octobre 2016
Martin Jelsma (Transnational Institute), David R. Bewley-Taylor (Global Drug Policy Observatory)
La 30e session spéciale de l’Assemblée générale des Nations Unies (UNGASS), qui a eu lieu en avril à New York, était la troisième portant sur les drogues. Lors de la clôture de la précédente, en 1998, le Président de l’assemblée générale, Monsieur Udovenko, avait noté « une convergence de vue croissante » ainsi qu’un « esprit d’unité ». Les difficiles négociations sur le document final de 2016 ont montré cette fois une divergence croissante ainsi que des conflits directs sur certaines questions 1. La crainte que le fragile consensus obtenu lors des préparatifs de l’UNGASS ne vole en éclat était d’ailleurs si élevée que le document final a été adopté dès la fin de la cérémonie d’ouverture et non pas après les débats comme prévu initialement.
Udovenko avait averti en 1998 que le problème de la drogue ne pouvait être effacé par de bonnes intentions et que la communauté internationale devait se préparer à un long et épuisant combat. Ce combat a été mené depuis, avec des milliers de trafiquants exécutés, des millions d’usagers, de petits vendeurs et de cultivateurs incarcérés, et des millions d’hectares de coca, d’opium et de cannabis éradiqués. Cela ne nous a pas fait progresser vers un monde sans drogue, un objectif renouvelé pour l’année 2019. Le Président actuel de l’assemblée générale, Monsieur Lykketoft, a d’ailleurs conclu que « plus que jamais, le consensus global reconnaît que la solution se trouve dans une approche plus humaine, orientée sur la santé publique, respectant les droits humains, basée sur les évidences scientifiques, et qui traite cette question dans toute sa complexité ». Les communautés touchées « ont besoin d’interventions qui ont montré qu’elles étaient efficaces et, peut-être plus important encore, elles ont besoin d’honnêteté sur celles qui ont failli.” 2.
La violence liée à la guerre à la drogue a conduit le Mexique, la Colombie et le Guatemala à demander la tenue de l’UNGASS 2016. Il s’agissait de mener une analyse approfondie des options existantes, y inclut la régulation du marché, pour mettre en place un nouveau paradigme pouvant empêcher le flux de ressources vers la criminalité organisée. La Colombie avait déjà été à l’origine de la première UNGASS sur les drogues en 1990, à la suite de l’assassinat ordonné par Pablo Escobar du principal candidat à l’élection présidentielle de ce pays. Un mois plus tard, le Président colombien dénonçait le double standard qu’appliquent les pays riches : « Chaque tactique et chaque arme utilisée dans la guerre à la drogue est insignifiante en comparaison avec le besoin de réduire la demande » dit-il lors de l’assemblée générale, parce que « la seule loi que les trafiquants de drogue ne transgressent pas est celle de l’offre et de la demande » 3. Il ajouta « l’an passé, la Colombie a présenté une proposition de résolution visant à réduire les ventes d’armes, mais malheureusement aucun consensus n’a pu être trouvé…», et encore « notre sens de la justice est déformé lorsqu’un pauvre paysan qui nourrit sa famille en faisant pousser de la coca est vu comme un plus grand bandit que l’opulent banquier qui transfère de manière illégale les millions de la drogue ». Il insista aussi sur l’importance de prix équitables dans le domaine agricole et, se référant à la récente chute des prix du café : « on ne peut parler de substitution de la coca quand on sabote en même temps la principale source de revenus des paysans colombiens et le principal produit d’exportation du pays ».
