décembre 2017
Catherine Van Huyck (Modus Vivendi) ; Anne-Elizabeth Lapointe (Maison Jean Lapointe) ; Jean-François Biron (Direction régionale de santé publique) ; Niels Weber (Gaming Federation) ; Renaud Boulet (Médecins du Monde) ; Sandrine (Médecins du Monde) ; Natalie Castetz (journaliste)
En Belgique, ils s’appellent les « jobistes ». Le travail de ces usagers ou ex-usagers de drogues consiste à aller dans la rue, à la rencontre d’autres usagers, pour parler avec eux des risques liés au Sida, hépatites et autres maladies transmissibles, et les informer des manières de s’en protéger. Parmi ces opérations de proximité, les « Boule de neige » s’adressent à « un public marginalisé d’usagers de drogues qui n’ont, en général, que peu ou pas de contacts avec les structures de soins et qui sont peu touchés par les campagnes de prévention destinées au grand public », explique Catherine Van Huyck, directrice de Modus Vivendi 1, association coordinatrice des « Boule de neige ». Transmis d’ami à ami, le message préventif suit le chemin emprunté par le virus : le public visé, d’abord bénéficiaire, devient « un relais puisque partenaire détenant un savoir et un savoir-faire basés sur l’expérience ».
Coordonnées depuis une vingtaine d’années par Modus Vivendi, basée à Bruxelles, les opérations « Boule de neige » sont effectuées en partenariat avec une quinzaine d’associations à Charleroi, Liège, Namur, Mons… Après avoir participé à une formation qui comprend en moyenne sept séances, les jobistes établissent des contacts dans leur entourage proche et parrainent un futur jobiste. « La participation de pairs est la moelle épinière de la réduction des risques », insiste Catherine Van Huyck. Et ce, pour différentes raisons : « Dans les groupes marginalisés, le pair est souvent la seule source d’information qui soit investie de quelque crédibilité. » De par leur connaissance des produits et des pratiques de consommation, des pratiques à risques, « ils font mieux et plus rapidement passer les messages ».
Les jobistes interviennent également en milieu festif, pour l’accueil et l’information, la distribution de matériel d’information, de préservatifs, l’échange de seringues, etc. Ils sont invités à soumettre leurs suggestions d’amélioration lors des séances de débriefing organisées après chaque action, tout comme à communiquer leur expertise lors des « groupes Es Pairs » : ces rencontres permettent de « croiser les savoirs, des professionnels et des usagers de drogue, qui deviennent acteurs des stratégies de prévention et de réduction des risques », commente Catherine Van Huyck. Pris au sérieux, ils ont « le sentiment d’être utiles et acteurs de changement ». Les jobistes participent aussi à la rédaction de brochures, à des émissions de radio (Radio Panik)… Chaque année, ils sont plus d’une centaine à être engagés.
Plus compliquées à organiser et plus rares, des opérations « Boule de Neige » sont également menées auprès des détenus, financées par le ministère de la justice, au rythme de trois à quatre par an. Le principe reste le même : des détenus usagers ou ex-usagers de drogues sont recrutés, formés à des questions de santé (hépatites, VIH-SIDA, réduction des risques liés à l’usage des drogues…) et vont ensuite effectuer un travail de passation d’information auprès d’autres détenus. Si la finalité du jobisme n’est pas thérapeutique, il est considéré comme un travail pour lequel ils sont le plus souvent défrayés : « la compensation pécuniaire s’entend comme une reconnaissance des compétences acquises et du travail effectué. »
« Ma présence est un témoignage : quand ils me voient, ils comprennent qu’ils peuvent eux aussi aller mieux. » À Abidjan, en Côte d’Ivoire, Sandrine, 35 ans, consommait des drogues depuis près de quinze ans. Elle fréquentait les fumoirs, ces lieux souvent cachés où s’achètent et/ou se consomment héroïne, cocaïne ou crack, fumés avec des pipes artisanales. Elle y a connu la violence, les descentes de police, la maison d’arrêt, la perte d’un enfant, jusqu’au moment où elle a décidé d’arrêter et s’est engagée auprès de Médecins du Monde, dans le projet de Réduction des Risques auprès des usagers de drogues à Abidjan 2. Alors, à son tour, elle a voulu « aider les autres à ne pas subir ce que j’ai subi dans ce milieu ».
