avril 2002
Martial Gottraux (Ecole d'études sociales et pédagogiques)
Le décor est planté. Car généralisons: qu’est-ce qui nous assure du fait que les biens et services que nous acquérons sont conformes à la description du producteur? Comment, en d’autres termes, nous prémunir contre le possible mensonge des vendeurs? La question est de moindre importance s’agissant de produits bon marché. Elle devient cruciale lorsque nous avons affaire à des biens chers et qui, en cas de non-conformité, pourraient engendrer des insatisfactions irréversibles. La mort est une insatisfaction irréversible. C’est la raison pour laquelle il est utile de certifier les médicaments.
On le voit, toute démarche dont l’objectif vise à donner la garantie du fait que le produit réel correspond bien au produit décrit émarge de démarches qualité. On peut dire alors que la satisfaction du consommateur découle du constat de la conformité du produit.
Il faut alors satisfaire un certain nombre de conditions pour offrir une garantie de qualité au consommateur. Avec des particularités propres aux institutions offrant des prestations médico-sociales. L’auteur, sociologue, a participé à plusieurs démarches qualité au sein d’EMS vaudois. Il convie à une promenade dans le sentier miné des démarches qualité. C’est que bien des écueils sont à éviter si l’on veut qu’un système qualité soit ce qu’il doit être: du papier tue-mensonges. Avec un constat de base: les démarches qualité varient selon les rapports sociaux liant les producteurs et les consommateurs.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les systèmes qualité sont nombreux et ont toujours existé. L’objectif de vérifier la conformité du produit a cependant donné lieu à des dispositifs variables selon le type d’organisation sociale de la production et de la consommation. Rapidement, quelques balises à cet égard.
Une production domestique
On peut imaginer que c’est celle de Cro-Magnon: les produits et services sont produits et consommés par les mêmes personnes, dans le cadre d’un clan ou de systèmes familiaux, ce qui n’exclut pas une division du travail. Dans ce cas, ce sont les normes de régulation de l’organisation communautaire qui sont des équivalents fonctionnels d’un système qualité. Le pouvoir décisionnel n’est alors pas forcément équitablement partagé. Ce peut être la force qui impose la qualité du produit et sa conformité. Un principe qui a survécu jusqu’à nos jours : «Mange le gras du bouilli, mon fils, car c’est le meilleur de la viande» définit un standard qualité, tyranniquement imposé dans certaines familles, et qui suggère une remarquable continuité historique depuis Cro-Magnon.
Une économie de proximité
Dans une économie de proximité, qu’elle repose sur le troc ou l’échange monétaire, la relation commerciale entre producteur et consommateur se double d’autres rapports sociaux, qui peuvent jouer un rôle de contrôle social et, par là, imposer une conformité au producteur. Ainsi, enfant, j’aidais le boucher du village à fabriquer de la charcuterie vaudoise. Cet infortuné producteur aurait-il mis un peu trop de coriandre dans sa saucisse que c’eût été, au bistrot, à l’église, à la société de chant, de tir, dans la rue, etc… que les consommateurs lui seraient tombés dessus à bras raccourcis. La vie communautaire jouait en quelque sorte le rôle d’un audit permanent de qualité.
Alors justement: une démarche qualité moderne peut intégrer des dispositifs anciens de contrôle de la qualité, voire même les promouvoir, ce qui réduit d’autant la rigueur des procédures de contrôle. Un exemple: veillez à introduire périodiquement des enfants au sein d’un EMS et vous pourrez alléger les procédures de contrôle des nettoyages. Les enfants ont en effet des nez sensibles et l’impertinence d’oser redire ce qu’ils ont senti. À noter que le rôle d’«auditeurs malgré eux» des enfants peut être signalé dans un manuel d’assurance qualité. C’est pratiquer ISO en culottes courtes!
Passons à un autre extrême: une économie «mondialisée». Là, le consommateur ne connaît pas le producteur. Le produit et ce qui en est dit par le producteur et le vendeur sont les seuls rapports qui les relient au consommateur. On voit que ce dernier est alors placé dans une situation de forte dépendance. C’est alors pour lutter contre cette dépendance que de multiples dispositifs ont été créés, plus ou moins efficaces, reposant généralement sur un principe de base: un organisme distinct du producteur, indépendant, dispose de la possibilité de valider la conformité du produit. Quelques réalisations:
Vers un œcuménisme des dispositifs qualité?
