avril 2025
Anne François (Centre de soins 8 bis)
Le centre de soins 8 bis est un centre de médecine de l’addiction et un cabinet de médecine interne générale. C’est dans ce cadre qu’est née l’occasion extraordinaire d’apprendre, de rencontrer, de penser la pratique et d’ouvrir encore un peu plus les yeux sur le monde patriarcal, binaire et hétéronormé dans lequel nous vivons.
Je fais la connaissance de S., jeune personne d’une vingtaine d’années qui va mal, sabote son apprentissage, sort beaucoup, consomme des drogues festives la nuit et du cannabis sur toutes ses heures d’éveil. Nous commençons alors un voyage de presque un an qui nous mène de l’enfance différente dans un contexte de violence familiale à l’adolescence embrumée et finalement à l’évidence d’avoir été attribué à la naissance à un genre qui n’est pas le sien. Ce jour-là, celui du coming out à son médecin qui suit de très peu le coming in (révélation à soi-même), j’appelle un collègue que j’ai vu lors d’une session de formation continue sur la transidentité. Il m’avait alors ouvert les yeux, par sa limpidité, sur un sujet qu’on veut nous faire croire très compliqué. L’enthousiaste docteur Merglen, médecin adjoint en pédiatrie qui s’occupe des jeunes transgenres, me propose un déjeuner pendant lequel il aiguise mon envie d’apprendre et duquel je ressors pour m’inscrire à la formation de base de l’Association professionnelle mondiale pour la santé des personnes transgenres (WPATH), qui commence le soir même. Les premiers patients arrivent rapidement, référés par le docteur Merglen, l’association Le Refuge (qui accueille les mineurs LGBTQIA+, particulièrement trans et leur propose une écoute, des groupes, un hébergement d’urgence) puis par le bouche-à-oreille. Il faut dire que peu nombreux sont les médecins de famille formés à cette problématique.
De quoi parle-t-on au juste ?
Le sexe biologique est attribué à la naissance par la forme des organes sexuels externes, selon une logique binaire : mâle ou femelle. La chose n’est pourtant pas si simple quand on regarde la variété de leurs formes, ceci sans même entrer dans le sujet, oh combien important pourtant, des personnes intersexes.
Le sexe biologique a longtemps été confondu avec l’identité de genre, qui est en réalité le ressenti de son identité, ressenti qui peut être congruent avec le sexe attribué à la naissance (on parle alors de personnes cisgenres) ou pas (transgenres) ; dans ce dernier cas, l’identité de genre peut être celle de l’autre genre, quelque part entre les deux, de manière stable ou fluide ou aucun des deux (agenre). Et personne ne peut y redire quoique ce soit puisqu’il s’agit d’un sentiment intérieur, intime, qui doit être découplé des organes sexuels (et de l’orientation sexuelle) et dont les déterminants sont encore mal connus. Le sentiment de cette incongruence intime peut exister depuis l’enfance ou pas, tout ceci n’appartient qu’à la personne qui le ressent.
Le corps peut alors être vécu comme différent de ce que la personne sent qu’il devrait être, étranger parfois. Ce qui peut générer plus ou moins de souffrance (dysphorie), cette souffrance n’étant pas obligatoire.
Notre pratique
Il ne m’appartient évidemment pas de détailler les parcours intérieurs des personnes non cisgenres. Ma seule légitimité ici est de parler de notre pratique.
En réalité nous ne proposons rien d’autre que ce que nous proposons pour tous : accueil sans conditions, égalité de traitement, non jugement. Grâce aux patient·e·s, à la formation de la WPATH, dispensée pour une bonne part par des professionnels eux-mêmes transgenres, nous avons repensé nos pratiques, imprégnées encore, sans que nous ne nous en rendions compte, par la construction binaire de la société.
