octobre 2016
François-Xavier Dudouet (Université Paris Dauphiné, Paris)
De plus en plus de voix s’élèvent aujourd’hui contre la politique internationale des drogues accusée non seulement d’avoir failli dans sa mission d’éradiquer la toxicomanie mais plus encore, d’être elle-même à l’origine de nombreux maux sanitaires, politiques et sociétaux1. Certains États américains ont même entrepris de légaliser la consommation non médicale du cannabis, n’hésitant pas à se mettre en infraction avec les conventions internationales. Face à ces critiques, les Nations Unies, au travers de leur Assemblée générale, maintiennent le cap et rappellent l’engagement des États à lutter contre l’abus des drogues 2. Le débat entre tenants et opposants de la politique internationale des drogues focalisé autour de l’alternative prohibition-légalisation semble tourner au dialogue de sourds. Mais est-ce la bonne manière de poser le débat ? L’ensemble des protagonistes semble croire que la politique internationale des drogues est d’abord une politique de répression. Mais est-ce bien le cas ? N’a-t-elle pas au contraire pour but premier d’assurer les besoins médicaux en stupéfiants et en substances psychotropes de l’ensemble de la planète ?
Afin d’éclairer le débat, il n’est peut-être pas inutile de revenir sur la genèse de la politique internationale des drogues et d’essayer de comprendre ses fondements : comment elle a été construite et quels ont été ses principaux objectifs.
Jusqu’à une période récente (XVIIIe siècle en Chine, XIXe siècle en Europe et aux États-Unis), les drogues n’étaient pas considérées comme un problème de santé publique. Ce n’est qu’au cours du XIXe siècle, que la médecine moderne caractérisa l’opium et ses dérivés (morphine, héroïne) ainsi que la cocaïne comme des substances susceptibles d’engendrer une dépendance et qu’elle distingua la bonne consommation, celle prescrite par les médecins, de la mauvaise consommation, celle qui relevait d’une manie : opiomanie, morphinomanie, cocaïnomanie. Cette distinction s’est imposée en Occident grâce à l’action conjointe des mouvements anti-opium et des professionnels de la santé qui tous deux ont vu dans l’abus des drogues une forme de détresse morale et sanitaire dont il fallait protéger l’ensemble de la société. Ces mobilisations obtinrent des pouvoirs publics que ces substances soient accessibles uniquement sur prescription médicale et délivrées en pharmacie.
Cela revenait à restreindre la consommation légitime des drogues aux seules fins médicales et à octroyer aux professionnels de la santé le monopole de leur distribution, ainsi que les bénéfices afférents 3.
À l’orée du XXe siècle la plupart des pays occidentaux avaient commencé à établir une claire distinction entre la consommation médicale des drogues et la consommation non médicale, sans que cette dernière, toutefois, soit nécessairement pénalisée. La vente de drogues en dehors des pharmacies se trouvait de facto proscrite et constitua l’embryon de ce qui allait devenir le trafic illicite. En Asie, en revanche, les gouvernements locaux, qu’ils soient sous la tutelle européenne ou non, continuaient d’autoriser la consommation non médicale d’opium dont ils tiraient d’importants revenus grâce au monopole qu’ils exerçaient sur la vente du produit 4.
Le monde se trouvait donc dans cette situation paradoxale où, en Occident, l’usage légitime des drogues était de plus en plus réservé aux seules fins médicales et, en Asie, l’habitude de fumer de l’opium continuait d’être autorisée voir encouragée. Autre paradoxe de taille, si la distribution des drogues était de plus en plus contrôlée, leur fabrication par les firmes pharmaceutiques et leur commercialisation au niveau international restaient totalement libres. Si bien que la morphine fabriquée par les laboratoires pharmaceutiques de l’Occident alimentait aussi bien les malades dans les hôpitaux que les morphinomanes à travers le monde5.
C’est dans ce contexte que se tint, en 1909, la première conférence internationale de l’opium à Shanghai. Réunie à la demande du gouvernement américain, la conférence ne déboucha, cependant, sur aucun engagement concret. Les États européens, tout en reconnaissant les dangers de l’abus des drogues, cherchèrent surtout à protéger leurs intérêts économiques que ce soit ceux de l’opium fumé en Asie (Royaume-Uni, France, Pays-Bas) ou de leur industrie pharmaceutique (Royaume-Uni, Allemagne).
Une deuxième conférence, réunie à La Haye en 1912 aboutit, toutefois, à une convention considérée comme l’acte inaugural de la politique internationale des drogues. La convention de La Haye n’était pourtant guère contraignante à l’égard des États. Elle prenait acte des situations existantes en encourageant, d’une part, l’éradication progressive de l’opium fumé et en reconnaissant, d’autre part, comme seule légitime la consommation médicale et le monopole exercé par les pharmaciens et les médecins sur la prescription et la délivrance licite des opiacés et de la cocaïne. Pour le reste, elle engageait les États à adopter toute une série de mesures en vue de contrôler strictement l’offre des drogues et à combattre les usages illicites.
