avril 2002
Jan de Haas (Pastorale de la Rue)
Nous sommes en 1991 et je fais mes premières expériences de pasteur de rue. Mon Église m’a demandé de mettre en place ce nouveau ministère. Je ne connais pas bien ce monde de la rue, et je découvre en la révérende Mère Sofia une alliée de taille. Les gens de la rue, à l’époque, étaient surtout les victimes d’abus de stupéfiants et d’alcool, quelques clodos et une poignée de sans-papiers.
Les professionnels qui s’occupent de cette population sont pour la plupart des “originaux un peu baba-cool”, provenant des milieux socio-éducatifs. Il n’y en a pas beaucoup, hormis l’armée de policiers et de juges et, de plus, ils ne sont pas d’accord entre eux, notamment à propos des objectifs de l’accompagnement des personnes toxicomanes. On assiste par conséquent à un foisonnement d’initiatives et de théories,à des guerres de clans et même quelques médecins qui prescrivent de la méthadone! Pour l’opinion publique, “les drogués” se trouvent en ville, et la campagne vaudoise répète avec une belle constance “ne pas connaître des problèmes de drogue chez elle”. D’un point de vue politique, les noms de Philippe Puidoux, puis de Claude Ruey marqueront (au fer rouge?) pendant de longues années l’approche vaudoise de la toxicomanie. Ce n’est qu’au milieu des années nonante qu’un nouveau partenaire va progressivement prendre une place prépondérante dans l’approche de la toxicomanie : la machine médicale 1: les traitements de substitution sont proposés “à bas seuil”, des médecins se forment, un département “abus de substances” s’étoffe et aujourd’hui la majorité des “tox” est connue d’un toubib …
En octobre 1995, la Pastorale de la Rue ouvre son espace Accueil pour combler un besoin urgent de gîte, de protection et de prévention dans les milieux de la grande précarité. Cet espace d’accueil -situé dans un immeuble de haut standing! – ouvre ses portes de 16h à 19h, du lundi au vendredi, à ceux qui passent le plus clair de leur temps dans la rue: une population bigarrée où se mélangent les jeunes aux prises avec la drogue ou l’alcool, les petits vieillards sans le sou et sans famille, les migrants plus ou moins clandestins, les prostituées, les petits dealers, les habitués des hôpitaux psychiatriques en rade, les parents à la recherche d’un enfant en fugue, les prisonniers en cavale, les musiciens de rue, … et j’en oublie sûrement.
Les gens y viennent pour toutes sortes de raisons: prendre les quatre-heures tartines-thé-café-bircher, demander une orientation dans le dédale administratif, ou un coup de main pour remplir le panier de commissions, remettre en état ses habits et trouver des vêtements de seconde main en bon état, trouver des seringues propres, recourir aux services d’une écrivaine publique, parler avec quelqu’un de la pluie et du beau temps, respirer un moment, se poser et aussi, pour ceux qui le demandent, la possibilité d’avoir un entretien en profondeur avec un des responsables de l’Accueil.
Quand la Pastorale de la Rue ouvre son lieu d’accueil en octobre 1995, personne ne pouvait prévoir le développement rapide de cette structure en si peu de temps 2.
L’équipe des bénévoles a joué un rôle important. Elle s’est constituée après quelque mois d’ouverture, et n’a cessé de grandir pour atteindre une quarantaine de personnes en 1999. Pourtant, ce n’était pas un petit engagement: environ sept heures par semaine! Que font les bénévoles ?
Ils sont sur le front! Accueillir, c’est aller vers, saluer, inviter, mettre à l’aise. C’est aussi veiller au respect des trois seules règles de l’Accueil: pas de conso, pas de deal, pas de violence. C’est encore animer l’Accueil: fêtes et anniversaires, atelier de jeux avec les enfants, brigades de nettoyage de certains coins de la ville, organiser le repas de Noël, envoyer des paquets à ceux qui sont en prison, recevoir 150 pots de confiture maison d’une équipe de grands-mamans de la campagne vaudoise, accompagner quelqu’un chez le dentiste, donner avec discernement des seringues propres à ceux qui le demandent, trouver un interprète, organiser une expo photo à l’Accueil, préparer les cornets de survie…, la liste est longue et sans doute lacunaire. Tout cela a été possible, je crois, grâce au cadre donné par la Pastorale de la Rue.
Il y a beaucoup de personnes qui se sentent concernées par les problèmes de l’exclusion et de l’extrême pauvreté. Elles ont toutes sortes de raisons pour vouloir s’engager, des plus honorables aux pas très avouables. La question n’est pas de savoir si elles en ont le “droit” ou non, mais bien de savoir comment mettre en œuvre ce désir de s’engager. Je crois en effet qu’il est difficile d’envisager un travail de bénévole dans la rue sans structure. Le monde de la “zone” ne se laisse pas apprivoiser sans risques, et beaucoup de bonnes volontés se sont terminées en drame et sentiment d’incompréhension. Il faut donc “cadrer un max” pour éviter les dérapages et cela demande du temps, de l’énergie et de l’envie. Dans ces conditions seulement, une équipe de bénévoles apporte cette contribution unique et irremplaçable: l’accueil offert aux gens de la rue est d’abord vécu comme un acte de citoyen et non de “spécialiste de l’exclusion”. Cela est en soi une qualité de la structure de l’Accueil.
Depuis quelques années, le débat va fort à propos des labels de qualité, que ce soit pour l’emmental, le taux de THC de l’herbe, les soins palliatifs, les brûleurs à mazout, la viande importée ou l’accompagnement des toxicomanes. Ce souci de toujours mieux faire – ou faire toujours un peu plus la même chose? – se traduit à mes yeux par deux tendances:
Ces deux tendances confondues ont souvent pour conséquence une dévalorisation du statut de bénévole, peu compatible avec la statistique et contesté dans son savoir-faire, y compris citoyen. On peut voir ainsi de nombreuses institutions qui se sont professionnalisées peu à peu et qui, en parallèle, ont perdu petit à petit leurs bénévoles. C’est sûrement dommage pour les bénévoles concernés, c’est plus grave pour les usagers qui se voient ainsi privés d’un précieux vis-à-vis.
Cette perte constitue, à mes yeux, l’effet pervers de l’exigence de qualité, ou du moins d’une certaine vision de la qualité exclusivement assurée par des professionnels. Dans la rue notamment, j’ai le sentiment que les gens cherchent avant tout une certaine humanité, un vis-à-vis plutôt qu’un spécialiste, un savoir-être plutôt qu’une compétence, une rencontre plutôt qu’un mandat de suivi. C’est là précisément qu’un bénévole peut jouer le rôle d’intermédiaire avec les “spécialistes” d’une part, assumer une relation non hiérarchisée d’autre part. Pour un professionnel, il n’est certes pas toujours facile d’accepter que le bénévole n’est pas seulement là pour donner un coup de main, mais que sa présence est aussi d’un autre type – peut-être plus efficace parfois – gratuite et amicale. Les “spécialistes” n’ont pourtant rien à craindre, car ils ne pourront jamais remplacer cet apport par un plus de spécialisation !