octobre 2016
David Bewley-Taylor (Global Drug Policy Observatory, Grande Bretagne), Christian Schneider (Police Judiciaire Fédérale - fedpol, Berne)
Les Etats membres des Nations Unies se félicitent dans le document final de l’UNGASS de l’efficacité de leur politique drogue 1). Pourtant, on manque de preuves solides qui attestent que les approches actuelles fonctionnent. Cette situation est notamment liée aux indicateurs utilisés par l’ONU, qui manquent de précision, ne mesurent pas ce qu’ils prétendent mesurer ou ignorent des aspects importants de la problématique.
Les Etats membres de l’ONU ont aussi adopté cette année des objectifs pour le développement durable (Sustainable Development Goals – SDGs), dont certains concernent directement ou indirectement la politique drogue. Ce faisant, ils offrent une opportunité pour adopter une perspective plus globale dans ce domaine.
Les exemples les plus connus d’indicateurs discutables des politiques drogue proviennent du domaine de la réduction de l’offre. On y utilise des indicateurs comme les saisies de drogues, les cultures éradiquées ou le nombre de laboratoires démantelés.
De telles mesures peuvent refléter le travail de la police (ou de l’armée) mais on peut légitimement se demander si ils mesurent le succès d’une politique drogue. Les saisies ne reflètent pas l’effet d’une intervention sur le marché de la drogue mais plutôt la taille de celui-ci. On ne peut donc dire si l’intervention a contribué à l’objectif de la réduction des dommages sociaux et sanitaires liés à l’usage de drogues. Pour le faire, il faudrait pouvoir montrer que les saisies retirent du marché une large part des drogues produites. Ceci, pour différentes raisons, n’est guère possible 2. Même pour des drogues à base de plantes comme la cocaïne et l’héroïne, l’agence compétente des Nations Unies (UNODC) ne parvient à estimer la production annuelle qu’avec une marge d’erreur estimée à plus ou moins 15% 3). Pour les autres drogues l’estimation de la production globale est encore plus difficile.
Les indicateurs problématiques ne concernent pas que l’offre des drogues. Un indicateur utilisé dans le domaine de la réduction de la demande est le nombre de consommateurs de drogue que l’UNODC met en première page de son rapport annuel 4. Actuellement, ce nombre est de 247 millions (dont 29 millions consommateurs problématiques).
La place proéminente qu’occupe ce nombre dans le rapport mondial sur les drogues suggère qu’il s’agit d’un indicateur important. Sa signification vis-à-vis de l’objectif – éviter les dommages liés à la consommation de drogues – reste toutefois peu claire. Il regroupe en effet des usagers occasionnels et quotidiens, des consommateurs par voie orale et des injecteurs. Le fait que le nombre de consommateurs de drogue semble rester stable ne permet donc aucune interprétation. Il faudrait des informations complémentaires sur les substances consommées et les modes de consommation.
Selon certaines ONG, il y a aussi des dimensions de la politique drogue et de ses effets qui sont insuffisamment pris en considération par les indicateurs existants. La liste de ces indicateurs pouvant aider les décideurs et la population à mieux comprendre le problème des drogues est longue, mais l’on y trouve souvent : 5)
Les coûts des politiques, particulièrement la mise en œuvre et l’application de l’interdiction des drogues.
Les coûts sociaux associés à la production et au trafic de drogues, mais aussi à la politique dans ce domaine.
Les violations des droits humains à travers des activités policières ou militaires menées dans le cadre de la réduction de l’offre.
Les violations des droits humains qui ont lieu dans le cadre de la réduction de la demande (p.ex. les traitements forcés).
La part des infections par le VIH et l’hépatite C qui résultent de restrictions légales vis-à-vis des traitements de substitution et de la réduction des risques.
Les coûts associés aux difficultés d’obtenir des médicaments qui contiennent des substances contrôlées au niveau international et qui font l’objet de restrictions visant à prévenir leur détournement vers le marché noir.
Les indicateurs qui pourraient mesurer ces dimensions sous représentées devraient eux aussi connaître des problèmes techniques. La critique de ceux qui souhaitent qu’ils existent se situe toutefois à un autre niveau : il ne s’agit pas de créer un set de données parfait mais plutôt de favoriser une perspective plus exhaustive.
Mesurer des questions sociales complexes est difficile. Il existe toutefois des domaines où la mesure des effets des politiques et mesures est abordée de manière plus réfléchie.
Les objectifs de développement du millénaire comme exemple d’une meilleure pratique
La coopération internationale en matière de développement s’appuie, au moins depuis l’adoption des objectifs de développement du millénaire (Millenium Development Goals – MDGs) 6, sur deux éléments pour mesurer ses résultats : la fixation d’une valeur de référence (Benchmark) et celle d’un cadre temporel pour l’atteinte des objectifs. La politique drogue internationale n’a jusqu’ici pas eu de telles valeurs de référence. L’objectif de la déclaration politique de 2009 est d’adopter des mesures qui permettent de supprimer ou de réduire significativement, jusqu’en 2019, la production, le trafic et la consommation de drogues, y inclus les risques sociaux et sanitaires qui leurs sont liés. Une telle formulation laisse beaucoup de place à l’interprétation et encore plus en cas de désaccord sur les indicateurs à utiliser.
