décembre 2016
Vincent Falcy (GREA)
Le concept de ce que l’on appelle maintenant communément « e-cigarette » n’est pas récent, même si ce n’est que ces dernières années qu’elle se fait une place sur le marché de la nicotine, suscitant au passage de nombreuses polémiques quant à son usage et sa réglementation.
Le développement de ce produit est issu de la volonté de créer une cigarette, ou une « sorte » de cigarette qui soit moins toxique que la cigarette fumée. Ce n’est donc pas un hasard si l’élaboration d’un premier concept de dispositif électronique permettant d’inhaler une vapeur contenant de la nicotine date du début des années 60, époque durant laquelle on a clairement établi le lien entre fumée de tabac et cancer du poumon. Mais ce n’est qu’en 2003 que le premier dispositif à simuler électroniquement la cigarette a été mis sur le marché. La mise en place à cette époque de législations interdisant la fumée de tabac dans les lieux publics a permis à l’e-cigarette d’offrir aux fumeurs une alternative à la cigarette fumée.
Par ailleurs, les fumeurs, de plus en plus conscients des effets délétères de la fumée de tabac sur leur santé, ont trouvé avec l’e-cigarette un moyen satisfaisant pour diminuer leur consommation, voire arrêter de fumer.
L’arrivée sur le marché de l’e-cigarette pose des questions et ouvre des perspectives nouvelles pour la gestion du tabagisme. Elle pourrait représenter une passerelle vers le tabagisme, raison pour laquelle la prévention auprès des jeunes est un enjeu important. Cependant, elle pourrait aussi jouer un rôle pour réduire les risques du tabagisme, ou pour aider les fumeurs à arrêter.
Malgré les polémiques que l’e-cigarette suscite, il y a un élément sur lequel tout le monde s’accorde : elle est largement moins toxique que la cigarette fumée traditionnelle (on estime que l’usage de l’e-cigarette réduit de 99% les risques du tabagisme), ce qui en fait un outil intéressant pour la réduction des risques.
L’e-cigarette représente également une alternative nettement moins coûteuse que la cigarette traditionnelle ; on estime une économie d’au moins 70% par rapport aux cigarettes manufacturées. Par exemple, le coût d’une recharge de 10ml d’e-liquide contenant de la nicotine (et pouvant être achetée via des sites spécialisés sur internet) est d’environ 7 CHF ; cette recharge correspondrait à environ 150 cigarettes traditionnelles, soit entre 7 et 8 paquets. A cela s’ajoute bien sûr l’achat de l’e-cigarette elle-même (compter une cinquantaine de francs), et des pièces de rechange en cas de panne. Il faut noter que l’e-cigarette est également une alternative moins coûteuse que les substituts nicotiniques, dont le prix est aligné sur celui de la cigarette.
Les Etats, arguant du manque de données scientifiques, tendent à assimiler l’e-cigarette à un produit du tabac. En conséquence, les projets de réglementations sont très stricts. Dans le même sens, selon le projet de directive de l’UE, les e-liquides avec une concentration de plus de 20mg/ml de nicotine seront considérés comme des médicaments, ce qui va poser des contraintes importantes pour les producteurs d’e-cigarettes et d’e-liquides.
Les défenseurs de l’e-cigarette, qui regroupent aussi bien des associations de « vapoteurs », des fabricants, que des scientifiques et des spécialistes de santé publique, estiment ces mesures excessives. Elles risquent d’étouffer l’industrie actuelle de l’e-cigarette et font le jeu de l’industrie du tabac et de la pharmaceutique (qui s’intéressent de près à ce marché). Les exigences réglementaires génèreront des coûts qui seront répercutés sur le consommateur et le manque de concurrence ralentira l’innovation ; avec pour effet d’inciter moins de fumeurs à se tourner vers l’alternative e-cigarette, et un impact négatif en termes de santé publique.
Les partisans de l’e-cigarette estiment qu’elle représente la première opportunité réelle de réduire de manière significative le poids que fait peser le tabagisme sur les coûts de santé publique. Ils considèrent que l’e-cigarette ne fait pas partie du problème « tabac ». Elle est plutôt une composante de la solution à ce problème.
