décembre 2016
Laurent Appel (ASUD, Paris)
En préambule, il convient de rappeler que l’immense majorité des dizaines de millions de cannabinophiles européens consomme le cannabis de l’une des manières les plus risquées possible : sous forme de joints, c’est-à-dire mélangé avec du tabac, entouré de beaucoup de papier et avec un filtre en grande partie inefficace. Ce dispositif délivre une fumée très chaude qui endommage les tissus, surtout ceux de la bouche et de la gorge. Elle est aussi chargée de multiples substances hautement toxiques et de nicotine, soit une des substances psychoactives les plus addictives avec l’héroïne et le crack ; la plus addictive même d’après de nombreux fumeurs également usagers de ces drogues-épouvantails.
En suivant le modèle de l’héroïne, il semble très pertinent d’inciter à une modification des pratiques de consommation afin de réduire les risques et les dommages engendrés par l’usage massif du cannabis malgré sa prohibition totale en Suisse comme en France. Le joint constitue souvent une porte d’entrée dans le tabac et une difficulté supplémentaire majeure pour en sortir. Il peut donc avoir une lourde responsabilité dans le développement de nombreux cancers, de maladies liées aux systèmes respiratoire et digestif ou aux problèmes dentaires (cette liste n’étant en rien exhaustive).
Avec l’absence de dérogation administrative et de consensus comme dans la lutte contre les maladies virales, ainsi qu’avec les restrictions et l’autocensure liées à la prohibition, comment inciter les nouveaux usagers comme les stoners chroniques à uniquement utiliser – de préférence avec modération – de l’herbe, de la résine ou de l’huile (y compris les trois ensembles) avec des dispositifs moins nocifs que le joint, tels que la pipe ou le bong ? Comment présenter l’ingestion comme alternative efficace et sûre ? Comment promouvoir la vaporisation et la sublimation comme outils de réduction des risques ? Comment accompagner les phénomènes émergents comme l’explosion de la consommation de concentrés de cannabis type live resin ou BHO wax ?
La réponse semble évidente pour de nombreux experts : il faut changer le statut légal de la plante et de l’usager pour une meilleure régulation publique favorisant la paix civile et sociale ainsi que l’accès à la prévention, à la réduction des risques et au soin volontaire de l’abus et de la dépendance. Il semble toutefois extrêmement difficile de modifier les conventions internationales et les dispositions étatiques sur les drogues ou de faire entendre raison à la majorité de l’opinion publique, et par conséquent aux décideurs. Peu courageuse et progressiste en matière de politique sur le cannabis – au contraire de l’héroïne – la Suisse hésite sur la légalisation depuis plus de vingt ans, tandis qu’en France, cette option n’est sérieusement discutée que depuis quelques années.
La solution passera encore certainement par la transgression. Les groupes formels et informels d’autosupport, soutenus par l’avant-garde des structures spécialisées, doivent s’emparer de la réduction des risques concernant le cannabis dans l’intérêt de tous les usagers et aussi de l’économie de la santé publique. La tendance à la légalisation qui vient des Etats-Unis, où de plus en plus de jeunes abandonnent le joint pour privilégier le vapotage, améliorera considérablement le dispositif, mais il n’est cependant pas possible ni souhaitable de l’attendre pour prendre des mesures novatrices.
Cannabis partout et réduction des risques nulle part ; ce paradoxe ubuesque ne doit plus perdurer, car nos sociétés risquent, par effet boomerang, de devoir affronter bientôt de nouvelles et sérieuses problématiques de santé publique.
La vaporisation est une des clefs de voûte de cette nouvelle politique de santé pour le cannabis, comme l’ingestion de substances titrées ou de solides dispositifs de protection de la jeunesse. Ces nouvelles formes de consommation s’imposeront beaucoup plus facilement dans un contexte bien différent du nôtre à ce jour, à savoir dans un marché réglementé, où la parole sur la consommation de ce produit est libérée. L’usager n’écoute et surtout n’applique que difficilement les conseils sous la menace d’un policier, d’un juge et lorsqu’il risque de se trouver confronté à l’opprobre sociale ; encore moins en utilisant du cannabis frelaté et non titré issu du marché noir ou de l’autoproduction, surtout sans disposer des moyens d’analyser les préparations produites. Cela fonctionnera mal et lentement.
