janvier 2014
Jean-Yves Guillaumin (Université de Franche-Comté, Besançon)
Comme le Dictionnaire étymologique de la langue latine d’A. Ernout et A. Meillet traite de addicere (verbe correspondant au substantif addictio) dans l’article intitulé *dix, dicis : -dex, -dicis : dico, dicere où il regroupe tous les termes latins qui font partie de la famille de dicere (communément compris comme « dire »), on ne peut pas s’attendre à de longs développements sur le cas particulier de addictio. Du moins cet ouvrage rappelle-t-il d’abord que le premier sens du radical latin est celui de « montrer » : à la racine indo-européenne originelle *deik-, porteuse de cette signification, on peut effectivement faire remonter aussi le grec deiknumi « montrer » dont il existe de nombreux héritages en français (« déictique », « épidéictique », « apodictique »). Alors que le verbe signifie « montrer » dans les autres langues, il s’est spécialisé en latin (dico, dicere) dans le sens de « montrer ou faire connaître par la parole, dire ». Il a encore, dans beaucoup de ses emplois latins, un caractère solennel et technique, et c’est un terme de la langue religieuse et de la langue juridique : multam dicere est « prononcer une amende », diem dicere « fixer un jour devant le tribunal », etc. Ensuite, comme il arrive souvent, il y a eu affaiblissement du sens dans la langue commune, et dicere est passé au sens de « dire ». Cependant, sa valeur technique est encore perceptible dans tous les composés avec un préfixe : condicere est « conclure un arrangement » (c’est pourquoi la condictio est l’accord des parties sur une date pour comparaître ensemble devant le magistrat) et indicere est « déclarer », par exemple « la guerre » : on aurait encore edicere « proclamer un édit » (edictum), « proclamer », « imposer » : mais on a un exemple très approprié à la présente étude dans le couple d’opposés formé par abdico « refuser d’adjuger », « refuser d’accorder », en face de addico, addicere « adjuger », « accorder ». D’ailleurs le verbe addico fait partie de la série des trois verbes formulaires et solidaires (les tria uerba, disent les Latins) qui expriment techniquement et solennellement la sentence du préteur : do dico addico, « je donne, j’indique, j’accorde ». Bref, comme le dit la fin de l’article du Dictionnaire étymologique, si la racine indo-européenne signifiait « montrer », le radical latin dic- qui en est issu « a servi à désigner des actes sociaux de caractère juridique ».
Addicere et addictio sont donc des mots à valeur technique qui font partie du vocabulaire juridique : le verbe signifie « adjuger dans une vente aux enchères » : ce qui est adjugé peut être une chose, et dans ce cas on dit addicere aliquid alicui, « adjuger quelque chose à quelqu’un » : mais il s’agit plus spécialement, en droit romain, d’adjuger la personne même du débiteur au créancier, et alors il s’agit d’addicere aliquem (« quelqu’un ») alicui (« à quelqu’un »). Le participe passé de addicere « adjuger » est addictus « adjugé ». Cet « esclave pour dette » qu’est l’addictus est bien présent dans la littérature latine, dès la comédie de Plaute (Les Bacchis, v. 1205). Plaute, dont le théâtre fait souvent mention des addicti, avait même écrit une comédie (perdue) qui s’intitulait l’Addictus, au dire du commentateur très tardif de Virgile connu sous le nom de Servius Danielis, qui en cite le titre et un fragment à propos du v. 124 de la première Géorgique. Au Ier s. avant J.-C., l’encyclopédiste Varron cite comme relevant de la famille de dicere le mot addictus1, que l’on retrouve ensuite chez Tite-Live en plusieurs passages2, chez le philosophe Sénèque3, chez Aulu-Gelle4…
Un addictus devient donc comme un seruus. Sa condition, dit G. Humbert5, est celle d’« un débiteur dont l’attribution à son créancier a été juridiquement prononcée ». Il a avoué sa dette, mais n’a pas payé dans les trente jours le montant de la condamnation : alors, saisi par le créancier, il est conduit devant le magistrat, qui prononce l’addictio (« adjudication ») au profit du créancier, lequel peut détenir l’addictus, à partir de ce moment, in carcere priuato, « dans une prison privée ». Après un nouveau délai de soixante jours, s’il n’a trouvé personne pour payer à sa place, l’addictus peut être tué par le créancier ou vendu en esclavage. On peut même, aux termes de l’antique Loi des XII Tables prise à la lettre, le couper en morceaux s’il y a plusieurs créanciers. Quand l’addictus est vendu, il devient esclave de droit et son patrimoine devient propriété du vendeur. Tout cela, donc, aux termes de l’addictio, « adjudication par sentence du préteur ». On voit qu’au sens technique précis, addicere met en jeu une relation entre deux individus.