Si un peu moins de 30% de la population suisse fume, cette proportion grimpe de manière considérable (80%) dans les lieux spécialisés en addiction, fréquentés par des personnes souvent fortement précarisées. Cependant, paradoxalement, la question du tabagisme n’est pas abordée de manière systématique, les lieux spécialisés ne mettant généralement pas de priorité sur cette problématique. Et si les pratiques de réduction des risques trouvent progressivement leur place dans le traitement des dépendances, elles ne sont pas encore envisagées par les spécialistes dans le traitement du tabagisme.
Dès lors se pose la question des perspectives que l’e-cigarette pourrait ouvrir sur des questions comme :
Un atelier organisé par le GREA avec des professionnels des addictions et des usagers en janvier 2015 a permis de faire un premier point sur l’utilité potentielle de l’e-cigarette dans le domaine des addictions. Un des objectifs de l’atelier était de questionner le potentiel de l’usage de l’e-cigarette dans une optique de prévention du tabagisme et de réduction des risques.
Il est apparu que les professionnels considèrent encore souvent la cigarette comme un outil de communication permettant d’établir un lien avec le bénéficiaire ; de plus, elle est souvent considérée comme le seul plaisir que le bénéficiaire garde, et sa prise en charge risquerait de nuire à la prise en charge d’une autre addiction. La prévention du tabagisme est également perçue comme pouvant déboucher sur des « interdictions » supplémentaires pour les usagers, ce qui va à l’encontre des représentations des professionnels.
Cependant, un changement graduel de cette culture institutionnelle ouvre des opportunités. Avec l’assimilation de plus en plus forte du message préventif au sein de la population, cette culture institutionnelle évolue. Comme dans la population générale, le nombre de fumeurs parmi les professionnels en institution tend à diminuer. De même, les représentations sur la cigarette et le tabagisme se modifient. Cela génère parfois des conflits entre professionnels, spécialement sur les différentes postures adoptées face à la gestion du tabagisme en institution ou sur la prise en compte du tabagisme en tant qu’addiction. Ce changement de culture est aussi révélé par l’observation que certains bénéficiaires renforcent leur consommation de tabac lors de leur séjour, par manque d’occupation, ennui ou compensation, ou simplement parce que le tabagisme n’est pas un cheval de bataille de l’institution.
Dans cette optique, il est admis par de nombreux professionnels que la prise en compte du tabagisme permettrait une approche plus globale de la personne et de ses addictions. Dès lors que la prévention du tabagisme est inscrite dans la politique institutionnelle, les opportunités de thématiser le tabac peuvent être étudiées et envisagées dans la durée.
Un premier frein à l’utilisation de l’e-cigarette est le fait que le consensus du monde médical ne permet pas, pour l’instant, de la recommander. Il n’en reste pas moins que l’e-cigarette, en l’état actuel des connaissances, et en tant que « traitement hors indication », peut être recommandée, au cas par cas, et sur une base individuelle, dans une optique de réduction des risques ou comme outil de sevrage tabagique.
Dans le cadre des institutions de prise en charge de personnes toxicodépendantes, l’e-cigarette présente un potentiel certain, ne serait-ce que pour des questions de prévention incendie ou de protection contre la fumée passive. Sa faible nocivité, et son contenu modulable en nicotine, en font aussi un média intéressant pour soutenir les usagers qui souhaitent réduire leur consommation de tabac, voire l’arrêter. Le fait que son usage soit nettement moins coûteux que la cigarette la rend également spécialement intéressante pour des personnes qui sont souvent en situation de précarité financière.
L’usage de l’e-cigarette dans un but de substitution de la cigarette implique l’acquisition de connaissances et de compétences. Il faut d’abord choisir son modèle d’e-cigarette, ce qui n’est pas simple du fait du grand nombre de modèles disponibles aussi bien dans les boutiques que sur les sites internet. La technologie de l’e-cigarette évolue rapidement et les modèles de 1ère génération ont fait place à des modèles de seconde et troisième génération capables de délivrer la nicotine de manière plus efficace. Cela impliquera un travail de recherche d’information qui pourra passer notamment par la consultation de sites spécialisés et de forums. Ensuite, l’usager doit choisir son e-liquide, ainsi que son dosage en nicotine, afin que la substitution nicotinique soit suffisante pour le but recherché. Mentionnons aussi que la gestion de l’e-cigarette elle-même peut se révéler compliquée : recharge de la batterie, remplissage manuel de la capsule.
