octobre 2016
Khalid Tinasti (Global Commission on Drug Policy)
La Commission globale a très vite compris que le texte qui sortirait de l’UNGASS ne représenterait pas un tournant dans les politiques en matière de drogue. Il a donc fallu abandonner l’idée d’aboutir à un texte progressiste, et de plus non-contraignant, et plutôt s’atteler à introduire un nouveau narratif dans la discussion sur les drogues : accorder la priorité à la santé et au respect suprême des droits humains. Plutôt que de forcer les négociations diplomatiques, il a fallu se focaliser sur le changement des mots dans la bouche et dans le cerveau des négociateurs. L’UNGASS devait aussi être utilisée comme plateforme d’échange d’expériences entre pays, de discussions entre les gouvernements et la société civile, et de revendication des personnes usagères pour le respect de leurs droits. Un des résultats de cette stratégie de changement est le titre du document final qui ne parle plus seulement de « combattre » les drogues mais également de les « aborder » de manière efficace.
Le 11 mars 2016, peu avant la fin des négociations sur le document final à la Commission des stupéfiants (CND), la Commission globale a publié un communiqué exprimant la déception de ses membres vis-à-vis du niveau et de la qualité des discussions, de leur éloignement par rapport à la réalité des usagers, des travailleurs sociaux et médicaux, ou des forces de l’ordre sur le terrain 1. La Commission regrettait que le document final de l’UNGASS – riche en rhétorique mais pauvre en contenu – ne tienne pas compte des mesures ayant démontré des résultats. Les pays membres de l’ONU en sont restés aux discussions habituelles, ignorant les expériences positives de pays qui ont dépénalisé l’usage et la possession des drogues, ou celles négatives liées à l’usage excessif de l’incarcération des usagers de drogues. Le document ignorait aussi que la peine de mort, une pratique inhumaine, dégradante et cruelle, est encore appliquée pour des crimes liés aux drogues. Or, la Commission globale est très claire sur ce point et souhaite l’abolition de la peine de mort pour tous les crimes et surtout pour ceux liés aux drogues, qui ne font certainement pas partie des délits ou crimes les plus sérieux pouvant justifier l’usage de cette pratique cruelle.
Elle appelle donc à la mise en place de moratoires partout où cette pratique est toujours inscrite dans la loi, suivie de son abrogation pure et simple.
La communauté de la santé globale, majoritairement représentée à Genève, a pu passer ses messages sur la nécessité de prioriser les mesures sanitaires dans les politiques en matière de drogues, ce qui a aussi toujours été le souhait de la Commission globale. Des succès ont pu être obtenus à ce niveau: le document final de l’UNGASS reconnaît (enfin) la nécessité de mettre fin à l’épidémie du sida d’ici 2030 ; la Commission des stupéfiants a enfin discuté l’épidémie silencieuse d’hépatite C, qui est une catastrophe chez les usagers de drogues ; et la communauté internationale a enfin pris en compte la nécessité de faciliter l’accès aux médicaments sous contrôle international. Ces médicaments, qui ont été diabolisés pendant des décennies comme étant des drogues addictives, sont nécessaires notamment pour le traitement de la douleur, pour les soins palliatifs, pour les anesthésies ou pour traiter l’anxiété. Aujourd’hui, 75% de ces médicaments sont consommés dans les pays développés, creusant ainsi encore un peu plus l’écart dans l’accès aux soins. Ces avancées majeures, que nous saluons, doivent maintenant être mises en œuvre et nous soutenons toutes celles et tous ceux qui s’y atteleront aux niveaux national et local.