La seule (mais importante) différence entre la condition de l’addictus et celle du seruus « esclave » est que le premier pourra recouvrer sa liberté quand il aura payé sa dette : c’est ce que rappelle encore Quintilien6, à la fin du Ier s. après J.-C. : car la loi romaine dit : addictus donec soluerit seruiat, « que l’addictus soit en esclavage jusqu’à ce qu’il s’acquitte de sa dette ».
Il n’est pas indifférent de noter que la notion d’addictus a été, dans le monde romain lui-même, réutilisée de façon figurée pour parler de la relation entre l’amoureux et sa maîtresse. Il s’agit d’une innovation importante puisqu’un statut de nature juridique est ainsi récupéré et gauchi pour exprimer la dépendance sans rémission ni échappatoire de l’homme soumis aux désirs de l’amour. C’est, me semble-t-il, le poète latin Properce qui, le premier et dans une formulation qui restera originale, voit dans l’amant un addictus, et le qualifie effectivement de ce terme à deux reprises dans l’ensemble de son œuvre. « Une seule journée a suffi à te porter en tête de la course des amoureux. Ce qu’elle a allumé en toi, c’est un incendie violent : reprendre ton orgueil passé, elle ne te l’a pas permis, elle ne te le permet pas : ce feu te mènera comme un addictus »7. Puis : « Pourquoi t’étonner si une femme malmène ma vie et traîne sous un homme son pouvoir comme un addictus ? et pourquoi porter mensongèrement contre moi de dégradantes accusations de lâcheté, parce que je ne peux briser son joug et rompre ses chaînes ? »8.
Écrits dans la 2e moitié du Ier s. avant J.-C., ces textes sont en un certain sens des textes pionniers : c’est la première fois que l’amant est vu comme un addict(us). Il y a d’ailleurs, sous la plume du même Properce, une troisième occurrence de addictus avec une signification imagée assez comparable, bien qu’elle nous entraîne dans une direction légèrement différente. Le poète parle, cette fois, de Cléopâtre, sa contemporaine : « à quoi bon rappeler le déshonneur par lequel une femme a récemment enchaîné nos armes, et, souillée au milieu de ses serviteurs, réclamé comme salaire d’un mariage obscène9 la ville de Rome et les sénateurs rangés sous ses ordres en addicti ? »10.
Certes, nous reconnaissons dans l’image une addictio à connotation politique : Cléopâtre souhaiterait voir le Sénat de Rome, en face d’elle, dans la situation juridique des addicti : mais avec une telle femme les allusions au domaine amoureux ne sont jamais loin.
Quant à la honteuse soumission à un ennemi (dépendance, esclavage, abandon forcé de la personnalité) qui se lit dans cette phrase, on la retrouve, de nouveau exprimée par le recours au terme addictus, dans l’Histoire Auguste, ensemble de biographies impériales du IVe s., dont certaines contiennent des éléments de fiction : dans un passage de la Vie de Commode, l’auteur de la biographie stigmatise l’attitude honteuse d’un empereur romain (ici, exactement, le propre fils du grand Marc Aurèle) se soumettant aux lois dictées par l’ennemi : bellum etiam quod pater paene confecerat legibus hostium addictus remisit ac Romam reuersus est, « quant à la guerre que son père avait presque achevée, il la suspendit, se livrant (addictus) aux lois édictées par les ennemis, et rentra à Rome »11.