Mise en sommeil durant la première guerre mondiale, la politique internationale des drogues fut intégrée à l’œuvre de la Société des Nations qui créa à cet effet la Commission consultative du trafic de l’opium (CCO). Très rapidement, la CCO distingua le problème de l’opium fumé en Asie qui reçut un traitement à part6 de la question des drogues dites manufacturées (morphine, cocaïne, héroïne) qui retint l’essentiel de son attention. Sur cette question, on reconnut que le problème des drogues reposait essentiellement dans le surplus de fabrication des industries pharmaceutiques. Il fallait donc limiter cette fabrication mais aussi s’assurer qu’aucun fabricant ne soit incité à alimenter le trafic illicite par l’intermédiaire du commerce international. C’est en suivant ce principe que les Britanniques proposèrent la création d’un monopole international des fabricants de drogues, dont les membres recevraient chacun une quote-part. Le but de la manœuvre n’était pas seulement d’empêcher les industries pharmaceutiques d’alimenter la consommation non médicale, mais aussi de préserver les parts de marché d’une industrie britannique déclinante. Présenté lors d’une conférence internationale tenue à Genève durant l’hiver 1924-1925 le projet britannique fut finalement rejeté, notamment à l’initiative des représentants français, suisse et néerlandais qui préféraient jouer la carte de la libre concurrence dans l’espoir de voir les parts de marché de leurs propres fabricants augmenter. Toutefois, la conférence élabora un système de contrôle du commerce international des drogues très sophistiqué, baptisé « système des certificats ». Ce système est toujours en vigueur aujourd’hui. Les exportations et les importations de drogues étaient désormais soumises à une double autorisation de la part de l’État exportateur et de l’État importateur. Aucune transaction internationale ne pouvait avoir lieu sans la présentation d’un certificat d’importation et un certificat d’exportation.
Mais surtout, un organe international dédié, le Comité central permanent, fut institué pour veiller à la validité des échanges et centraliser l’ensemble des données statistiques relatives au commerce international de drogues. Cet embryon d’administration internationale des drogues est à l’origine de l’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS) qui continue de surveiller le commerce international des drogues.
Pour autant, cette frontière était loin d’être hermétique. Très vite, les rapports de la CCO se firent l’écho de quantités considérables de drogues détournées vers le circuit illicite. Des emballages provenant de grandes entreprises pharmaceutiques européennes étaient retrouvées parmi les saisies de drogues, tandis que d’autres firmes étaient nommément dénoncées au sein de la CCO pour se livrer au trafic illicite. Ces révélations, en partie instrumentées par les membres de la Commission, justifièrent la préparation d’une nouvelle convention. À nouveau, les Britanniques proposèrent d’imposer une limitation mondiale des quantités de drogues fabriquées par les industries pharmaceutiques. Sans cela, les firmes seraient toujours incitées à produire plus que les besoins médicaux ne le demandent. L’idée d’une organisation oligopolistique de la fabrication des stupéfiants refit donc surface mais en y associant cette fois directement les firmes pharmaceutiques. Il existait depuis 1924 un cartel de la cocaïne, bien connu des États, qui réunissait la plupart des fabricants européens de cocaïne. Ces derniers s’étaient entendus sur les prix, les quantités à l’export et avaient pris l’engagement de ne pas alimenter le trafic illicite. C’est ce modèle que le représentant britannique reprit à son compte et qu’il défendit au sein de la CCO. Les fabricants d’opiacés furent alors encouragés à s’organiser en cartel afin de se répartir des quotes-parts à l’exportation. Si les fabricants parvinrent à s’entendre, ce ne fut pas le cas des États. La Turquie et le Japon qui n’étaient pas concernés par l’accord des fabricants refusèrent de le valider. La question fut donc renvoyée à la conférence des États devant se tenir à Genève en juin-juillet 1931. Certains pays non-fabricants, s’inquiétèrent cependant de voir la fabrication mondiale de drogues être juridiquement monopolisée par une poignée d’États. Mais c’est certainement la défection de la France, préférant un système de contrôle plus souple, qui porta le coup de grâce au projet des quotes-parts. Une nouvelle fois, le projet britannique fut rejeté au profit de ce qu’on appela le projet franco-japonais. Celui-ci prévoyait une limitation directe de la fabrication, non plus sur une base de quotes-parts, mais en fonction des besoins mondiaux en stupéfiants qui seraient connus à l’avance grâce à un système d’évaluations centralisé à Genève. Le système de contrôle international des drogues tel que nous le connaissons aujourd’hui était né. La Convention de 1931 instaurait une véritable planification de la fabrication mondiale des stupéfiants qui, tout en garantissant les besoins médicaux et scientifiques, établissait du même coup une séparation nette entre le marché licite et le marché illicite des drogues. C’est toute une partie du marché du médicament, pour peu qu’il contienne des stupéfiants, qui se trouvait d’emblée soumise à la politique internationale des drogues.
