décembre 2016
Philippe Poirson (Helvetic Vape, Genève)
La vape a changé la donne. En une dizaine d’années, le phénomène s’est répandu mondialement. De manière encore confidentielle dans certains pays, massivement dans d’autres. Alors que 59% des fumeurs européens ont tenté de se sevrer sans réussite, déjà six millions ont réussi à l’aide de la vape, d’après l’Eurobaromètre1. Bien avant les confirmations scientifiques actuelles, compilées dans le récent rapport du Public Health England2, les vapoteurs ont éprouvé par eux-mêmes les gains pour leur santé de passer à cette alternative à la cigarette. Beaucoup d’entre eux relèvent la facilité de cette «défume» souple et joyeuse à l’opposé du calvaire des autres modes de sevrage. Les vapoteurs proviennent à 99% du tabagisme, trouvant là une porte de sortie à ce marché captif. Cette «vague de la vape», comme la surnomme le cinéaste Jan Kounen, s’est diffusée par le bouche-à-oreille et sur l’internet. Un mouvement social bottom-up auquel s’opposent par intérêt financier les lobbys du tabac, de la pharma et des Etats, et par conservatisme idéologique l’aile pro-abstinence anti-tabac3.
D’ores et déjà, 1,1 millions des 2,6 millions de vapoteurs anglais, soit 40% de ces derniers, se sont sevrés du tabac, selon le suivi de l’Action on Smoking and Health (ASH). Les 60% restants ont réduit pour la plupart drastiquement leur consommation4. Cet engouement participe à ce que le Royaume-Uni soit, avec l’Estonie, le pays de l’Union européenne « à la plus forte baisse de sa proportion de fumeurs depuis 2006 avec une chute de 11 points », selon l’Eurobaromètre. La vape y est ainsi devenue le moyen de sevrage tabagique le plus courant.
Ces faits motivent l’Angleterre à intégrer la vape à la lutte contre le tabagisme, où des centres stop-tabac deviennent « ecig friendly ». Précurseur depuis janvier 2014, le service de Leicester enregistre après un an un taux de sevrage de 62% à l’aide de la vape, « de 13% supérieur à la moyenne » précise Louise Ross, la directrice du centre5. Souvent associé avec des thérapies de remplacement nicotinique (NRT), telles que des patchs ou des gommes nicotinées, et à un coaching comportemental, cette ouverture « est la voie de l’avenir », poursuit-elle. Cette nouvelle approche a été repensée en termes de réduction des risques à l’écoute des usagers, et non plus de l’unique stricte abstinence à la nicotine imposée.
Dans le sens inverse, en dépit de « l’appel de 100 médecins » et de la récente prise de position des associations contre les addictions, Marisol Touraine mène une croisade anti-vape en France. Les plans de restriction et d’interdiction de la ministre de la santé ont miné la confiance du public vis-à-vis de cette alternative. Souvent fragilisés en période de sevrage, les usagers semblent sensibles aux signes des autorités et des médias sur le sujet et, par effet de vase communiquant, les ventes de cigarettes (+7%) et de tabac à rouler (+12%) sont reparties à la hausse fin 2014 après 5 ans de baisses successives6.
En Suisse, rien ne bouge depuis dix ans. La prohibition des liquides nicotinés a limité le développement de la vape à 100’000 utilisateurs en 2013, dont 8’000 au quotidien, selon Addiction Suisse7. Contestée par l’association d’usagers Helvetic Vape, cette interdiction est jusque-là maintenue par l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), malgré un avis de droit défavorable8, alors qu’autoriser la vente de liquides nicotinés est recommandé par le rapport Swiss Vape Study supervisé par Jacques Cornuz, vice-président de la Commission fédérale de la prévention du tabagisme. Combien de personnes parmi les 2 millions de fumeurs auraient pu se sevrer avec la vape nicotinée ? Combien de leurs proches auraient pu ainsi éviter le tabagisme passif alors que le vapotage secondaire est minime selon plusieurs études ?
Depuis 2008, le tabagisme se maintient à 25% de la population des plus de 15 ans en Suisse, avec ses 9000 morts prématurés annuels, l’allègement subséquent d’environ 15% du coût de l’AVS pour l’État et plus de 2,5 milliards de taxes perçues sur le tabac. « Jusqu’ici, aucun fonctionnaire n’a pris la peine d’essayer de comprendre comment les ex-fumeurs s’en sortent grâce à la vape. L’Etat suisse serait vraiment intéressé par la santé du fumeur, il recommanderait l’e-cigarette depuis longtemps », estime le Pr Beda Stalder de l’Université de Berne dans le magazine de la CSS. Pourtant, le Conseil fédéral veut assimiler cette dernière à la prochaine Loi sur les produits du tabac (LPTab). Il s’agit d’une manière idéale d’amalgamer, égaliser et semer confusion et doute entre un produit sans tabac ni combustion et les produits réellement à base de tabac (voir article du Pr J-F. Etter).