Ces expérimentations à faire constituent un frein si l’usager peine à obtenir l’effet recherché. L’efficacité de l’e-cigarette comme levier pour la réduction des risques ou le sevrage serait augmentée si un accompagnement était fourni. Un conseil sommaire peut être obtenu de la part des commerçants vendant l’e-cigarette, mais il n’est manifestement pas toujours adéquat.
A ce sujet, une expérience intéressante a été entreprise par le centre Stop-Tabac de Leicester en Angleterre. Depuis janvier 2014, ce service est devenu « ecig friendly » ; il accueille et suit les personnes qui veulent arrêter de fumer à l’aide de l’e-cigarette, malgré le fait qu’elle ne soit pas considérée comme une médication. Sous l’impulsion de sa directrice, les collaborateurs du centre ont appris l’usage, les modèles, les arômes, les prix, les préférences et les styles de « vapes ». Les résultats après une année sont encourageants et suite à cette expérience, de nombreux centres Stop-Tabac du nord-est de l’Angleterre sont devenus « e-cig friendly » (pour plus d‘infos, voir www.stopsmokingleic.co.uk/).
Autre point intéressant, cette expérience a montré que le concept de cessation tabagique peut évoluer, avec l’acceptation progressive par certains professionnels d’une prise de nicotine de maintenance ou récréative sur le long terme. En effet, l’e-cigarette a un potentiel addictif non négligeable, bien que moindre que celui de la cigarette fumée. Est-il acceptable qu’une dépendance néfaste pour la santé soit remplacée par une addiction « récréative » peu ou pas nocive ? Dans un contexte sociétal ou on commence à s’interroger sur le bien-fondé de réglementer l’usage du cannabis, cette question est tout à fait pertinente.
A l’instar des professionnels du centre Stop-Tabac de Leicester, les professionnels travaillant en institution pourraient être informés d’une part sur l’usage de l’e-cigarette mais également d’autre part sur le conseil en sevrage tabagique. Si le sevrage est visé, il faut que cet objectif soit clairement énoncé de manière à progressivement diminuer la dose de nicotine de l’e-liquide.
Cette optique d’utilisation de l’e-cigarette dans la réduction des risques, si elle semble envisageable en institutions résidentielles, ne répond pas encore aux besoins des professionnels et des usagers des structures d’accueil à bas seuil ; la réduction des risques se concentre ici sur les facteurs permettant aux usagers de survivre au quotidien, et n’englobe pas encore la prévention du tabagisme.
L’e-cigarette est-elle un simple phénomène de mode destiné à s’essouffler et à disparaître d’ici quelques années, ou est-elle un nouveau mode de consommation permettant de réduire les risques et les coûts de santé publique liés à la consommation de tabac ? Est-elle un nouveau produit qui va rendre la cigarette « traditionnelle » obsolète et ringarde, et par là même jouer un rôle significatif dans la prévention du tabagisme auprès des jeunes ? Ouvre-t-elle la voie à de nouveaux modes de consommation permettant de réduire les risques liés à d’autres substances, notamment pour le cannabis ?
En tout cas, au vu des témoignages de ses utilisateurs et des études déjà réalisées, l’e-cigarette pourrait être utilisée aussi bien pour le sevrage tabagique que pour la réduction des risques du tabagisme. Elle pourrait également se substituer sur le long terme à la cigarette, sans conséquences néfastes pour la santé. Cela en fait l’opportunité longtemps attendue pour réduire les coûts de santé liés au tabagisme.
Si son usage généralisé ne peut pas encore être recommandé par les professionnels de la santé, il n’en reste pas moins qu’elle est une opportunité bienvenue pour les personnes à consommation de tabac élevée, pour les personnes polydépendantes et pour les personnes en situation de précarité financière. L’e-cigarette arrive également à point nommé pour proposer une alternative au cannabis fumé, alors que les réflexions sur la règlementation de ce marché progressent.