Sandrine est devenue « éducatrice pair » : formée et embauchée par Médecins du Monde, la jeune femme visite plusieurs fois par semaine les fumoirs pour repérer les personnes en détresse, les conseiller et surtout « faciliter leur accès aux soins. On me connaît, alors le contact est facile et on m’écoute, surtout quand je m’adresse à une femme. » Son message ? « Consommer propre et se prendre en charge. »
Dès la mise en place par Médecins du Monde du programme de Réduction des Risques, en 2015, « nous avons voulu compter des communautaires dans notre équipe », explique Renaud Boulet, coordinateur. Des personnes issues de la communauté des usagers de drogues avaient déjà été recrutées pour réaliser, en 2014, l’enquête bio-comportementale menée par Médecins du Monde sur la santé des usagers de drogues. Résultat, une meilleure connaissance des problèmes de santé des 8 à 10 000 usagers de drogues qui fréquentent les fumoirs d’Abidjan, de leurs modes de vie et de leurs habitudes de consommation. Ils sont affectés de façon disproportionnée par le VIH, les hépatites virales ainsi que par la tuberculose et la syphilis.
À côté du staff médical (médecin, infirmiers et pharmaciens), l’équipe terrain compte ainsi cinq personnes issues du monde de la drogue, qui mènent des actions de sensibilisation sur le terrain, dans les différents quartiers de la ville. Aujourd’hui, Médecins du Monde avance des résultats positifs : en un peu moins de trois ans, 12 000 usagers de drogues ont été sensibilisés et 1 688 ont fait l’objet d’une prise en charge médicale, près de 35 000 kits de prévention et autant de préservatifs ont été distribués. « On constate des changements de comportement comme la diminution du partage du matériel de consommation », note Renaud Boulet.
Cette approche de la réduction des risques est ici une « petite révolution », reconnaît-il : l’usager était plutôt considéré comme un délinquant stigmatisé par la société et à réprimer, et non pas comme une personne à qui il faut venir en aide. Mais les mentalités et les lois changent : deux centres de prise en charge devraient ouvrir en 2018, permettant notamment l’accès aux traitements de substitution, pour la première fois dans le pays. Pour Renaud Boulet, « la rencontre de deux types d’expertises explique le succès de ce projet : les experts du terrain que sont les éducateurs pairs et les experts « universitaires », aucun d’entre eux ne pouvant travailler seul ». Co-financé par l’Initiative 5%, le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, l’Agence Française de Développement et Médecins du Monde, le projet « Ya Pas Drap » devrait être reconduit pour 2018-2020.
« Le fait de jouer nous-mêmes nous fait gagner en crédibilité auprès des autres joueurs : nous connaissons les jeux, les pratiquons et comprenons l’importance qu’ils ont pour eux. » Niels Weber est psychologue-psychothérapeute à Lausanne, mais aussi joueur. Et il préside Gaming Federation. Cette association de joueurs créée en 2013, qui compte aujourd’hui quelque 1 500 adhérents, se veut ludique et pédagogique 3.
D’un coté, elle vise à donner de la visibilité au jeu vidéo : en regroupant les joueurs autour de leur passion, Gaming Federation organise des événements tels que des tournois, festivals, rencontres qui peuvent attirer plusieurs milliers de personnes. Elle soutient aussi les développeurs suisses indépendants, en les invitant à participer à ces événements publics.