Ces avancées ne doivent toutefois pas occulter des difficultés qui perdurent. Dans le domaine de la santé, il reste un défi majeur peu abordé : celui de la procédure de mise sous contrôle et de classification des drogues. Il s’agit d’un système assez complexe : lorsqu’un pays, la CND ou l’Organisation mondiale de la santé (OMS) identifie une nouvelle substance dangereuse, il saisit le Comité d’experts de la pharmacodépendance de l’OMS, qui conduit une étude sur la dangerosité de cette substance, mais examine aussi sa valeur médicale et scientifique. Le Comité d’experts pèse le pour et le contre, les bénéfices médicaux contre les méfaits, et recommande sa mise sous contrôle ou non. Cet avis passe par le directeur général de l’OMS et le Secrétaire général de l’ONU, puis est transmis à la CND. Cette dernière doit en tenir compte, mais elle se prévaut de prendre aussi en compte les méfaits sociaux liés à la substance, ce que l’OMS ne fait apparemment pas. La Commission globale demande depuis plusieurs années une refonte de ce système qui en plus d’être complexe et dépassé, peut se révéler dangereux lorsqu’une décision idéologique prend le pas sur la science. Notre avis est que la santé est du ressort de l’OMS et que les aspects sanitaires de la politique en matière de drogues doivent être discutés à l’Assemblée mondiale de la santé et non à la CND. Cette dernière n’a ni le savoir ni les capacités techniques pour prendre de telles décisions
La Commission a aussi, dans le cadre de la préparation de l’UNGASS, mis l’accent sur l’intégration d’autres entités de l’ONU. Il s’agit notamment de permettre à d’autres agences que l’ONUDC de rendre compte de l’impact de la politique drogue internationale sur leurs travaux et résultats dans le domaine des droits humains, de la santé, du développement, des droits des enfants ou de ceux des femmes. Les membres de la Commission globale ont rendu visite aux chefs des agences onusiennes, mais également échangé avec les présidents de leurs assemblées, pour ouvrir le débat le plus possible. Genève a joué un rôle important, et a pris les devants en discutant des drogues et des violations qui sont liées à leur contrôle au Conseil des droits de l’homme et à l’Assemblée mondiale de la santé. Ces deux entités ont pu contribuer de manière importante à l’UNGASS, en introduisant des éléments qui n’étaient pas prévus. Le Conseil des droits de l’Homme a été le plus courageux en adoptant une résolution 2 pour soutenir l’incorporation d’éléments de défense des droits humains dans le document final.
Après cinq ans de présidence de Monsieur Fernando Henrique Cardoso, c’est Madame Ruth Dreifuss qui a été élue présidente de la Commission globale. Il a donc semblé naturel d’installer nos bureaux à Genève. S’installer au cœur de cette cité internationale, celle des droits humains et de la préservation de la dignité humaine, celle qui promeut le développement économique et humain équitable, et celle qui est concernée par le bien-être de tous, nous renforce dans notre mandat. A partir de cette base où nous étions présents depuis trois ans avec un bureau de représentation, nous pourrons plus aisément nous atteler à nos objectifs pour les années à venir.
Au niveau national, la Déclaration politique et le Plan d’action sur les drogues arrivent à échéance en 2019 et nous comptons redoubler d’efforts afin d’accompagner les réformes des politiques publiques aux niveaux national et local, afin d’influencer la réforme au niveau international. Nos objectifs sont toujours les mêmes: ils vont de l’arrêt des politiques punitives à la dépénalisation complète des usages de drogues, ce qui veut dire l’arrêt de toutes sanctions pénales, civiles ou administratives vis-à-vis des usagers, jusqu’à la régulation du marché des drogues par les Etats. Tant que ce marché qui vaut des milliards est laissé entre les mains du crime organisé, les solutions ne seront qu’un traitement des symptômes et jamais de l’origine du problème.
Forts de partenaires solides à tous les niveaux, d’évidences scientifiques sur l’efficacité des politiques, mais surtout héritiers d’une longue expérience de politiques publiques aux niveaux les plus élevés, nous sommes prêts à accompagner le changement social qui doit s’amorcer: celui de la transformation de la vision de nos sociétés contemporaines sur les drogues. Les gens, partout dans le monde, doivent oublier la rhétorique de l’élimination des drogues, et comprendre que nous pouvons les contrôler de manière satisfaisante, en atténuer les méfaits – comme cela est le cas avec toutes autres substances dangereuses – et restaurer la dignité de ceux qui ne nuisent pas directement à autrui en les consommant.