Entrée en vigueur en 1933, la Convention pour la limitation laissait cependant en suspens la question de l’opium et de la feuille de coca. Les progrès pour contrôler leur production furent assez lents, notamment en raison des difficultés des pays producteurs et des pays fabricants à s’entendre sur les prix. Un protocole fut, cependant, adopté en 1953 qui octroyait à six États (Inde, Iran, Turquie, Grèce, Bulgarie et URSS) le monopole de la production mondiale d’opium. L’accord ne fut toutefois jamais vraiment appliqué et ce n’est qu’avec l’adoption du Protocole de 1972 que la production d’opium entra dans le système de contrôle international de contrôle des drogues tel qu’il avait été élaboré durant l’entre-deux guerres. L’année précédente la Convention sur les substances psychotropes avait fait entrer dans le champ du contrôle international des drogues toute une gamme de produits qui jusqu’à présent y échappait comme les barbituriques, les benzodiazépines ou encore les amphétamines. La dépendance du marché des médicaments à l’égard de la politique internationale des drogues s’en trouvait d’autant renforcée.
À compter des années 1970, le système de contrôle tel que nous le connaissons aujourd’hui est en place. Il n’a plus guère évolué depuis, si ce n’est en ajoutant ou retirant certaines substances. Mais c’est aussi le moment où la gestion des aspects licites cesse d’être une priorité pour s’effacer derrière la « guerre à la drogue ». La répression contre les usages illicites est alors renforcée, y compris à l’égard des consommateurs 7. L’adoption en 1988 d’une convention dédiée à la répression du trafic illicite est emblématique de ce changement de paradigme. Pour beaucoup, la politique des drogues est devenue une politique de prohibition et c’est sous cet angle qu’elle est évaluée et critiquée.
Pourtant, ce dont s’occupent principalement les conventions internationales n’est pas tant de lutter contre les usages illicites des drogues que de définir, gérer et protéger un circuit légal de production et de consommation des stupéfiants et des substances psychotropes. Le fait qu’il n’existe pas de circuit légal pour certaines substances comme le cannabis, ne retire rien au principe de fonctionnement du système. Réclamer la « légalisation » des drogues n’a donc guère de sens. Elles sont déjà légales. Ce qui est en jeu, au travers des critiques adressées à la politique internationale des drogues, ce n’est pas tant la légalisation des drogues, que l’extension de leur usage légal à des fins non médicales. Or cette modification du domaine de la légalité des drogues ne va pas sans soulever d’importantes difficultés. En premier lieu, cette extension enjoint 7 Cesoni M.-L. (2000), L’Incrimination de l’usage de stupéfiants dans sept législations européennes, Groupement de recherche « Psychotropes, politique et société », CNRS, Paris, n 4. de repenser l’intégralité de l’offre légale des drogues, en assimilant notamment de nouveaux acteurs comme les producteurs de cannabis. Cela conduit à remettre en cause les situations de monopole qui organisent aujourd’hui le marché licite des stupéfiants ou bien à faire sortir du système de contrôle des drogues un certain nombre de substances. En second lieu, la possibilité de consommer légalement des drogues à d’autres fins que médicales remet en cause le rôle social des médecins et des pharmaciens. En effet, la fonction sociale de ces derniers s’appuie en partie sur le contrôle qu’ils exercent sur les médicaments, notamment ceux contenant des stupéfiants ou des substances psychotropes. Si on autorise demain une consommation non médicale des drogues, on enjoint les médecins et les pharmaciens soit à délivrer des drogues indépendamment de toute fin thérapeutique, soit à abandonner leur monopole sur les stupéfiants et les substances psychotropes en permettant à d’autres acteurs de les vendre. Dans ce dernier cas, on ne voit pas ce qui empêcherait la vente libre de n’importe quel médicament.
Au travers de la remise en cause de la politique internationale des drogues, ce sont les systèmes de santé occidentaux, tels qu’ils ont été élaborés à la fin du XIXe siècle qui se trouvent remis en cause. Ces systèmes reposent sur une alliance étroite entre médecins et pharmaciens dans le monopole de l’acte thérapeutique qui associe étroitement clinique et prise de médicaments. En considérant que l’accès légal aux substances contenues dans les médicaments peut désormais se passer du filtre des professionnels de la santé, c’est toute une partie de leur utilité sociale qui s’effondre. C’est aussi l’écosystème organisé autour du rapport diagnostic-médicament qui risque de se trouver profondément ébranlé. Si l’accès aux médicaments est libre, chacun pourra devenir son propre médecin et son propre pharmacien. En oubliant que les médicaments peuvent contenir des substances classées comme drogues, on a oublié non seulement que la politique des drogues n’était pas une politique prohibitive mais plus encore le lien consubstantiel qui existait entre politique des drogues et système de santé contemporain.
Loin d’être purement répressive, la politique internationale des drogues incarne la manière dont l’Occident a construit, depuis plus d’un siècle, son rapport à la santé et aux médicaments. Remettre en cause cette politique, c’est remettre en cause nos systèmes de santé eux-mêmes.