, c’est très frustrant. Ça illustre aussi le manque criant d’espaces de parole adaptés pour elles, ainsi que l’absence de structures de suivi psychologique réellement pensées pour leurs réalités.
Juliana Santo Cruz : Avec les TdS qui habitent et travaillent dans des chambres ou des appartements, c’était beaucoup plus facile de parler de consommation, parce qu’il n’y a pas de caméra ou d’écoute extérieure. Là, on a pu échanger avec des TdS qui nous ont dit consommer de la cocaïne. On a par exemple rencontré une travailleuse qui consommait des opiacés et qu’on a pu amener dans les soins, et qui y est toujours. Elle nous explique qu’aujourd’hui, de plus en plus de clients viennent avec du crack et leur proposent de consommer ensemble. La consommation de cocaïne induit une distorsion du temps, et comme les TdS facturent à l’heure, ça leur permet parfois de facturer 2 heures alors que la prestation a duré 30 minutes.
Tiphaine Robet : Il y a en fait trois raisons pour lesquelles les TdS vont consommer de la cocaïne. Il y a effectivement la question de la distorsion temporelle qui permet de facturer plus. La consommation de cocaïne permet également de tenir la cadence du travail, surtout quand on est fatigué et qu’il faut enchainer les clients toute la nuit. Enfin, la cocaïne est un psychostimulant avec des effets antalgiques, et ce qu’on a observé, c’est que beaucoup de TdS souffrent de douleurs abdominales basses, de douleurs pelviennes, de dyspareunie (ndlr : douleurs juste avant, pendant ou après le rapport sexuel), etc. La cocaïne permet de soulager ces douleurs.
Camille Robert : Les conditions de travail sont donc extrêmement difficiles pour les TdS et l’accès aux soins et à un espace d’écoute et d’échange le sont aussi. Avez-vous des pistes de solution pour faire mieux ?
Juliana Santo Cruz : Il faut commencer par souligner que l’association Aspasie effectue un travail exceptionnel. Elle a beaucoup de collaboratrices et collaborateurs, mais peut-être pas assez au vu de nombre de TdS qui nécessitent une aide sociale, psychologique ou juridique. Aspasie propose un accueil inconditionnel, du soutien en matière de santé mentale, des ateliers juridiques, des cours de français, du matériel de réduction des risques, etc. Aspasie a également mis en place un projet de logements pour les TdS en rachetant un hôtel aux Pâquis, le Barillon. Des logements avec des loyers abordables peuvent ainsi être proposés aux TdS qui n’accèdent que très difficilement au logement locatif à Genève. Il y a aussi un système de sécurité avec des alarmes et des agents qui peuvent intervenir si besoin. Là où nous souhaitons alerter l’opinion, c’est sur les obstacles à la santé.
Tiphaine Robet : La situation sanitaire des TdS est vraiment alarmante. Le dernier rapport de l’OMS indique qu’il y a une augmentation des maladies sexuellement transmissibles dans la population générale et dans beaucoup de régions endémiques du monde. On fait face notamment à une augmentation de la gonorrhée multirésistante. (2) Sans rentrer dans les détails de ce rapport, le fait que 48% des personnes qu’on a interrogées dans notre enquête ne soient pas testées pour les maladies sexuellement transmissibles est inquiétant pour les TdS, pour les clients et donc pour la population générale. Et si la moitié des TdS ne se font pas tester, ce n’est pas parce qu’elles ou ils ne veulent pas, c’est parce qu’il y a trop de barrières. Attention, Aspasie dispose de permanences avec une infirmière qui accueille sur rendez-vous, mais ces plages d’accueil sont systématiquement pleines. Même problème dans les autres services de santé, il faut prendre rendez-vous, il faut donc avoir un téléphone et parler français, ne pas avoir de client à ce moment-là… il faut donc réussir à prendre un rendez-vous et pouvoir l’honorer.
Ça, ce sont les problématiques de santé sexuelle, mais il y a toutes les problématiques de santé somatique. On l’a évoqué avant, quand on constate qu’environ un tiers des TdS souffrent de douleurs pelviennes, c’est alarmant. Souvent, les TdS ont des permis de séjour de 90 jours et la franchise d’assurance maladie la plus élevée, et donc elles et ils n’ont pas accès au système de santé. Il manque aussi des consultations gynécologiques accessibles aux TdS, idéalement par des gynécologues formés aux travail du sexe.
Camille Robert : Vous avez évoqué les problèmes de santé somatique et sexuelle. Y a-t-il d’autres difficultés et enjeux qui ne sont pas encore suffisamment couverts, à votre avis ? Et quels sont les freins pour y répondre ?
Juliana Santo Cruz : Il y a évidemment les problèmes liés aux addictions, principalement à la cocaïne et les questions de santé mentale qui ne sont pas du tout anodines au vu de leur travail. Souvent, il y a des vécus de violence avec des traumatismes, des parcours migratoires difficiles, des problématiques familiales et sociales. Comme on l’a évoqué, il y a la barrière de la langue, mais aussi une méconnaissance des offres existantes. Le manque d’informations concernant la contraception nous a aussi vraiment questionné.
Tiphaine Robet : Parmi les TdS qu’on a interrogé·e·s, 19% disaient ne pas avoir reçu des informations complètes et satisfaisantes sur la contraception : c’est une question de santé publique majeure. Si la légalisation du travail du sexe est une avancée essentielle – qui devrait être une réalité partout dans le monde – elle ne peut être dissociée de la mise en place d’offres socio-sanitaires adaptées, répondant aux besoins spécifiques de cette activité. Sinon, c’est comme légaliser toutes les drogues sans assurer le moindre suivi : pas de monitoring, pas de prévention, pas de prise en charge en addictologie, et dire aux personnes en manque : « Débrouillez-vous, ce n’est pas notre problème. »
Camille Robert : Vous avez donc réalisé cette enquête de terrain pour évaluer quels sont les enjeux et besoins chez les TdS à Genève en lien avec leur santé. Quelles recommandations pouvez-vous formuler ?
Tiphaine Robet : La première perspective serait de monter une consultation gynécologique à bas seuil pour les TdS avec un·e professionnel·le formé·e au travail du sexe. Il faudrait que ce lieu soit situé en dehors de l’hôpital, parce qu’encore une fois, c’est difficile d’y venir. Plutôt dans un lieu où les TdS pourraient venir facilement et se sentir bien. Il faudra qu’on puisse offrir aussi dans ce lieu des temps de parole et des échanges sur les questions sociales, de santé mentale, de réduction des risques, d’addictions, etc. Surtout, ces prestations devraient être gratuites. Qu’on puisse proposer des dépistages gratuits, quotidiens et sans rendez-vous. Il faudrait aussi réfléchir aux horaires, parce que souvent, les TdS dorment la journée et travaillent la nuit. C’est difficile de garder le lien, parce que comme les TdS ont des permis de trois mois, elles et ils repartent après trois mois, puis reviennent, c’est une patientèle très mobile qui est difficile d’accès. Ce sont les mêmes dynamiques et logiques de patientèle fantôme que les personnes consommatrices de crack à Genève, c’est très difficile de les faire venir en soins, il faut donc renforcer l’aller-vers.
Camille Robert : Merci pour cet entretien.