janvier 2014
Olivier Simon, Neil Ewering, Maude Waelchli, Antonella Luongo, Inga Marmaïté, Marianne Tille, Coralie Zumwald (Centre du jeu excessif, Lausanne)
Dans le champ des addictions aux substances, l’importance d’intégrer les proches à l’offre de soins est aujourd’hui largement reconnue, même si le témoignage des usagers suggère de grandes disparités dans la mise en œuvre (Orford, Templeton & al., 2010 b). En matière de problèmes de santé liés aux jeux d’argent au contraire, la très grande majorité des publications demeure centrée sur l’évaluation d’interventions individuelles, malgré les nombreux appels à investiguer l’efficacité de modèles de thérapie répondant conjointement aux besoins des couples et familles des personnes présentant un jeu excessif (McComb, Lee, Sprenkle, 2009). Une récente étude rétrospective a montré auprès d’un collectif de 4410 personnes traitées pour un problème de jeu excessif que l’existence d’un « Concerned significant other » identifié était corrélée avec le critère de réussite des soins, et que sa présence aux entretiens était associée à la rétention en traitement (Ingle, Marotta & al., 2008). Quant au travail en réseau avec l’entourage élargi, comme l’employeur, les services sociaux de première ligne ou encore les services judiciaires, la littérature scientifique en matière de jeux d’argent continue d’être, pour ainsi dire, muette sur ce sujet.
Les conduites addictives liées aux jeux d’argent ont pourtant différentes spécificités qui accentuent l’importance des proches et du travail en réseau. En l’absence de conséquences somatiques ou physiologiques évidentes, ces conduites addictives sont plus faciles à dissimuler que des conduites addictives liées à la consommation de substances psychoactives. La découverte du trouble par l’entourage est susceptible de s’effectuer plus tardivement, comme l’illustre la très faible proportion de personnes concernées par un jeu excessif qui sollicitent effectivement une aide spécialisée, de l’ordre de 2% en Suisse (Osiek, Jermann & al., 2010). L’impact financier potentiellement considérable démultiplie le stress de l’entourage, et ceci entraîne, en dépit d’une mortalité moindre que celle engendrée par les addictions aux substances, des coûts sociaux totaux d’une ampleur finalement comparable à ceux engendrés par la consommation problématique d’alcool ou de tabac (INSERM, 2008). On estime que pour une personne concernée par un jeu excessif, 5 à 17 personnes de l’entourage vont subir les conséquences négatives du comportement de jeu excessif (Kalischuk, Nowatzki & al., 2006).
L’objectif de cette contribution est de décrire brièvement les procédures de soins mises sur pied dans le cadre de l’Unité spécialisée de l’Hôpital universitaire de Lausanne, dans une perspective éclectique et intégrative visant à offrir des réponses différenciées à trois niveaux : (1) intégrer les proches dans le but d’améliorer l’engagement en soins. (2) intégrer les proches comme ressource dans la prise en charge. (3) répondre aux besoins individuels des proches ou des familles. La typologie des interventions réalisées et des principales observations cliniques au terme des dix années d’activité de l’Unité permettent d’identifier des besoins en matière de formation continue, mais aussi en matière de politiques publiques des addictions.
Le Centre du jeu excessif de l’Hôpital Universitaire de Lausanne a été créé par l’Etat de Vaud en 2001 dans le contexte du nouveau dispositif législatif LMJ (Loi sur les maisons de jeu, 1998) avec quatre pôles d’activités : prévention, recherche, formation-enseignement et soins. Pour répondre au cadre structurel voulu par le législateur, à savoir l’obligation pour les casinos d’articuler leurs programmes de mesures sociales avec les lieux d’aide spécialisés, un accent particulier a été placé sur la priorité des prestations d’accueil et de mise en réseau précoce, avec la volonté de proposer à la fois des consultations d’aide et soins spécialisés intra-muros classiques, et des consultations extra-muros, en particulier sur les lieux de jeu. Les consultations se limitant à de l’information ou à des prestations de type motivationnelles sont gratuites : les suivis spécialisés de joueurs ou de proches sont en revanche facturés selon le régime des soins à la charge de l’assurance maladie.