Pour se convaincre de l’utilité primordiale de la vaporisation, la lecture de la contribution de Mitch Earleywine 1 peut se révéler très utile. En voici un extrait : « La recherche sur le cannabis et le système respiratoire se focalise sur le cancer des poumons, les fonctions pulmonaires et les symptômes respiratoires comme la toux, les sifflements, et la production d’expectorations. Une revue de cette littérature révèle que si le taux de cancer du poumon chez les fumeurs de marijuana n’utilisant pas de cigarettes est comparable à celui des non-fumeurs, une détérioration des fonctions pulmonaires et des symptômes respiratoires sont possibles. Les techniques de réduction des risques, dont le passage du cannabis fumé au cannabis vaporisé ou ingéré, semblent justifiées pour les usagers réguliers. » 2
Pour pondérer ce propos et stimuler le financement d’études complémentaires, on pourra lire le travail de Wayne Hall et Benedikt Fischer – sur mandat de l’EMCDDA (European Monitoring Centre for Drugs and Drug Addiction) – sur les politiques de réduction des risques pour le cannabis 3. Ce premier guideline de la réduction des risques liés au cannabis publié par l’OEDT ne nie pas l’intérêt de la vaporisation mais demande plus d’études avant de conclure à sa relative innocuité. « Les vaporizers semblent être un moyen plus prometteur de réduire les substances cancérigènes et toxiques inhalées lorsque le cannabis est fumé (Gieringer et al., 2004 ; Grotenhermen, 2004 ; Melamede, 2005). Conçus pour inhaler le THC sans substances cancérigènes et toxiques, ces dispositifs chauffent le cannabis à une température (180° C) libérant le THC sans brûler la matière végétale. Selon une étude menée par Gieringer et al. (2004), les vaporizers sont «aussi efficaces pour délivrer du THC qu’une cigarette de cannabis fumé, tout en réduisant très sensiblement les niveaux de substances cancérigènes.» 4
Si la préparation cannabique vaporisée est coupée avec des substances toxiques, ces dernières risquent fortement d’être aussi inhalées. Dans ce cas, classique sur le marché noir, ce dispositif de consommation à risque réduit perd largement de sa valeur pour la santé individuelle et pour l’économie financière sur le non traitement des pathologies potentielles. En cas de strict contrôle phytosanitaire, avec des préparations distribuées par un système de régulation publique, l’effet bénéfique de la propagation rapide de la vaporisation et de l’ingestion se fera pleinement ressentir à très moyen terme.
Les outils pour vaporiser sont faciles à trouver sur le Net, les prix variant de 30 à plus de 1000 euros, avec des modèles très satisfaisants entre 100 et 200 euros. On trouve aussi des comparatifs et des témoignages d’utilisateurs afin de restreindre les recherches à quelques modèles correspondant aux besoins supposés de l’usager. Ce dernier doit bien évaluer ses habitudes de consommation et leurs possibles évolutions. Il semble évidemment inutile d’acheter un modèle pour la résine ou l’huile si on préfère ou dispose surtout d’herbe. Une phase d’adaptation est, comme on le voit, souvent nécessaire. En persistant, on finit par remarquer que la consommation moyenne diminue sensiblement car la vaporisation permet d’assimiler plus de cannabinoïdes que la combustion. Cette économie peut s’avérer une source supplémentaire de motivation.
Le changement de statut du cannabis médical puis récréatif dans de nombreux États a profondément modifié le marché américain. La majorité des usagers consomme encore de la weed pure en pipe ou en joint. Comme le fait bien observer Mitch Earleywine, c’est déjà une réduction des risques de cancers très importante par rapport à nos « pétards », surtout avec des filtres réutilisables en verre ou en céramique et du papier non blanchi au chlore, en roulant à l’envers pour ôter l’excédent de feuille et en ne conservant pas inutilement la fumée dans les poumons puisque les cannabinoïdes sont absorbés en une paire de secondes.
Les concentrates (différentes techniques d’extraction d’herbe fraîche live ou séchée cured sous forme de résine ou d’huile sèche ou visqueuse) et les edibles (préparation alimentaire contenant des cannabinoïdes comme le space cake) représentent maintenant jusqu’à 35% du chiffre d’affaires des dispensaires et des pot shops. Le fameux 420, nom de code du mouvement des fumeurs de marijuana aux USA et maintenant dans le monde, est en passe d’être détrôné par le mouvement des consommateurs de concentrés, dénommé 710 – OIL (huile) en le lisant à l’envers –, pour le meilleur et pour le pire.