Un quart de siècle plus tard, ces demandes n’ont toujours pas reçu de réponses. En 2012, le Président mexicain a lui aussi demandé que les pays développés assument plus de responsabilités : « s’ils ne peuvent ou ne veulent réduire la consommation de drogues, ils devraient au moins réduire le flux exorbitant de ressources qui financent les criminels. Et, si cela n’est pas possible, c’est peut-être le moment d’explorer d’autres alternatives, y inclut des alternatives de marché, pour résoudre ce problème qui a fait de l’Amérique latine la région la plus violente du globe » 4. D’ailleurs, si le système international de contrôle des drogues existe depuis 1925, le premier traité visant à créer un tel système pour éviter le détournement des armes vers les marchés illégaux n’est entré en vigueur qu’en décembre 2014 5 et il doit encore être ratifié par les Etats-Unis et signé par la Fédération de Russie et la Chine. Le scandale de la banque HSBC, portant sur des centaines de millions de dollars blanchis pour les cartels mexicains, n’a conduit à aucune condamnation criminelle de banquiers, prouvant ainsi que la lutte contre le blanchiment ressemble à un fromage suisse. Quant aux Panama Papers, ils ont montré que, sans transparence sur les individus et entreprises qui se cachent derrière les compagnies-écrans, les mesures de contrôle n’ont aucune chance d’être efficaces.
Après de longues négociations, il a été décidé que la Commission des stupéfiants (CND) allait diriger le processus menant à l’UNGASS 2016 et un comité, sous la direction de l’ambassadeur d’Égypte à Vienne, a été mis en place pour préparer la réunion et son document final. À partir de là, le processus de négociation est devenu pour le moins obscur, conduisant à des critiques de pays favorables à des réformes et de représentants de la société civile 6. La suggestion du Secrétaire général des Nations Unies Ban Ki-Moon d’utiliser l’UNGASS pour « conduire un débat ouvert permettant d’explorer toutes les options » 7 a ainsi vite été étouffée par le garrot viennois.
De nombreux pays, surtout en Afrique et dans les Caraïbes, n’ont pas de mission permanente à Vienne et, même si tous les pays pouvaient participer aux préparatifs de l’UNGASS, beaucoup ont été exclus du processus. Comme les négociations étaient souvent menées dans des réunions informelles, les acteurs de la société civile ne pouvaient ni les observer ni y participer. Pour échapper au garrot viennois et pour briser le contrôle du comité UNGASS, différentes actions ont été menées : des entités de l’ONU ont été invitées à prendre position, des évènements ont été organisés à New York et à Genève, et une Task Force de la société civile a été établie.
Une pléthore de prises de position a ainsi été collectée et de nombreux débats ont eu lieu. Ils ont mis en évidence que des changements importants sont en cours dans le domaine de la politique drogue 8. Tous ces efforts n’ont toutefois pu changer la dynamique des négociations qui se tenaient à Vienne 9.
Le document final de l’UNGASS réaffirme « les buts et objectifs des trois conventions internationales dans le domaine des drogues, l’engagement à mettre en œuvre la déclaration politique de 2009 et la détermination de promouvoir activement une société sans (mésusage de) drogue ». Il se félicite aussi – sans pouvoir le démontrer – que « des progrès tangibles ont été réalisés » 10. De manière plus encourageante, l’accès aux médicaments sous contrôle international a reçu pour la première fois une certaine attention, et quelques pas ont été faits en faveur de l’utilisation de naloxone pour prévenir les overdoses, de « traitements médicamenteux adaptés » et de « matériel d’injection ». Il aura fallu attendre la dernière minute pour que les deux derniers, que sont les « traitements de substitution aux opioïdes » et « programmes d’échange de seringues », soient mentionnés et que l’on parle de réduction des risques, une approche toujours contestée par certains États membres de l’ONU 11.