En amont des demandes d’aide
Dès les premiers appels reçus par l’Unité est apparue une très grande demande d’information de la part des proches, et du matériel à l’attention de l’entourage a été inclus sur les sites web développés par l’Unité www.jeu-excessif.ch et www.stop-jeu.ch, avec un flyer intitulé « un joueur parmi vos proches ». Les symptômes courants de codépendance sont explicités. Un accent est mis sur le fait que si le proche est le plus souvent confronté aux effets négatifs du comportement de jeu, le joueur, pour sa part, retient essentiellement les aspects positifs. Des priorités sont suggérées : rétablir en premier lieu la sécurité financière, rompre l’isolement face au problème rencontré, clarifier les limites, désamorcer les pièges liés à la culpabilité et à la banalisation du trouble. Le flyer est accompagné d’un petit questionnaire d’orientation à compléter conjointement entre le proche et le joueur.
Travail préparatoire téléphonique
Afin d’optimiser le processus d’engagement, une permanence est organisée de manière à garantir aux heures ouvrables une disponibilité immédiate d’une quinzaine de minutes de la part d’un des intervenants cliniques permanents de l’Unité. Le premier entretien téléphonique permet dans ces conditions de réaliser une brève anamnèse centrée sur la compréhension actuelle et les besoins immédiats perçus, le plus souvent matériels, avec un recentrage sur la souffrance ressentie, le plus souvent placée très au second plan, même lorsque des idées suicidaires sont présentes, ce qui se révèle être le cas dans près d’un tiers des demandes d’aide. Que le premier téléphone ait lieu avec un proche ou avec un joueur, l’écoute est d’abord centrée sur la personne appelante et l’anamnèse inclut simultanément la conduite de jeu problématique et la perception du problème par l’entourage.
Premières consultations
L’Unité est organisée de manière à garantir la disponibilité d’un intervenant sans délai. Outre l’investigation approfondie du motif de consultation, du développement du trouble et des antécédents, une analyse fonctionnelle selon le modèle cognitif-comportemental est réalisée. Les informations récoltées rejoignent les sept dimensions décrites par Orford, Templeton et al. (2010 a) dans leur guide d’entretien semi-structuré pour le recueil d’informations relatives aux membres de la famille d’un joueur : (1) Contexte socio-culturel de la famille (dont génogramme) : (2) Histoire et nature du comportement de jeu problématique : (3) Effet du comportement de jeu sur le proche consultant et sur la famille dans son ensemble : (4) Historique des tentatives du groupe familial pour canaliser le trouble (dont mesures bancaires et gestion de l’accès à l’argent liquide) ; (5) Nature du soutien effectif ou potentiel de la part des proches (famille mais aussi voisinage, communauté, environnement professionnel) : (6) Etat de santé et qualité de vie du proche consultant et des autres membres de la famille : (7) Analyse fonctionnelle – perception des problèmes et de leur priorisation.
Lorsqu’un joueur se présente accompagné d’un proche, il est décidé au début de la rencontre dans quelle séquence se dérouleront les temps communs d’entretiens ainsi qu’un temps d’entretien individuel. Le fait de prévoir à la fois un moment d’entretien individuel et un moment d’entretien de couple ou de famille est présenté comme une procédure standard. Si cela n’a pas pu être réglé dès les pré-contacts téléphoniques, un temps de clarification relatif à la confidentialité sera inclus à l’agenda de séance.
Suivis familiaux
Sauf refus explicite de la personne consultante, l’accueil et l’investigation prévoient donc systématiquement l’organisation d’une rencontre en présence de personnes significatives de l’entourage. Lorsqu’il s’agira d’associer ces dernières aux efforts mis en place, des consultations avec le ou les proches seront organisées selon une périodicité variable, en moyenne toutes les 3 ou 4 rencontres individuelles, par le même intervenant clinique. Dans le cas de demandes d’aide centrées spécifiquement sur le fonctionnement conjugal ou familial, un second intervenant clinique sera désigné pour engager cette partie du suivi.