Les objectifs du développement concernent aussi la politique drogue internationale
Les Etats se sont récemment entendus sur une nouvelle série d’objectifs pour le développement (Sustainable Development Goals SDGs). Ils comprennent 17 objectifs principaux et 169 sous-objectifs 7. Au moins quatre des 17 SDGs sont en lien direct ou indirect avec la politique drogue 8):
Objectif 1 : éliminer la pauvreté sous toutes ses formes et partout dans le monde.
La production de drogues est une source de revenu importante pour les agriculteurs de certaines régions. Les mesures qui visent à réduire cette production peuvent avoir une influence négative sur leur revenu, notamment parce que les stratégies de substitution n’ont eu qu’un succès limité jusqu’ici. Une approche plus proche de la réalité, et qui vise l’élimination de la pauvreté, devrait prendre en compte le coût et l’utilité de la production pour les agriculteurs.
Objectif 2 : Eliminer la faim, assurer la sécurité alimentaire, améliorer la nutrition et promouvoir l’agriculture durable.
Cet objectif est intimement lié à celui de la lutte contre la pauvreté s’agissant de la production de drogue. Le manque d’infrastructures et d’accès au marché, et le faible niveau de productivité, expliquent souvent pourquoi la production de drogues joue un rôle aussi important dans certaines régions. Améliorer l’accès au marché et favoriser une hausse de la productivité peuvent être des stratégies plus efficaces pour la réduction de la pauvreté et de la faim que ne l’ont été la dissémination de stratégies de développement alternatif.
Objectif 3 : Permettre à tous de bien vivre en santé et promouvoir le bien-être de tous à tout âge.
L’un des sous-objectifs concerne la réduction des infections par le VIH/SIDA qui, dans différentes régions, sont associées à l’injection de drogues. D’autres sous-objectifs concernent l’accès à la prévention et aux traitements de la dépendance ainsi que l’accès aux médicaments essentiels (y inclus ceux utilisés dans les traitements de substitution aux opiacés). Ces objectifs peuvent être en conflit avec les politiques drogues qui s’orientent sur des interventions visant l’abstinence.
Objectif 16: Promouvoir l’avènement de sociétés pacifiques et ouvertes à tous aux fins de développement durables(…).
Les sous-objectifs concernent la baisse des morts violentes, la réduction de la criminalité organisée, ou encore la diminution de la corruption et des flux financiers illégaux. Le trafic de drogues illégales, mais aussi, s’agissant des morts violentes, la lutte menée contre celui-ci, contribuent à l’existence et à la taille de ces phénomènes.
Les succès de la politique drogue dans la perspective du développement
Considérer les politiques drogue dans le contexte des SDGs permet une nouvelle perspective puisque le succès d’une mesure s’apprécie par sa capacité à contribuer aux SDGs et non pas à celle de l’atteinte des objectifs de la déclaration politique de 2009 9.
A travers les SDGs, d’autres agences des Nations Unies se sont aussi intéressées à l’impact de la politique drogue internationale. Ceci inclut non seulement l’Organisation Mondiale de la Santé mais aussi le Programme des Nations Unies pour le développement. Ces agences pourraient amener de nouvelles perspectives dans la politique drogue internationale et permettre d’aborder des questions qui font aujourd’hui l’objet de controverses – comme les droits humains ou la réduction des risques – et qui pourraient alors être perçues, mesurées et traitées différemment que jusqu’ici.
La déclaration politique de 2019 pourrait constituer une chance
Les SDGs ouvrent de nouvelles opportunités pour que la communauté internationale adopte une perspective plus proche de la réalité et des approches plus efficaces vis-à-vis des drogues. Les négociations à venir concernant la prochaine déclaration politique de la Commission des stupéfiants (CND), qui devrait être adoptée en 2019, constituent une chance de consolider les avancées issues de ces processus. Cela ne sera certainement pas simple car des acteurs importants de la politique drogue internationale ne montrent aucun intérêt pour un changement de paradigme.
La communauté internationale risque toutefois de transformer sa politique en une farce si, pour la troisième fois en vingt ans, elle veut supprimer la production, le trafic et la consommation de drogues. Que cet objectif n’a jamais été atteint est un fait accepté en dehors des Nations Unies.
Adopter un nouveau set d’indicateurs, qui mesure les succès et les échecs de la politique drogue internationale de manière plus précise, pertinente et globale, constituerait un premier pas pour apprécier la pertinence des trois conventions internationales sur les drogues par rapport à des défis comme la transformation du marché ou le pluralisme des politiques nationales.