En comparaison avec des documents plus anciens, la mention de « peines proportionnées » constitue un autre progrès, même si certains pays et la société civile ont regretté l’absence de référence à l’abolition de la peine de mort. On peut aussi voir certains progrès dans la mention du besoin de traiter les questions socio-économiques liées non seulement à la culture mais aussi à la production et au trafic de drogues, et qu’il faut se concentrer sur « la réduction de la pauvreté et le renforcement de l’état de droit ». L’attention spécifique à la lutte contre le crime et la violence, au-delà de l’objectif classique d’élimination des marchés des drogues, peut apparaître comme un premier pas vers une approche de réduction des dommages vis-à-vis de ce marché 12. Les références aux objectifs du développement durable constituent aussi une première reconnaissance de la nécessité d’une approche plus holistique dans le domaine des drogues. (voir article Bewley-Taylor et Schneider dans ce numéro)
La régulation du marché du cannabis et les changements en cours dans certains États des USA et en Uruguay, qui font vaciller les fondements du système international de contrôle des drogues, ont laissé planer leur ombre sur toute la réunion. Pourtant, le premier élément que les Etats-Unis ont mis sur la table était « comme point de départ, il est essentiel que les États membres de l’ONU utilisent l’UNGASS pour réaffirmer le soutien aux trois conventions internationales sur les drogues ». L’Union européenne, quelques mois plus tard, a aussi promis de maintenir un engagement ferme et sans équivoque envers les conventions et de restreindre le mandat de l’UNGASS à « trouver des solutions réalisables, opérationnelles et durables à l’intérieur du cadre des traités internationaux » 13.
Cela n’a pas empêché l’UE de souligner, de manière politiquement correcte, que les politiques drogue devaient être basées sur une approche de santé publique et sur les évidences scientifiques, s’appuyer sur des systèmes de monitoring et d’évaluations fiables et objectifs, et respecter les droits humains. Aucun de ces principes n’a toutefois suffi à l’UE pour réfléchir au-delà du cadre donné par les traités. Toute discussion sur les principes et la légalité du système international était donc d’emblée bloquée par une puissante alliance américano-européenne, bénéficiant aussi du soutien du G7, de nombreux pays d’Asie, du Moyen-Orient et d’Afrique, et de la bureaucratie onusienne qui administre ce système. Le document final de l’UNGASS souligne ainsi que les conventions et les autres instruments internationaux pertinents constituent le socle du système de contrôle des drogues et que les défis actuels et à venir devraient être traités en conformité avec ces conventions car elles permettent suffisamment de flexibilité pour que les États puissent développer des politiques répondant à leurs priorités et besoins.
L’expression « suffisamment de flexibilité » est cruciale parce qu’elle doit servir différents objectifs, qui sont parfois contradictoires. Pour l’UE, la flexibilité s’applique à la réduction des risques, à la décriminalisation de la possession et de la culture de cannabis pour usage personnel, aux alternatives à l’emprisonnement, mais certainement pas à la régulation du cannabis qu’elle considère, à juste titre, comme n’entrant pas dans les options permises par les conventions internationales. Pour des pays comme la Jamaïque et les Pays-Bas, où le principe de régulation jouit d’un large soutien politique, le fait que la régulation contrevient aux obligations des traités est un obstacle à leur mise en œuvre. Pour eux l’expression « suffisamment de flexibilité » signifie s’opposer à la régulation du cannabis, ce à quoi la Jamaïque s’est vivement opposée. Aux Etats-Unis, où il s’agit de nier toute violation des conventions, l’argument « suffisamment de flexibilité » couvre, de manière incorrecte, la régulation du cannabis au niveau de ses États. Le paragraphe traitant de la flexibilité a aussi reçu l’appui de pays avec une approche aussi répressive que la Russie et la Chine. Ici, l’argument est que la convention de 1961 (art.39) permet d’adopter des mesures plus strictes et sévères que celles prévues et « suffisamment de flexibilité » signifie pour eux de poursuivre les traitements forcés ou la peine de mort 14.
L’UNGASS a permis d’aborder des problèmes récurrents et irrésolus, particulièrement la fragmentation croissante de l’approche vis-à-vis des drogues au niveau de l’ONU. Le sous-secrétaire général pour les affaires politiques, se référant à la philosophie soutenant l’agenda 2030 pour le développement durable, a indiqué que « six mois après avoir adopté cet accord essentiel qui requiert une approche globale et holistique vis-à-vis des problèmes les plus immédiats auxquels est confrontée l’humanité, nous voici en train de renouer avec une approche en silo pour le premier défi que nous abordons, celui du problème mondial de la drogue… faire des politiques basées sur les évidences signifie que nous ne devrions pas avoir peur, comme l’a mentionné le Secrétaire général, d’examiner toutes les options » 15.