Cette rapide revue permet de suggérer un principe très simple: les démarches qualité peuvent combiner tout ou partie des dispositifs rappelés ci-dessus, à raison de l’ancrage social des organismes de production et de la spécificité des rapports entretenus avec les consommateurs et usagers. On n’oubliera pas, en effet, que les relations liant les producteurs et consommateurs restent très variables, même en période de «mondialisation». C’est ainsi que la méthodologie offerte par ISO permet une extraordinaire plasticité des dispositifs qualité, en particulier du fait du caractère assez simple des exigences et de la totale liberté laissée au producteur dans le domaine des standards qualité. Imaginons dès lors un système qualité tenant compte des divers types de dispositifs esquissés ci-dessus: que pourrions-nous y rencontrer?
Les institutions médico-sociales et éducatives comportent plusieurs spécificités dont il y a lieu de tenir compte lors de l’introduction de démarches qualité:
Comment tenir compte de ces spécificités dans une démarche qualité? Quelques pistes à cet égard.
Une validation de l’action
Contrairement à une idée très répandue, une démarche qualité n’implique pas d’obliger le professionnel à un relevé détaillé et à une validation de l’ensemble de ses pratiques. Les exigences posées à cet égard par certains contrats de prestations, ceux de l’OFAS par exemple, n’ont strictement rien à voir avec des démarches qualité, et n’émargent que de ridicules formes de taylorisation du secteur des services qui seront du reste vraisemblablement appelées à disparaître au cours des prochaines années. Car cela commence à être connu, y compris dans le monde politique, que les exigences de l’OFAS peuvent amener des professionnels à consentir jusqu’à 15% de leur temps à remplir des formulaires de compte-rendu d’activités. Il est absolument consternant, notons-le en passant, que de telles absurdités soient complaisamment communiquées, y compris par les administrations cantonales, sous le nom de «systèmes qualité».
Une approche qualité, et en particulier axée sur les normes ISO de la série 9000, est bien loin d’un tel délire administratif. On peut en effet retenir les principes suivants:
De tels principes – qui recoupent largement ce qui est exigé par les lois cantonales sur la santé publique – ne sont exigés par aucune norme internationale. Ces dernières apparaissent dès lors comme des méthodes, des moyens de les faire passer dans la réalité.
Une délimitation des espaces d’autonomie professionnelle
«On ne peut mettre l’homme en équation». «Que faites-vous du feeling, du savoir-être?» «Chaque cas est particulier». Autant d’affirmations qui plaideraient contre l’introduction de démarches qualité, censées «standardiser» les interventions professionnelles. Ici encore, de telles affirmations résultent de malentendus, malheureusement nourris par la pollution des démarches qualité par des conceptions étriquées de contrats de prestations. Il faut alors souligner très fortement le fait qu’un système qualité n’exige aucunement une standardisation des interventions et encore moins un relevé systématique des actes professionnels. Une procédure, simplement, identifiera les espaces, séquences de travail au sein desquels les compétences professionnelles seront investies.
Exemple: «Les objectifs de la prise en charge de chaque résidant sont définis par l’équipe éducative et consignés dans un dossier individuel». On peut même penser que l’identification précise des moments institutionnels dans lesquels les savoirs professionnels sont investis représente une forme de reconnaissance et de protection de ces derniers. Seules restrictions: la nécessité, recommandée, de valider les besoins attribués et d’évaluer périodiquement les résultats de l’action professionnelle. Des pratiques en vigueur depuis longtemps dans le champ médico-social et que les systèmes qualité ne font alors que sanctionner.
Des exigences de contrôle externes
Un toxicomane dans une institution. Une personne âgée dans un EMS. Un enfant dans une garderie. Un patient dans un hôpital. Autant de situations dans lesquelles les usagers sont placés dans une situation de forte dépendance. Il faut alors le souligner fortement: un système qualité n’est pas, ne sera jamais suffisant pour éviter tous les abus, fautes professionnelles, voire même mauvais traitements. Il n’est là que pour garantir le fait que l’institution est organisée explicitement de façon à atteindre les objectifs, la mission qu’elle s’est fixée ou qu’on lui a attribuée. Dans la mesure même où l’usager est souvent dans l’incapacité de protester et de se défendre en cas d’abus, un système qualité doit être doublé de mesures de contrôles strictes, émargeant de la police sanitaire en particulier. L’usager bénéficie alors d’une double protection, d’une double garantie. Le système qualité est mis en place pour minimiser la probabilité de non-conformités. Un contrôle public reste nécessaire, un peu comme le fait de soumettre régulièrement les automobiles à expertise est complémentaire des normes qualité respectées par les constructeurs.
Les systèmes qualité sont des usines à papier, dit-on souvent. Oui, car il est long d’aboutir à une description précise de ce que l’on offre à la population, surtout lorsque la démarche est menée de façon participative. Du papier, cependant, qui du point de vue des usagers et du personnel, vaut la peine d’être produit. Car, aux conditions que nous avons tenté de mettre en évidence dans cet article, il s’agit de papier tue-mensonges.