La voie est ouverte : après avoir désigné chez Properce les dérèglements de l’amour, la notion d’« indiction » va s’appliquer aux autres plaisirs et aux autres vices. Et d’abord à ceux du ventre (gula, d’où vient le français « gueule »), solidaires de ceux du sexe : « nous réprouvons ceux qui se vouent (indictos) à la goinfrerie et à la débauche », écrit dans la 2e moitié du Ier s. après J.-C. le philosophe Sénèque12. Deux cent cinquante ans plus tard, le chrétien Lactance lui fait écho : « ceux qui sont ainsi addicti et esclaves des plaisirs éteignent la force et la vigueur de leur âme et, croyant profiter au mieux de la vie, se hâtent à grande allure vers la mort »13. Ailleurs, il évoque le sort post mortem des âmes « esclaves des désirs et des passions de la chair » (carnis desideriis ac libidinibus addictae)14 qui ne sauraient, aux termes de la doctrine stoïcienne, accéder à une immortalité de béatitude. Ainsi sont mises en rapport les notions d’addiction et d’auto-destruction.
L’empereur Caligula, selon Suétone, était « addict » aux courses de chars dans le cirque, et c’était spécialement un supporter enragé de l’écurie des Verts : prasinae factioni ita addictus et deditus ut cenaret in stabulo assidue et maneret. Henri Ailloud, dans la CUF, traduit un peu faiblement le redoublement de termes addictus et deditus : « il était si profondément attaché à la faction des cochers verts, qu’il dînait et séjournait continuellement dans leur écurie »15. « Profondément attaché », sans doute : mais le latin dit exactement qu’il était addictus et deditus, « addict et entièrement livré » à cette passion. D’autres, à notre époque, sont semblablements « addicts » à la chose footballistique, par exemple.
Mais on peut aussi être « addict » à l’astrologie : c’était, selon le même Suétone, le cas d’un prédécesseur de Caligula, l’empereur Tibère, « d’une parfaite indifférence à l’égard des dieux et des choses de la religion, car il était esclave (addictus) de l’astrologie, et profondément convaincu que tout est mené par le destin… »16. Inutile de souligner combien cette addiction aussi a résisté au temps.
Par extension encore, ce genre d’« addiction » peut être, dans certains textes latins, non plus seulement celle d’un individu, mais celle d’un groupe considéré en tant que tel. Nous venons de rencontrer Caligula et sa passion des courses du cirque : mais à la fin du IVe s., l’Histoire Auguste a pu parler de l’État romain lui-même comme « addict » au théâtre et au cirque. Il s’agit d’un projet de conjuration, et c’est la considération finale qui nous intéresse : « mais comme ils ne pouvaient s’emparer du pouvoir si Gallien restait en vie, ils décidèrent de l’attirer dans le piège que voici — leur but était d’écarter un fléau aussi impudent de la direction du genre humain, au moment où l’État était accablé sous les maux, et d’empêcher que l’État, livré au théâtre et au cirque (theatro et circo addicta), continuât de dépérir victime de la séduction des plaisirs »17.
Du vocabulaire de l’analyse des passions dans lequel ont pris pied les termes d’addictus et addictio, on glisse tout naturellement à celui de la médecine quand elle s’attache à l’étude de la « maladie de l’âme », et l’on peut lire chez Celse des considérations dont la tonalité est tout à fait moderne : ce médecin (qui écrivait dans la 1ère moitié du Ier s. après J.-C., sous l’empereur Tibère) utilise le terme addictus dans son exposé sur la maladie qu’il nomme (en reprenant un terme grec) phrenesis, forme aiguë de délire : « mais il y a frénésie lorsqu’il y a continuité dans le délire, lorsque le malade, bien qu’il ait encore du sens, accueille pourtant des imaginations chimériques : elle est complète quand l’esprit est totalement asservi (addicta) à ces imaginations18» : comment mieux traduire la dépendance désespérée du patient à l’égard de ses obsessions, forme d’aliénation comparable, en un sens, à celle de l’addictio aux passions ? Les considérations médicales rejoignent alors les considérations des moralistes.