D’un autre côté, Gaming Federation veut jouer un rôle d’information et de sensibilisation à « une pratique responsable du jeu vidéo », résume Niels Weber. L’association travaille avec les joueurs, souvent très jeunes, afin principalement de « développer leur esprit critique et leur donner des ficelles de compréhension de ces médias » : comment est créé et fonctionne un jeu vidéo, combien de personnes y travaillent, avec quels types de métiers… « Nous les conduisons à réfléchir sur ce qui est si important pour eux et qui est plus gratifiant dans le virtuel que dans la réalité, sur les notions de limite, de norme et d’excès, sur le principe de la récompense et de la valorisation sur lequel s’appuie le jeu, ou encore sur les effets de mode de certains jeux… » Et ce, sans message moralisateur.
Cette sensibilisation s’effectue principalement au cours des tournois, festivals : « Le jeu vidéo est un média qui rassemble, crée du lien et permet donc de lancer des discussions avec les participants, ce qui est plus efficace avec les jeunes que des affiches et des brochures. » Et c’est alors qu’une bonne connaissance des mécanismes des jeux est efficace : « Les parents nous disent que leurs enfants reviennent de chez le pédiatre ou le psychologue sans les avoir écoutés mais en critiquant leur méconnaissance des jeux. » Le message passe mieux avec les membres de l’association. Ces derniers interviennent aussi dans les écoles, foyers ou maisons de quartier de tous les cantons suisses, en organisant des ateliers, souvent à l’invitation des associations de parents.
Gaming Federation accompagne aussi les parents soucieux de la place qu’a prise, chez eux, cette pratique, en leur donnant des clés de décryptage et des pistes d’interventions. Eux-mêmes sont rassurés : « Nous donnons une autre image du joueur, ce qui les aide à dédramatiser. » Et si l’association travaille sur un projet de brochure à l’attention des parents, « demandeurs d’informations », elle invente des façons plus ludiques de sensibiliser les jeunes. Ainsi, sur un stand, un atelier propose un jeu vidéo durant lequel on filme et on mesure le rythme cardiaque du joueur. L’analyse des résultats permet au joueur de prendre conscience de son niveau de stress, de peur ou d’anxiété.
Une autre expérience est celle d’« Apte de Groupe », menée au Québec. Cette initiative s’inscrit dans le programme national de stratégie intégrée de prévention des toxicomanies chez les adolescents, mis en place depuis dix ans par le Centre québécois de lutte aux dépendance 4. Le principe : des ateliers sont animés en milieu scolaire, dans les classes de secondaire, par des intervenants de l’école mais aussi par des « pairs aidants formateurs ». Des jeunes, volontaires et bénévoles, sont « formés pour pouvoir animer ces ateliers, dans les classes de leur propre école, et répondre aux questions portant sur la consommation d’alcool et de drogue », précise Anne-Elizabeth Lapointe, directrice générale – Prévention du centre la Maison Jean Lapointe, organisateur, basé à Montréal.
Leur âge, entre 15 et 17 ans, leur donne « une certaine crédibilité auprès de leurs camarades de classe ». Les qualités naturelles des volontaires sont « la compassion, l’empathie, l’ouverture d’esprit envers les autres et la capacité à s’exprimer ».
Après avoir reçu une formation, durant trois jours, ces jeunes qui ont peut-être consommé mais pour qui la consommation n’est pas problématique, sont « aptes » à former leurs pairs, en présence d’un intervenant scolaire. Durant un an, voire deux, ils animent ces ateliers interactifs, durant environ 60 minutes, sur cinq sujets : les amis, la famille, l’école (ou le milieu de vie), la communauté et les médias. Les ateliers qui s’adaptent aux profils des classes -consommateurs de façon occasionnelle, régulière ou non-, visent à « développer le jugement critique » vis-à-vis de la consommation d’alcool, de cannabis et autres drogues.
