novembre 2022
Antonio Rotondo et Benjamin Ravinet (Association itinéraires)
L’aller vers n’est pas une notion nouvelle mais elle revêt un intérêt particulier en raison des questions posées par le fonctionnement actuel des différents systèmes sanitaires. On observe par exemple que les addictions et/ou les troubles psychiques compliquent significativement l’accès au soin pour les personnes concernées. Elles peuvent souffrir d’isolement, d’exclusion, de stigmatisation et porter le poids de leurs conditions d’existence. Des publications récentes mettent en lumière ces enjeux 1 2 et les inégalités que nous observons depuis des années sur le terrain.
Différentes logiques institutionnelles à l’œuvre depuis des années peuvent malheureusement conduire les professionnels à passer « plus de temps à gérer la complexité bureaucratique qu’à être avec les autres » 3. En termes d’accessibilité au soin et au soignant, le risque de se diriger vers une logique de guichet est grand. A l’inverse, l’aller vers reflète une volonté d’aller à la rencontre de l’autre sur son territoire mais aussi une posture permettant, dans les bureaux ou en dehors, une authentique rencontre avec l’Autre.
Pour Roland Janvier, chercheur en sciences sociales et président du comité régional du travail social en Bretagne, il est désormais nécessaire de « remettre en cause le temps des institutions » pour « aller vers une société plus juste, plus équitable, plus bienveillante » 3. Nous ne pourrons atteindre l’égalité des chances en termes de santé si nous ne prenons pas en compte l’accessibilité, non seulement des lieux d’accueil ou de traitement mais aussi au soin à part entière.
L’accompagnement se veut alors mobile et flexible, mais pas uniquement. Il implique aussi et surtout une attitude vis-à-vis de la personne, une posture éthique faisant appel à la responsabilité. Aller vers nous engage à adopter une pensée et une pratique réflexive, critique, assidue, dynamique et engagée : « Cette démarche rompt avec l’idée que l’intervention sociale ferait systématiquement suite à une demande exprimée. Elle permet d’intégrer dans les pratiques les situations de non-demande de certains publics (pas seulement des personnes vulnérables) et engage les acteurs à se situer dans une pratique dite « pro-active », pour entrer en relation avec ces publics » 4.
Cette réflexivité peut apparaître difficile dans une période où elle n’est pas promue, où les interventions doivent être pensées en prestations, où les conditions cadres vont dans le sens d’une simplification. Il est moins risqué de se replier sur son territoire, déjà conquis. Ce besoin de sécurité doit être pris en compte dans la construction de passerelles pour renforcer l’approche collaborative comme le dialogue. Le soin intégré n’existe qu’à ces conditions.
C’est en prenant cette responsabilité et en la mettant en avant que nous cultivons la rencontre mais aussi l’interface, un espace entre le dehors et le dedans, un interstice, un espace de transition, un lieu d’échange.
Selon Maela Paul, « En ne sachant pas, [le soignant] privilégie l’intelligence qui naît des échanges, du dialogue avec l’autre, et non des théories en surplan. Il soutient un questionnement plutôt que l’affirmation. […] La compétence du professionnel ne consiste plus à énoncer des compréhensions, des explications, des interprétations mais à s’ouvrir aux savoirs et vérités construits sur les échanges et les dialogues, en situation » 5.
L’ouverture fondamentale à l’aller vers s’ancre ainsi dans l’attitude (un état d’esprit) et le réel. Face au motto le patient au centre, nous nous positionnons aussi à ses côtés dans un mouvement dynamique, une mobilité dans ce cheminement que représente pour nous la notion d’accompagnement. Le soin centré sur la personne nous apparait comme une inspiration et une invitation congruente.
Cette approche du soin centré sur la personne, se présente sous la forme d’un schéma circulaire à trois niveaux, développé par deux chercheurs infirmiers de l’université de l’Uster (et qui n’existe malheureusement qu’en anglais jusqu’ici). 6 7
Il y a d’abord un ensemble de prérequis, sans hiérarchie, essentiels à la création d’une culture soignante : « être professionnellement compétent, avoir développé des habiletés interpersonnelles, être engagé dans le travail, être capable de démontrer la clarté de ses croyances et de ses valeurs, et se connaître soi-même ». Ensuite, « l’approche holistique fournit une vision pragmatique de la compétence (…) en tant que capacité à combiner vos connaissances et expériences pour répondre à un besoin en soin ». L’environnement de soin est ensuite questionné, notamment la combinaison de compétences appropriées, l’existence des systèmes facilitant la prise de décision partagée, le partage du pouvoir, les systèmes organisationnels de soutien, le potentiel d’innovation et la prise de risques.
Ces éléments nous semblent pertinents pour penser des repères communs de qualité pour un « travailler ensemble », quel que soit le nombre des personnes engagées (bénéficiaire, professionnels, entourage …). Chaque membre du système étant un partenaire essentiel dans l’analyse et la prise de décisions.
Le dernier item est celui du processus de soin et des effets qui déterminent son résultat. Le processus de soin centré sur la personne appelle à l’engagement, à l’authenticité, aux prises de décisions partagées et aux soins holistiques. Quant au résultat, il s’appuie sur l’évaluation, entre autres, de la satisfaction et l’implication de l’expérience de soins, de l’environnement thérapeutique favorisant la prise de décisions, des relations collaboratives entre les différents acteurs et de pratiques novatrices.