Suivis de proches
Dès lors que la souffrance des proches engendre presque toujours des symptômes anxio-dépressifs latents sinon patents, la prise en charge par l’assurance-maladie ne pose aucune difficulté particulière et le suivi est individualisé en fonction des priorités établies avec le patient lors de l’analyse fonctionnelle des difficultés rencontrées. Les soins les plus courants portent sur les symptômes anxiodépressifs (parfois associés à une dépendance à l’alcool et aux benzodiazépines), l’éventuelle interface avec des services sociaux spécialisés ou non (cas échéant signalement aux services des mesures sociales du casino ou à la justice de paix), et les stratégies de communication dans le couple (techniques d’affirmation de soi). L’Unité n’a pas de file active de proches de joueurs suffisante pour organiser des groupes mais il existe la possibilité de rejoindre des groupes destinés aux proches de personnes alcoolodépendantes, organisés selon le modèle CRAFT-Community reinforcement and family training (pour une revue relative à cette approche, voir Roozen, de Waart & van der Kroft, 2010).
Depuis son ouverture en décembre 2001, l’Unité a accueilli 557 personnes confrontées à des conduites addictives sans substance dont 476 (85%) personnes confrontées à des conduites addictives liées aux jeux d’argent, pour une file active moyenne annuelle de l’ordre d’une centaine de personnes. Selon les statistiques d’activité (CJE, 2011), dans près de 2/3 des demandes en relation avec les jeux d’argent, les personnes déclaraient avoir été orientées par un proche, le plus souvent un conjoint, à la suite d’une recherche de lieux d’aide spécialisés sur internet. Environ la moitié des demandes d’aide se limite à des interventions psycho-éducatives ponctuelles et l’autre moitié va faire l’objet d’une prise en charge à plus long terme selon les modalités décrites précédemment.
Systématiquement proposée, la consultation en présence du proche à l’origine de la demande d’aide a pu être réalisée dans environ 1/3 des suivis. L’intervention auprès des couples débouche dans près d’un quart des situations à un suivi individuel du conjoint non joueur.
Sur la base de sa mission d’accueil des proches de joueurs, le CJE a également reçu depuis le début de son activité environ 40 personnes demandant d’emblée une aide individuelle. Dans la plupart des cas, les symptômes caractérisant le concept de co-dépendance étaient observés, avec état dépressif, le cas échéant idées suicidaires, des éléments de crise financière aigüe, et des éléments d’analyse fonctionnelle faisant intervenir des cycles hypercontrôle-mensonge-déni, violence verbale voire physique, potentiellement amplifiée par des consommations problématiques d’alcool ou de benzodiazépines. Dans près d’un cas sur trois, ces suivis individuels ont été complétés par des entretiens de couple dans un contexte où la personne présentant des conduites de jeu problématique décidait de consulter de manière différée, passée une période initiale de refus. Quelques personnes ont été orientées sur les groupes de proches basés sur le modèle CRAFT proposés par le service spécialisé d’alcoologie.
Dans leurs feedbacks, les usagers de l’Unité ont insisté sur l’importance de trouver des réponses à leurs problèmes relationnels et émotionnels pour autant qu’on ait répondu en amont à leur problèmes financiers immédiats, et ont rapporté une grande difficulté à obtenir de telles réponses ciblées, tant dans le cadre de consultations de premier recours (médecin de famille, assistante sociale), que des consultations auprès de psychothérapeutes non spécialisés.
L’expérience du Centre du jeu excessif dans l’abord clinique des proches suggère trois constats :
Le premier concerne la nécessité de promouvoir un effort de recherche, tant sur le plan de l’efficacité des interventions que sur le plan de l’évaluation de programmes, intégrant notamment la satisfaction des usagers.
Le deuxième constat porte sur le haut degré de complexité des interventions, aux limites des soins réalisables dans une institution qui accueille de nombreux collègues en formation. Dans le but d’une meilleure transmission, un effort de développement des ressources doit être entrepris.
Le troisième constat concerne le manque général de visibilité des prestations orientées vers le besoin des proches. Dans le champ du jeu excessif, on note également la quasi-absence d’offres de type auto-support et associations de proches. Des actions de promotion des prestations orientés vers l’entourage devraient constituer une priorité dans le cadre des politiques publiques en matière d’addiction.