En équipe nous avons fait le choix d’être explicitement accueillants pour les personnes LGBTIQIA+, particulièrement transgenres. Il nous a semblé que le choix de se former plus pour accueillir mieux des personnes ayant une problématique minoritaire et discriminée demande à être clairement exprimé. En plus d’offrir un lieu de soins identifié comme sécure par les personnes concernées, cela permet d’être un lieu de lutte contre la discrimination en suscitant des questions de patients non concernés, de donner des explications en espérant que nos réponses auront plus de poids que les messages simplistes et si souvent faux relayés par les médias. Nous avons mis de la documentation explicite dans la salle d’attente, un drapeau trans à l’accueil, des logos pour des toilettes non genrées avec un pictogramme spécialement dessiné par un patient. Nous accueillons donc les personnes trans pour la mise en place et le suivi de leur traitement « d’affirmation de genre » et aussi pour un suivi de médecine interne-générale classique mais informé sur la problématique. Les patient·e·s non concerné·e·s sont toujours très soutenant·e·s quand nous leur expliquons la problématique et la raison de notre positionnement.
Nous avons fait une nouvelle fiche d’accueil incluant non plus le sexe mais le genre, avec des propositions, des rubriques permettant d’indiquer les prénoms et pronoms d’usage, choisis. Afin que chacun·e s’y retrouve et que toute l’équipe puisse nommer et genrer la personne correctement, selon ses choix, son ressenti.
Notre dossier électronique a été modifié pour inclure, en plus de l’identité administrative si cette dernière n’est pas (ou pas encore) modifiée, l’identité choisie : le prénom, les pronoms utilisés.
Notre manière de parler s’est également modifiée avec le temps : nous utilisons le plus possible les mots non genrés, n’utilisons plus les classiques « monsieur, madame », codes sociaux inutiles à la réflexion. Nous nous présentons avec nos prénoms et notre genre, pour ouvrir la discussion et permettre à la personne de préciser les siens et d’entendre que ce sujet est pris au sérieux. Nous nous excusons toujours par avance des erreurs de genre que nous pourrions commettre dans la conversation et bien sûr nous excusons en direct quand nous nous apercevons en avoir commis.
L’anamnèse et l’examen clinique ont quelques particularités : demander à personne, le temps venu, comment elle nomme ses organes, ceux qui sont en place (en cas d’intervention chirurgicale), demander l’autorisation de toucher le corps pour l’examiner. L’auscultation cardiaque peut se révéler un moment difficile pour un homme trans que sa poitrine rend dysphorique, qui porte possiblement un binder (brassière très serrée) ou du tape (gros scotch) pour qu’elle ne se voie pas. Cette pratique a quelques risques aussi qu’il faut connaître : malaise pendant l’effort, fracture de côtes, maux de dos, problèmes cutanés. Nous portons une attention particulière à ce qui donne le plus de souffrance, dysphorie et à ce que la personne aimerait comme caractéristique physique pour se sentir mieux : seins, règles, pénis, érection, forme des hanches, caractéristiques genres du visage, voix, ou poils, de manière à pouvoir proposer des solutions adaptées à chacun. Il ne faut jamais oublier que les personnes sont très informées, par les réseaux sociaux, par la communauté.
Je ne vais pas ici expliquer la médecine de la diversité de genre, les traitements hormonaux, les chirurgies, les négociations avec les assurances, ce n’est pas le lieu. Je ne vais rappeler que quelques principes dont certains sont les mêmes que dans le champ des dépendances : il y a des questions de santé en plus, aucune en moins. Tout n’est pas résumable aux questions de genre, comme tout n’est par résumable à la consommation de produits psychotropes. Nous n’abordons les questions de genre que lorsqu’elles sont pertinentes avec les questions posées. Le cœur de tout est d’écouter vraiment la personne qui vient nous dévoiler ses problématiques les plus intimes, de les respecter entièrement exactement comme pour tous nos patients. Les personnes trans sont continuellement questionnées sur le phénomène de la transidentité, leur parcours, ce qui peut être lassant et prendre du temps sur celui qu’elles ont pour que nous les aidions à résoudre le problème de santé pour lequel elles nous ont consulté. Elles n’ont par ailleurs aucune envie qu’on leur demande ce qu’elles ont entre les jambes, sauf si c’est une question pertinente pour le suivi. Nous devons donc être suffisamment au courant pour pouvoir adresser les questions posées et ne pas tout ramener à la transidentité ni à notre propre envie d’en savoir plus.