Cependant derrière la stagnation du tabagisme helvétique, une dynamique de paupérisation sous-jacente recompose sa population. En 2009, les Pr Jacques Cornuz et Patrick Bodenmann s’en alertent dans la Revue médicale suisse :
« jusqu’où pouvons-nous aller ? Cette question se réfère aux conséquences de la « dénormalisation » de la consommation de tabac, au risque de marginalisation et de stigmatisation des fumeurs, qui seront, comme le montre la tendance en Suisse, de plus en plus issus des classes sociales défavorisées et présentant une forte dépendance tabagique ».
Bien qu’ils estiment cette dénormalisation « inévitable », les chercheurs en appellent à d’autres mesures pour que les fumeurs puissent arrêter leur consommation.
Le mouvement de la vape a pris ces mesures par et pour lui-même via une tactique de contournement. Ces ruses populaires quotidiennes doivent permettre de frayer avec les dispositifs de pouvoir, au sens du philosophe Michel de Certeau : contournement sanitaire par la réduction des risques et un bien-être recouvert progressivement et retournement moral par un affranchissement souple et joyeux, jouissant à plein des capacités gustatives renaissantes avec les arômes, à l’opposé du calvaire des autres modes de sevrage.
Malgré cela, la répression en Suisse de la vape perdure, laissant le champ libre du marché des produits à risques réduits à l’iQos (estampillé d’un avertissement adouci par les autorités sanitaires), bien que, selon un document de Philip Morris, son tabac chauffé non brûlé dégagerait 51% de l’ammoniaque et de 10 à 20% des aldéhydes, nitrosamines, acroléine et benzo-pyrène d’une cigarette.
Nouveaux produits, campagnes de pub anti-vape, investissements en recherches… les oligopoles du tabac et de la pharma réagissent pour contrer l’impact de la vape indépendante, à la fois signe d’une victoire de la demande des fumeurs pour des produits à risques réduits, mis au rebut depuis 40 ans par Big Tobacco et d’une concurrence retorse contre la vape indépendante de la part de secteurs rompus au lobbying.
Comme le montre le sort réservé à la vape lors du cheminement de la Directive européenne sur les produits du tabac, amalgamant toute forme de consommation (contre le vote initial du parlement), puis promulguant des restrictions techniques favorisant les seules cigalikes, pourtant bien moins efficaces, « les cigarettiers se mettent sur le marché, mais le problème est qu’ils ne font pas des produits avec cette technologie [de la vape], mais des cigalikes qui marchent mal et déçoivent le consommateur, qui du coup continue à fumer », remarque la Dr Anne Borgne, à l’émission « Allô docteur ».
Alors que le marketing des dix seuls modèles de cigalikes de Big Tobacco conserve ses vieux canons et les promeut comme simples compléments à la cigarette, en contre-pied, la culture de la vape, avec ses milliers de marques et d’artisans, rompt avec la cigarette « tueuse » et met en lumière la sensualité et le plaisir qui renaissent de cet affranchissement, réarmant le jugement sur soi. L’évolution esthétique des « mods » échappe d’ailleurs de plus en plus à la forme conventionnelle de la cigarette.
Au-delà de l’esthétique, l’innovation technique des modèles de 2ème, 3ème et désormais 4ème génération ont accru la sécurité, notamment par le contrôle de température évitant toute surchauffe (dry-hit) et son efficacité pour le sevrage, évaluée comme étant presque trois fois supérieure aux cigalikes. « Ceux qui utilisent des tanks [à réservoir] sont plus susceptibles d’être ex-fumeurs », établit une étude dans Nicotine & Tobacco Research9. Un constat « pertinent en regard du lobbying de l’industrie du tabac pour une régulation stricte des tanks », précise la Pr Sara C. Hitchman. En pratique, de tels kits se trouvent en Suisse de 50 à 100 frs (à titre indicatif). Par contre, se procurer le liquide nicotiné reste compliqué à cause de la prohibition de l’OFSP.
L’obsolescence programmée de la clope
Pour contourner les entraves à leur sevrage tabagique, les vapoteurs s’organisent : auto-soutien, débrouille et conseils pour débutants – car vaper n’est pas fumer –, lors de « vapéros » et sur internet, comme sur le forum Vap-Romandie10. Au-delà du soutien social, la construction de ces communautés engendre aussi des groupes de défense d’usagers, tels que l’association Helvetic Vape. Dans la vape se rencontrent soucis sanitaires et plaisir, marges culturelles et masse populaire, esprit de défiance et ques- tions politiques ; bouillonnements protestataires et solidaires entre compagnons sur le chemin de la défume.
A ce titre, la reconnaissance par le monde médical et social a un rôle à jouer. Les vapoteurs aspirent à ce que leur combat contre le tabac soit soutenu et tout simplement autorisé. Derek Yach, un des fondateurs de la Convention-cadre de lutte antitabac de l’Organisation mondiale de la santé, lance un appel en ce sens : « il est temps de mettre fin à la guerre contre les e-cigs. Il faut les considérer comme les aides au sevrage tabagique qu’elles sont. Ce changement culturel commence par des réglementations plus intelligentes pour encourager les fumeurs à passer aux produits à risques réduits. […] La e-cig doit faire partie de la solution ».