A notre sens et selon notre expérience, ces composants peuvent servir de balises ou de structure réflexive à une posture propre à un aller vers.
Aujourd’hui les limites d’accès au traitement de l’hépatite C ne sont plus administratives mais pratiques. Nous avons en effet les moyens d’éradiquer le VHC comme le souhaite l’OFSP 8. Cependant, nous rencontrons régulièrement des personnes pour qui le dépistage prend des mois, voire des années, pour qui les analyses doivent être répétées puis qui, confrontées au résultat, manifestent des émotions complexes et des réactions diverses (angoisse, fuite, peur, banalisation, diabolisation, impuissance…). Des difficultés sociales peuvent encore s’ajouter à ces aspects émotionnels.
En même temps l’hépatite se développe, les symptômes se multiplient, altérant toujours plus la qualité de vie de la personne. Au plan individuel les atteintes sont plus sévères et au plan collectif les coûts sont énormes. Une intervention plus précoce, un accompagnement au sens propre et figuré (jusqu’au cabinet du médecin) permettent une augmentation du dépistage, un meilleur accès au traitement, une réduction des coûts et une augmentation des compétences en santé de la personne.
Pour nous, l’intervention doit être transversale et s’adapter aux situations qu’elles soient somatiques, de santé mentale et/ou psycho-sociales. Les troubles psychiques, les réactions cognitives, la chronicisation et les comportements de dépendance peuvent être à l’origine de ruptures dans le parcours de soins. Par exemple, la réalité des médecins conduit parfois à des consultations succinctes durant lesquelles il est difficile pour l’Autre d’être acteur à part entière du processus de soins.
Dans ce contexte, notre travail peut être de la traduction, de la médiation, du témoignage, de la répétition, de l’encouragement. Parfois, un des enjeux peut simplement être celui d’atteindre les personnes concernées, de savoir comment et où les contacter. Le lien est central dans le soin malgré la tendance à la technicité, et c’est ce lien significatif que nous tissons qui ouvre à la démarche participative et augmente la responsabilité réciproque et partagée.
Les maladies non transmissibles, les maladies psychiques et les addictions sont associés à plus de 80% des coûts directs de la santé 9. Ce constat n’est pas une fatalité, que ce soit pour les personnes à risques, touchées ou déjà « malades ». Il faut que l’action tout au long de la chaîne « thérapeutique » soit une préoccupation et une intention majeure.
Ancrer sa pratique d’aller vers, dans les soins holistiques ainsi que dans le parcours de soin, signifie vouloir prévenir l’aggravation de la situation, favoriser une intervention plus précoce, faciliter l’accès aux soins, réduire la gravité des atteintes et de leurs impacts. Nous avons à cultiver là encore un pragmatisme assumé en œuvrant dans les possibles et ne s’arrêtant pas aux limitations institutionnelles. La collaboration de type transdisciplinaire offre un cadre à l’identification, à l’acquisition et au renforcement des ressources nécessaires.
La transdisciplinarité implique une organisation dans laquelle les personnes de différentes disciplines communiquent, s’enrichissent et se complètent. Il n’est plus question de morceler la personne en fonction des spécialisations mais de reconnaître et multiplier les regards spécifiques afin d’affiner les perceptions de chacun sur la réalité de la personne concernée, dans toutes ses dimensions.
Selon la charte de la transdisciplinarité cette modalité « fait émerger de la confrontation des disciplines de nouvelles données qui les articulent entre elles (…). La transdisciplinarité ne recherche pas la maîtrise de plusieurs disciplines, mais l’ouverture de toutes les disciplines à ce qui les traverse et les dépasse. (…) Rigueur, ouverture et tolérance sont les caractéristiques fondamentales de l’attitude et de la vision transdisciplinaires ». Fondamentalement, « l’éthique transdisciplinaire récuse toute attitude qui refuse le dialogue et la discussion, quelle que soit son origine (…) » 10.
Il nous appartient de nous saisir de la complexité des situations vécues par les personnes et de composer avec. Ce travail est relationnel, définitivement, et collaboratif, évidemment. Il nécessite du temps, de la disponibilité, de la réactivité, au-delà de ce qui est facturable dans les systèmes de soins actuels. Il s’agit alors d’une perspective dynamique, la même que souligne la salutogenèse, où la notion de qualité de vie est centrale. Se poser la question des moyens nécessaires à ce travail est aussi notre responsabilité.
Cela nous a amené à la création d’une équipe mobile dédiée à l’articulation des parcours de soin et au travail d’interface. L’association itinéraires dont les buts sont l’équité dans les soins et dans l’accès au soin conduit ce projet-pilote d’aller vers qui débutera en 2023. Il est soutenu par Promotion Santé Suisse dans le cadre de la prévention dans le domaine des soins. Il se veut une occasion de penser une intervention transdisciplinaire, aussi précoce que possible, comme contribution à une meilleure qualité de vie, une santé améliorée durablement et in fine la réduction des coûts de santé à long terme. Nous nous inscrivons dans une authentique vision de santé publique. La santé est un bien commun dont nous avons tous à prendre soin, ensemble !