Aujourd’hui, 140 jeunes sont « pairs aidants formateurs », soit une quinzaine par école. « Il y a beaucoup de candidats, se réjouit Anne-Elizabeth Lapointe. Formés à toutes sortes de problématiques, ils deviennent aussi les pairs aidants de leur milieu », reconnaissables à leur T-shirt coloré, enfilé certains jours pour montrer leur disponibilité. Et les évaluations de cette initiative réalisées par questionnaires en montrent tous ses bénéfices : « qu’un jeune parle à un autre jeune est plus efficace que lorsqu’il s’agit d’un adulte.» Ces questionnaires montrent que leurs croyances, leurs connaissances et leur comportement changent. Le programme séduit : une dizaine d’écoles l’ont adopté en 2017, contre une seule encore en 2014, concernant près de 225 jeunes.
La pratique des jeux de hasard et d’argent est devenue problématique dans les années 2000 à Montréal : « des études ont montré qu’environ 60 % des jeunes s’adonnaient à des jeux de loterie que l’on trouve dans le points de vente, de dés, de cartes ou aux paris sportifs, raconte Jean- François Biron, coordinateur du Comité régional de prévention sur les jeux d’argent et les dépendances, au sein de la Direction régionale de santé publique (DRSP). Suite à une période d’expérimentation, la DRSP a évalué, puis subventionné et coordonné différentes initiatives de prévention auprès des jeunes, comme le programme de sensibilisation et d’information aux risques « Bien Joué », développé par l’organisme Coup de pouce Jeunesse de Montréal Nord. Ainsi le guide d’activités « Bien joué ! », reconnu, a été financé et mis à jour pour « le rendre accessible à tous » 5.
Les activités proposées par ce guide visent la « sensibilisation et la prévention des risques associés aux jeux d’argent auprès des adolescents ». À l’appui, des interventions scolaires animées par d’autres jeunes, les pairs aidants : « la notion de Pairs aidants se réfère au groupe d’âge. Ainsi, des adolescents sont formés et outillés pour transmettre des connaissances et sensibiliser leurs pairs adolescents », explique l’association Coup de pouce Jeunesse. Ils sont recrutés dans les écoles secondaires du territoire couvert par l’organisme Coup de pouce Jeunesse, élèves scolarisés en 3e, 4e et 5e secondaire. Les jeunes intéressés participent à un processus de sélection avec « des critères très larges, précise l’association. Nous attribuons une attention particulière au respect, à la motivation et à l’ouverture d’esprit. De plus, nous ne discréditons jamais les jeunes ayant un parcours particulier ou ayant un dossier scolaire médiocre. Peu importe leur histoire, s’ils sont respectueux, motivés et prêts à apprendre, ce sont des pairs aidants potentiels. Certains jeunes nous sont référés par les professionnels des écoles. »
Les motivations des jeunes bénévoles, en activité une heure par semaine durant toute l’année scolaire ? « Ils sont témoins de la pauvreté, du décrochage scolaire et de comportements délinquants dans leur environnement et plusieurs sont motivés par les possibilités de participer au mieux-être de leur communauté. Cependant, les raisons de s’impliquer sont variables ; certains sont en contact avec des individus aux prises avec des dépendances et ils désirent faire une différence dans leurs vies. D’autres ont le désir d’en connaître plus sur le sujet ou simplement avoir du plaisir… ». Et, selon l’association, les jeunes pairs aidants retirent « beaucoup de fierté de la possibilité d’être des agents de changement dans leur communauté ».
Pour Jean-François Biron, « les jeunes se reconnaissent davantage dans les discours d’autres jeunes que dans ceux d’un adulte qui essaye de s’adapter plus ou moins adroitement et ceux qui s’intègrent dans ces programmes en sortent grandis ». Et les chiffres sont encourageants : le pourcentage des joueurs est ainsi passé de 50 à 25 % entre 2004 et 2013. « Même si ce succès ne peut être totalement attribué aux actions de prévention, elles jouent un rôle capital. »