décembre 2017
Francesco Panese (Université de Lausanne)
La controverse sur l’usage off label – c’est à dire pour une indication non approuvée par l’agence de régulation des médicaments 1 – du Baclofène, ce médicament favorisant la relaxation des muscles à une substance efficace à haute dose contre l’assuétude à l’alcool, nous offre l’occasion de réfléchir aux aspérités qui caractérisent parfois les processus de validation de l’efficacité des médicaments. Elle révèle des tensions au cœur de l’économie de la preuve en matière thérapeutique et, plus spécifiquement, pharmacologique. Ces tensions se situent à plusieurs niveaux, dont les plus importants sont essentiellement la connaissance scientifique, les pratiques des usagers, les intérêts et les stratégies économiques, et la gouvernance en matière de santé. La production et les usages des médicaments sont en effet profondément marqués par leurs contextes spécifiques, aux niveaux social, politique, économique et moral. Ils sont dès lors orientés par le jeu de positions et d’actions d’acteurs d’autant plus hétérogènes – individuel ou collectifs, institutionnel ou non – que l’efficacité des substances est controversée. Ces acteurs co-élaborent et/ou mobilisent des normes scientifiques, des normes socio-sanitaires et des valeurs subjectives, auxquelles s’attachent des modes spécifiques d’action, autant d’éléments dont les étroites interactions peuvent donner lieu à tensions et, parfois, controverses. La question qui se pose dès lors est celle de savoir comment ces divers acteurs tentent de construire des connaissances crédibles en matière d’efficacité thérapeutique de substances pharmaceutiques disponibles à la prescription et à la consommation.
Cette question se complique quand on l’applique à des substances aux effets psychotropes, ce qui est le cas dans l’usage off label du Baclofène : il relève d’un tropisme psychologique dans la mesure où il agit sur la modulation de l’activité mentale du sujet (personnalité, émotions, comportements, désirs, etc.), même s’il a été développé et est utilisé à des fins somatiques.
Philippe Pignarre a démontré la difficulté de mettre en évidence le « témoin fiable » de l’efficacité d’une substance qui vise un effet psychotrope, soit « quelque chose qui peut être sorti du corps humain et transporté (comme un germe), soit pour faire un diagnostic de laboratoire, loin du face-à-face médecin-patient, soit pour créer des modèles pharmacologiques permettant de tester des candidats-médicaments avant l’entrée dans les essais cliniques » (Pignarre, 2001a : 242). Il importe en d’autres termes de relever la difficulté récurrente – voire parfois l’impossibilité – d’identifier en pareils cas des marqueurs biologiques clairs et stables de cette modulation de l’activité mentale et, réciproquement, de comprendre biologiquement l’action métabolique des substances constatée cliniquement. Dans le cas des psychotropes, cette absence de témoin fiable peut remettre en question le paradigme étiologique classique d’une corrélation robuste entre une substance, et une cause déterminée et connue d’un trouble spécifique identifié. Dans ce cas, explique Pignarre, « le médicament joue deux rôles : celui de thérapeutique mais aussi celui du témoin fiable absent » (Pignarre, 2001b : 68). L’une des conséquences importantes de ce phénomène est ce que l’on pourrait appeler la « plasticité pharmacologique » des substances, soit leur capacité à avoir des effets thérapeutiques divers sur des troubles différents dont on ne connait pas clairement les bases organiques.
Cette plasticité pharmacologique va être au cœur de la quête d’effets thérapeutiques insoupçonnés de substances connues qui va caractériser la recherche pharmacologique, surtout dès les années 1950. Émerge alors une nouvelle économie de la recherche et développement pharmaceutique : les critères diagnostiques vont progressivement évoluer au rythme auquel les laboratoires inventent de nouveaux traitements. L’une des stratégies de l’industrie va consister à faire varier les caractéristiques des groupes de patients jusqu’à ce que ce que l’un de ces groupes réponde de manière satisfaisante à une molécule candidate. On se souvient ici du cas de la chlorpromazine. En 1950, le chirurgien Henri Laborit et Pierre Huguenard mélangent différents antihistaminiques dans ce qu’ils appellent des « cocktails lytiques ». Laborit remarque que les patients ainsi traités sont détendus avant l’opération dont ils récupèrent parfaitement, constatant ainsi cliniquement un « effet de désintéressement ». Il demande alors à Rhône-Poulenc une molécule qui présenterait cet effet, non pas comme effet secondaire, mais comme qualité centrale. Il s’agit du 4560 RP, écarté par Rhône-Poulenc car trop sédatif et pas assez antihistaminique. Laborit le fera expérimenter en psychiatrie. On constatera les effets psychotropes de la chlorpromazine (Largactil®), médicament antipsychotique, sédatif, calmant, considéré depuis comme un antipsychotique typique. Dans le domaine des psychotropes en particulier, les molécules sont ainsi souvent identifiées par l’observation clinique d’effets collatéraux non prévus et non recherchés, investis pour redéfinir et/ou élargir leur spectre d’action, grâce à ce mélange de hasard et de sagacité qui a pris pour nom la sérendipité.
Ce cas célèbre peut éclairer la trajectoire du Baclofène : une substance myorelaxante, autorisée dès 1975 dans le traitement de contractions musculaires involontaires d’origine cérébrale ou liées à des affections neurologiques telles que la sclérose en plaques, ou encore faisant suite à d’autres types de lésions ou d’infirmités motrices d’origine cérébrale, substance qui poursuivra sa tribulation nosologique comme psychotrope dans le champ de la dépendance à l’alcool. Pour le sociologue, ce type de « migration nosologique » des substances thérapeutiques pose aussi la question centrale du périmètre des acteurs reconnus comme légitimes pour participer à l’expertise de leur(s) nouvelle(s) indication(s).