L’honnêteté vis-à-vis des échecs de la politique actuelle provenait aussi d’États membres, d’agences de l’ONU et de la société civile. Un ministre relevait que « les sommes obscènes dépensées dans l’interdiction, la répression et l’éradication ont néanmoins stimulé la croissance du trafic de drogue qui vaut des milliards de dollars… le chemin pour sortir de ce cul-de-sac de rhétorique banale et ineffective requiert du courage, de nouvelles idées et de nouvelles approches… faisons en sorte que dans dix ans l’on ne puisse pas dire que la communauté internationale a continué à se leurrer elle-même sur l’efficacité de la guerre à la drogue » 16.
Le Haut-commissaire de l’ONU pour les droits humains a quant à lui fait part d’une « excitation réprimée » et d’une « intense frustration » à propos des résultats de l’UNGASS 17. Comme exemple, il a cité le texte ambigu sur les droits des autochtones et dit « qu’il aurait mieux valu statuer clairement que les populations autochtones doivent pouvoir utiliser les drogues dans leurs pratiques traditionnelles et religieuses lorsqu’il existe une base historique pour cela ». La question n’a pu être traitée parce que la convention de 1961 oblige les parties à abolir ces pratiques et qu’il fallait que l’UNGASS réaffirme son support aux traités. Un mois plus tôt, le Haut-commissaire avait dit devant le Conseil des droits de l’homme à Genève qu’il « était mal à l’aise avec la pratique largement répandue de formuler des droits humains de façade ». Se référant aux « principes et législations contraignantes dans ce domaine », il a rappelé qu’il ne s’agit pas simplement de cocher des cases pour remplir ces obligations 18. Les documents de l’UNGASS en sont un bon exemple : même s’ils contiennent peut-être les dispositions les plus fortes jamais adoptées dans une résolution liée aux drogues, il leur manque des recommandations spécifiques sur la décriminalisation, l’abolition de la peine de mort, la réduction des risques et le respect des droits des autochtones, tels qu’ils ont été formulés par les organes des droits de l’homme.
On peut d’ailleurs observer qu’à Vienne les remarques les plus positives sont venues de pays comme le Nigeria, l’Égypte, la Fédération de Russie et la Chine, ravis d’avoir perdu le moins possible lors des négociations. Le Nigeria a « appelé les États membres à adopter le document et à trouver le réconfort dans l’esprit du consensus de Vienne » et la Fédération de Russie a « noté que l’accord n’aurait été possible sans la grande flexibilité et l’esprit de consensus qui régnait parmi les États membres » 19). La Colombie – parlant au nom d’un groupe de pays moins satisfaits – remarquait que « certaines questions étaient restées sans réponse et qu’une solution devait être trouvée dans le futur au moyen de politiques plus précises » (…) et qu’il « restait beaucoup à faire et que l’ONU devait se préparer une approche plus englobante à partir de 2019 ».
Le document final est certes décevant mais le processus de l’UNGASS a créé un contexte pour des changements dans un proche avenir :
Les préparations pour l’évaluation de 2019 vont bientôt démarrer. La réponse pavlovienne de la bureaucratie onusienne sera sans doute de mandater la CND pour rédiger une nouvelle déclaration politique 2020-2030. Afin d’éviter un nouveau document décevant sous un vernis de consensus viennois, il importe d’avoir un mécanisme impliquant toutes les entités de l’ONU. Réaligner la politique drogue de l’ONU avec les objectifs du développement durable et les obligations liées aux droits humains requiert une véritable coordination entre les structures à Vienne, Genève et New York. Un groupe de soutien composé d’experts – un outil souvent utilisé au sein de l’ONU – sera utile dans ce processus. Et, finalement, il faudrait aussi un groupe de pays qui, conjointement, priorisent une stratégie de réformes au lieu de perdre leur énergie à nouveau dans de douloureuses négociations vers un nouveau document consensuel. Un débat honnête sur les différences croissantes dans les politiques drogue est plus prometteur pour l’avenir que d’essayer de trouver du réconfort dans un esprit de consensus irrémédiablement brisé.