Addictio bien involontaire, sans doute, que celle de la maladie, mais, de manière à première vue paradoxale, l’emploi figuré du terme, avec un pronom complément réfléchi (se addicere = « se dédier, se vouer, s’abandonner »), est attesté dès le latin classique, suggérant donc une forme volontaire d’« addiction ». Chez Virgile, on voit un Grec ancien compagnon d’Ulysse, demeuré au pays des Cyclopes, se précipiter vers les bateaux troyens pour « se livrer » (se addicere) à leurs occupants quels qu’ils soient : omnia conlustrans hanc primum ad litora classem / conspexi uenientem. Huic me, quaecumque fuisset, / addixi : satis est gentem effugisse nefandam, « promenant partout mes regards, j’ai aperçu pour la première fois une flotte, la vôtre, qui venait à la côte. Je me suis livré (me addixi) à ses hommes, quels qu’ils dussent être. Il me suffirait d’avoir échappé à cette race abominable »19. Cicéron parle de son propre attachement au sénat en ces termes : senatus, cui me semper addixi, « le sénat, auquel je me suis toujours dévoué »20 : il est très clair que Cicéron n’a jamais été vendu pour le bénéfice du Sénat et à cause de torts financiers qu’il aurait faits à cette institution : l’addictio dont il parle est tout à fait volontaire, c’est lui-même qui a choisi de se dévouer corps et âme au Sénat et à ses intérêts. Dans un contexte péjoratif et avec une valeur du mot dont on peut retrouver quelque chose dans les emplois d’« addiction » par les langues modernes, on voit Sénèque, dans une des célèbres lettres qu’il adresse à Lucilius en tant que « directeur de conscience », parler d’une mens hebes et quae se corpori addixerit..., « un esprit émoussé et qui s’est livré au corps »21 : on reconnaît la critique envers celui qui, par faiblesse philosophique et morale, se laisse dominer par les instincts et les comportements les plus bas, dont il devient littéralement l’esclave. De même lit-on, mais inversement, chez le même auteur dans une autre lettre au même Lucilius : omnia autem honesta fient, si honesto nos addixerimus, « tout deviendra un bien, si nous nous livrons au bien… »22 : ici, c’est paradoxalement une démarche volontaire que cette addictio aux valeurs du bien, et dans le terme il faut voir seulement une acception positive, l’universalité du règne du bien sur une âme entièrement donnée à sa recherche. Une chose, cependant, doit être remarquée dans tous ces exemples, nous le disions plus haut : c’est que le verbe addicere y reçoit comme complément un pronom de sens réfléchi, ce qui compose des expressions comme se addicere « se vouer », me addico « je me voue », nos addicimus « nous nous vouons », alors qu’à l’origine il n’y a pas d’autre expression que celle de addicere suivi d’un complément autre que le sujet lui-même du verbe : l’addictio est originellement une action exercée par un personnage X, le sujet, sur un personnage Y, l’objet.
Il est courant de dire, et c’est une vérité d’évidence, que l’assuétude dont nous parlons aujourd’hui sous le terme d’« addiction »23 tire son origine lexicale de l’addictio romaine, qui est un terme juridique bien spécifique. Dans les deux cas, il y a aliénation de l’individu et destruction de la personnalité : de la personne juridique chez les Romains : de la personne psychologique dans les acceptions modernes du mot : le fil directeur est visible. Mais cette manière rapide de d’exprimer les choses risque de les simplifier à l’excès. Elle ne dit rien des étapes intermédiaires entre la brutale réalité juridique romaine d’un homme devenu esclave à cause de ses dettes, et la réalité non moins brutale, de nature psychologique cette fois, d’un individu soumis à des attitudes dont il peut sentir qu’elles conduisent à la déchéance, mais dont il ne peut parvenir à se débarrasser, et dont les fâcheuses conséquences peuvent l’affecter du point de vue physique, psychologique, relationnel, familial, social. C’est sur ce point que nous voulions insister. Il y a toute une série d’intermédiaires, emplois figurés de l’addictus et de l’addictio, par lesquels on passe de l’une à l’autre. Et ce sont les Latins eux-mêmes qui sont à l’origine du processus, car divers emplois figurés, chez eux, n’ont pas tardé à tirer de l’addictio juridique des images appropriées pour désigner différentes sortes de « soumission » dans les domaines de la politique, de la vie sociale, et de la vie personnelle. De la situation juridique d’addictus on pouvait, chez eux, sortir : il suffisait (!) pour cela de payer sa dette. Sans doute est-il plus difficile de se libérer des addictions contemporaines.