Des exemples historiques rappellent que ce périmètre a été et reste largement réservé aux professionnels – médecins, laboratoires et industries pharmaceutiques et instances d’accréditation – et que son extension aux usagers est encore souvent source de tensions. C’est par exemple ce qui s’est passé aux États-Unis dans les années 1980 à l’occasion de la controverse sur des médicaments antirétroviraux contre le SIDA, qui n’avaient pas encore obtenu l’autorisation de la Food and Drug Administration (FDA). Dans son étude exemplaire, le sociologue californien Steven Epstein tire une conclusion importante : « à l’intérieur d’une arène large et diffuse, caractérisée par un périmètre poreux, un assortiment éclectique d’acteurs ont cherché à affirmer et évaluer leurs revendications. L’arène de construction des faits (fact making) englobera non seulement des immunologistes, des virologues, des biologistes moléculaires, des épidémiologistes, des médecins, les autorités fédérales de santé, et les différents experts accrédités, en plus des médias et des entreprises pharmaceutiques et biotechnologiques. Ce périmètre englobera aussi un fort mouvement différencié d’activistes, accompagné de divers organes de communication alternatifs, y compris [dans ce cas] les publications d’activistes et la presse gay » (Epstein, 1995 : 408-409 [nous traduisons et soulignons]). L’un des enseignements de cette controverse historique est que les mouvements « activistes », constitués d’usagers et de celles et ceux qui les soutiennent, sont susceptibles de développer des formes alternatives et « profanes » de crédibilité pouvant potentiellement bousculer la construction de l’expertise « savante » relative à l’effet de ces médicaments.
Il semble bien que de telles situations de tensions, voire de controverses, sont en passe de se multiplier. Elles témoignent de l’affirmation de la nouvelle figure sanitaire qu’Epstein avait finement identifiée : les « activistes de traitements » (Treatment activists) qui peuvent intervenir, dans certains cas de manière prépondérante, dans la conception, la conduite et l’interprétation des essais cliniques utilisés pour tester la sécurité et l’efficacité des médicaments. Parmi les cas récents, mentionnons par exemple l’affaire du Levothyrox® dans laquelle des patients-plaignants devenus précisément activistes de leur traitement ont tout d’abord constaté les effets qu’avaient sur eux une nouvelle formule du médicament, et ont traduit leur expertise d’usager en une plainte collective admise par les tribunaux français, lesquels ont imposé à l’entreprise Merck de rendre à nouveau disponible le produit dans son ancienne formule. Et c’est sans doute ce même type de phénomène que l’on peut observer, mutatis mutandis, dans le cas du Baclofène : des prescripteurs et usagers qui s’inscrivent explicitement dans la voie du témoignage à la fois scientifique, personnel et moral d’un « pionnier » – Olivier Ameisen (2008) – tentent de faire valoir leur propre expérience dans l’arène de validation de l’efficacité de la substance contre l’alcoolisme, une substance, qui plus est, tombée dans le domaine public, diminuant ainsi drastiquement les avantages économiques de la preuve du bien-fondé de l’extension du spectre de sa prescription.
La controverse du Baclofène n’est pas close 2 – et il n’incombe en aucun cas au sociologue d’opiner en la matière – mais sa simple existence nous indique une tension importante. Du côté bio-médical, on s’accorde aujourd’hui sur un constat problématique : « la vérification des pratiques de santé effectuées dans une variété de paramètres ont révélé qu’un haut niveau de qualité de preuve n’est pas toujours appliquée dans la pratique » (Straus, Tetroe et al., 2011 : 7 [nous traduisons et soulignons]). Si l’on a pu penser ou espérer, dès les années 1980, que l’Evidence based medicine (EBM) permettrait de garantir ce « haut niveau de qualité de preuve », l’on peut légitimement se demander aujourd’hui quelles sont les raisons d’une telle situation problématique. Une réponse possible – et bien sûr partielle – réside peut-être dans l’oblitération, dans la logique EBM, d’un phénomène important, désormais bien étudié par les sciences sociales de la santé, et que l’ensemble du réseau sanitaire ne devrait pas négliger : « La constitution d’une expertise profane [joue] un rôle moteur dans le développement de la démocratie sanitaire : c’est en partie parce que certains mouvements ont su se faire reconnaître comme des interlocuteurs compétents, informés et porteurs d’un savoir propre que l’intégration des associations dans la gouvernance de la santé a progressé, dans un contexte marqué par des incertitudes et des controverses face auxquelles l’expertise médicale a montré ses limites » (Akrich, Rabeharisoa, 2012 : 74). En matière de « modificateurs de comportements », pour paraphraser Claude Bernard (1858-1877), les incertitudes et les controverses sur l’efficacité des médicaments encourageraient une intégration plus généreuse – ce qui ne signifie pas moins rigoureuse – du fait qu’ils sont des objets complexes, fortement socialisés. La preuve de leur efficacité pourrait mieux intégrer l’usage qu’en font parfois des patients qui, dans l’urgence de la souffrance, ne peuvent trop attendre la sanction de l’autorité, une autorité à laquelle ils revendiquent précisément de prendre part. Cette reconnaissance pourrait bien s’affirmer comme un enjeu socio-sanitaire majeur, même s’il représente un point de butée de la « raison pharmaceutique » : le constat récurrent selon lequel les effets pharmacologiques des médicaments répondent rarement à une causalité simple, mais sont souvent la résultante d’une interaction complexe entre substance, expertise médicale, expertise expérientielle d’usagers et mode d’administration de la santé (Lakoff, 2008 :11) 3, ce d’autant plus que les médicaments en question modifient la vie non seulement organique, mais aussi existentielle des malades.