Il me faut dire deux mots de la question de l’éventuel regret, de la détransition. Toute décision implique une possibilité de regret, d’avoir fait les mauvais choix ou des choix qui finalement ne nous conviennent pas ou plus. Les études montrent un taux de regret très bas (la dernière étude[1] publiée concernant des mineurs révèle un taux de regret à 0.5% dans un collectif de 1050 mineurs ayant eu accès à un traitement hormonal) très largement inférieur aux regrets liés à une prothèse de hanche, au mariage ou même au fait d’avoir des enfants. La définition de la détransition devrait être mieux définie et ne pas se concentrer sur l’arrêt des traitements hormonaux qui peut avoir d’autres causes : avoir atteint le corps que l’on désire ou comprendre que l’identité non binaire convient mieux à son ressenti. On sait aussi qu’une partie des détransitions est due au poids du regard social et familial, surpassant les bénéfices de la transition. Considérer la transition comme une mode démontre une claire méconnaissance des difficultés de ce parcours. Offrir la possibilité aux jeunes d’expérimenter un autre genre que celui attribué à la naissance par des mesures non permanentes (changement de prénom et de genre à l’école et en famille, bloqueurs de la puberté dont les effets s’arrêtent lorsque le traitement est arrêté) est de bon sens, justement pour que ces expérimentations, qui sont le propre de l’adolescence, puissent conduire à des conclusions étayées et à des décisions éclairées. Les traitements hormonaux ne sont jamais débutés avant le début de la puberté (Tanner 2) et encore, à ce stade, ce sont des bloqueurs de pubertés dont les effets ne sont pas permanents. Les chirurgies en Suisse sont rarissimes avant la majorité, contrairement aux fausses informations largement relayées, même par des professionnel·le·s.
Et les consommations ?
Les consommations de produits psychotropes des personnes de la diversité de genre sont les mêmes que celles des personnes cis, sans aucune spécificité, pourquoi y en aurait-il d’ailleurs ? C’est une population jeune, tous vivent un parcours compliqué parce que réaliser qu’on est transgenre, s’imaginer que la transition sociale et médicale est possible et affronter les difficultés inhérentes à ce chemin est difficile et, souvent, douloureux. Les consommations sont donc festives et permettent aussi, d’une certaine manière, de traiter ses angoisses, tristesses, différences. Il est donc vraiment important de connaître un peu les parcours pour pouvoir aborder ces personnes avec le même respect que pour tout un chacun.
La violence des soignants
Mon plus grand choc en entrant dans cette pratique nouvelle a été d’apprendre l’ampleur de la violence des soignant·e·s à l’égard des personnes transgenres. Médecin de l’addiction depuis plusieurs dizaines d’années et ayant travaillé en maladies infectieuses pour les personnes vivant avec le VIH au milieu des années ’90, je me croyais bien au courant du regard jugeant que nombre de soignant·e·s adoptent envers les personnes minoritaires. Mais je n’étais pas préparée à cette déferlante de mépris, de paternalisme, de curiosité illégitime, de claire maltraitance, de violence parois. Souvent sans intention mauvaise mais mues par une grande ignorance et un souverain mépris des blessures potentiellement infligées. C’est la peur de cette violence, en lien bien sûr avec le regard sociétal dans son ensemble sur les diversités de genre qui est à l’origine d’un mauvais recours aux soins des personnes transgenres, que ces soins soient liés à la transition ou non.
En réalité nous ne faisons rien de particulier, rien d’autre que notre travail de soignant·e·s accueillant des patient·e·s dans le respect de leurs différences. Mais cela nous a offert une possibilité, celle de réfléchir à notre posture dans un monde binaire, nous qui croyions déjà être ouvert·e·s et « déconstruit·e·s »..
Notre salle d’attente est diverse et pleine de respect, elle est politique. Quel bonheur !