Les formes de concentrés les plus populaires comme la wax ou le shatter sont obtenus à partir de BHO, Butane Hash Oil. Il est très dangereux d’utiliser du gaz sans un matériel et des mesures de sécurité adaptées: certains chimistes en herbe font sauter l’installation ou déclenchent des incendies. Au Colorado, l’extraction au gaz est interdite aux particuliers, tant il est évident que cette activité doit être réservée à des professionnels patentés manipulant de minuscules quantités.
Ces préparations sont populaires car faciles à utiliser en dab, c’est-à-dire par vaporisation (low temp dab) ou combustion (high temp dab), selon la température, sur un nail (clou) en titane préalablement chauffé avec une briquet-torche ou par un clou électrique avec régulateur de température sur lequel on place la wax au moyen d’une tige en titane adaptée pour enfin absorber la vapeur ou la fumée au travers d’un oil rig, une petite pipe à eau spécialement désignée dans laquelle le clou est inséré.
La majorité des concentrés titre entre 30 et 70% de cannabinoïdes, mais certaines préparations médicales montent jusqu’à 98% ; on peut les comparer aux alcools forts et appliquer la même réduction des doses pour obtenir l’effet désiré, en sollicitant moins le système respiratoire. On ne consomme pas de la bière dans le même verre que du vin ou du schnaps, ni dans les mêmes quantités. La présence du titrage sur la bouteille ou l’emballage du cannabis légal favorise cette auto-régulation observée dans de nombreuses études. Il en va de même pour les edibles, de nombreux usagers européens se méfiant des risques de surdosage faute de connaître la composition de l’aliment enrichi en cannabinoïdes. En effet, s’il n’y a pas d’overdose mortelle de cannabis, de grosses crises de panique et des accidents domestiques peuvent survenir et ces préparations ne doivent en aucun cas être accessibles aux enfants (intoxication aux conséquences réversibles, contrairement à certains produits ménagers ou médicaments) ni aux jeunes.
Le potentiel d’abus est évidement important, même si les abuseurs ont toujours trouvé des astuces pour amplifier les effets, même avec de l’herbe africaine pleine de graines ou de la mauvaise savonnette de shit vert-noir, la pipe à eau masque à gaz ou le seau espagnol par exemple. Certains opposants au cannabis et même certains adeptes du 420 stigmatisent la wax sous le nom de green crack – le matériel, le mode de consommation potentiellement compulsive et l’intensité de l’effet favorisant le rapprochement – mais la wax n’est pas neurotoxique. Les séquelles sont quasiment toutes réversibles et le potentiel et la sévérité de l’addiction ne sont pas comparables au crack. Les conséquences sociales et pénales sont aussi totalement différentes, surtout en cas de régulation publique.
Il existe un autre moyen populaire de consommer des herbes et des concentrés, le vape-pen (stylo vaporizer), qui, d’après de nombreux usagers, favorise la régulation de la consommation en diffusant des bouffées plus petites que l’oil rig, la pipe à eau ou le gros joint. Les prix varient de 30 à 200 euros selon les dispositifs et l’autonomie de la batterie. L’actrice Whoopi Goldberg a rédigé une déclaration d’amour à Sippy, son vape-pen (http://www.the-cannabist.co/2014/04/17/whoopi-vape-pen-love-story-column/9571/), qui il lui permet de siroter (to sipp en anglais) sa wax pourtant très dosée et ainsi d’absorber rapidement la juste quantité de principes actifs apaisant les douleurs liées à son glaucome, sans recourir au joint qui l’étouffe depuis son arrêt du tabac. Un exemple de bonne pratique à populariser, contrairement à celui donné par certains youtubers, comme Jolie Olie et ses 500.000 abonnés, qui sont trop souvent en mode jackass de la wax, participant ainsi à une forme de banalisation de l’excès présenté comme une performance divertissante (https://youtu.be/ jq8Tx-2r2ao).
En conclusion, les arguments en faveur de la vaporisation sont nombreux et consistants, tout autant que ceux en faveur de la régulation publique du marché du cannabis. Il conviendrait de les renforcer avec des recherches fondamentales et de terrain. L’éducation aux bonnes pratiques serait plus facile dans le cadre d’une expérimentation de clubs fermés d’usagers de cannabis ou de cannabistrots coopératifs. L’association de la vaporisation et de la régulation se potentialiserait dans une synergie enfin efficace pour traiter les risques et les dommages sanitaires et sociaux liés à l’usage et au marché du cannabis.