octobre 2003
Jean-Claude Pittet (Association du Relais)
L’emploi en Suisse se caractérise pour l’année 2003, par une hausse soutenue du nombre de chômeurs et de demandeurs d’emploi 1. Si l’on combine ce phénomène avec celui de la croissance des exigences en matière de formation, de compétences professionnelles et de flexibilité, quelles sont dès lors les chances des personnes toxicodépendantes de retrouver un emploi stable, valorisant et rémunérateur? En d’autres termes, l’insertion professionnelle est-elle aujourd’hui le fruit du hasard ou l’issue heureuse d’une stratégie réfléchie et d’une mise en œuvre efficace d’un processus d’insertion?
Qui sont ceux qui peuvent mettre en œuvre un processus d’insertion professionnelle pouvant s’appuyer sur des stratégies actives?
Qui sont ceux qui, par manque de connaissances, de compétences, de ressources personnelles mobilisables ou d’un réseau relationnel dense, sont contraints à mettre en œuvre des stratégies d’accès à l’emploi basées sur le hasard?
Malheureusement, en Suisse romande, la connaissance sociale et la recherche sur l’insertion professionnelle des adultes en difficulté, et plus particulièrement celle des toxicomanes, sont encore peu développées, pour ne pas dire inexistantes.
C’est à partir des expériences du Relais dans la création et la gestion de ses entreprises d’insertion et de ses espaces de formation qualifiants, que cet article dressera les préoccupations qui nous animent. Nous traiterons plus particulièrement des entreprises d’insertion dites par l’économique, des espoirs, mais aussi des doutes qui pèsent sur elles.
L’Association du Relais, active depuis trente ans, a toujours fait face aux nouvelles problématiques sociales en développant des programmes d’action sociale destinés à des publics plus ciblés tels que toxicomanes, sidéens, chômeurs. En vertu du principe de subsidiarité qui caractérise en Suisse le développement de l’action sociale 2 , l’Association du Relais a le plus souvent avancé les fonds nécessaires au démarrage de ces activités. Ce n’est qu’une fois la problématique devenue une préoccupation politique et documentée que l’Association obtenait des fonds additionnels pour consolider, voire développer la prise en charge des populations concernées.
A ce jour, l’Association du Relais exploite une dizaine de structures dans différents lieux du canton de Vaud. Il s’agit d’une structure résidentielle basée à Morges, de quatre structures ambulatoires dites Action Socio-éducative en Milieu Ouvert (ASEMO) dont une spécialisée dans l’accompagnement de sidéens, de six entreprises d’insertion regroupées à Morges, de deux centres de formation pour chômeurs et bénéficiaires du Revenu Minimum de Réinsertion (RMR), d’un dispositif itinérant d’éducateurs de rue et d’une structure de coordination des acteurs concernés par les problématiques de toxico-dépendance au sein de la région lausannoise et du canton. Une centaine de professionnels de l’action sociale compose le personnel de l’Association. Celui-ci dispense ses prestations à plus de mille personnes qui font appel annuellement à ces différentes structures.
Encore peu nombreuses en Suisse 3, ces entreprises sont présentes aussi bien en Europe qu’en Amérique du Nord 4. Elles tentent de répondre à l’essoufflement du modèle d’intégration reposant sur l’économie publique et privée et sont associées au tiers secteur à finalités sociales et économiques 5. Toutefois, ces initiatives suscitent un débat nourri et fort intéressant que nous pourrions résumer en ces termes: les institutions privées à caractère social qui créent et gèrent des entreprises d’insertion dans le but de maintenir le lien social, de favoriser l’insertion professionnelle en développant de nouveaux emplois concourent-elles à la création d’un modèle d’intégration renouvelé ou participent-elles à une libéralisation accrue des échanges et au désengagement de l’Etat?
Une alternative à l’exclusion
Les propositions pour développer les entreprises d’insertion reposent sur un constat assez simple. Premièrement, à force de disparaître, les emplois finissent par manquer. Deuxièmement, les besoins à satisfaire pour améliorer la qualité de la vie dans notre société restent très importants. Faute de rentabilité immédiate ou par manque de solvabilité de la demande, ces besoins ne sont pas satisfaits par le privé.
Quant à l’Etat, il renonce à les satisfaire faute de fonds disponibles. Les partisans de ce développement imaginent pouvoir créer des emplois dans des domaines d’activité aussi variés que la formation, les services sociaux, la garde d’enfants ou de personnes âgées ou encore dans les métiers de l’environnement, de la rénovation, voire de l’alimentation. Les mécanismes financiers restent encore à préciser mais, en gros, ils mobiliseraient à la fois des ressources privées (paiement partiel des consommateurs) et publiques (subventionnement partiel en fonction d’un taux progressif d’autofinancement par exemple).
C’est ainsi que Jeremy Rifkin 6 affirme que ce nouveau secteur est une alternative aux problèmes posés par le chômage 7. Jean-Louis Laville 8, chercheur au Centre de recherche et d’information sur la démocratie et l’autonomie (CRIDA), insiste sur la notion d’«hybridation» des économies marchandes, non-marchandes et non-monétaires de manière à créer des initiatives locales d’un nouveau type ayant pour mission de contribuer «à la fois à la cohésion sociale et à la création d’emplois par le rassemblement d’usagers, de professionnels et de bénévoles, ces initiatives concernant l’aide à domicile et l’accueil des jeunes enfants aussi bien que la santé, le transport, la culture ou les loisirs» (op. cit.: 136).
Defourny 9 confie aux entreprises d’insertion une mission de «rattrapage et d’anticipation». Il relève qu’elles peuvent s’avérer être un complément à l’action des pouvoirs publics et cela dans chacune des trois grandes fonctions que ceux-ci assument, soit celles de la production de services d’utilité collective, de redistribution et de régulation. Les principaux arguments 10 en faveur des entreprises d’insertion peuvent se résumer ainsi:
Séduisant sur le papier, le développement de ce tiers secteur et des entreprises d’insertion qui lui sont associées semble pourtant comporter de sérieuses difficultés de mise en œuvre et n’est pas exempt d’effets pervers. De plus, le concept reste flou, notamment en raison des frontières évolutives avec les secteurs du marché et de l’Etat. C’est ce que nous allons présenter ci-dessous.
Illustration du désengagement de l’Etat
Boivin et Fortier 11 , auteurs de l’ouvrage «L’économie sociale: l’avenir d’une illusion», s’inquiètent de ce développement. A la question des gisements d’emplois que représente ce secteur, ils démontrent que, si les entreprises d’insertion ainsi définies représentent effectivement une source inépuisable d’occupations, on voit difficilement en quoi elles contribueront à redistribuer la richesse matérielle. Les occupations qu’elles promeuvent ayant plus pour objectif de produire «un sens à la vie» que de créer des biens, il est peu probable qu’elles assurent une quelconque distribution des richesses 12. Ce qui pose tout le problème du financement des programmes ou entreprises dites d’économie sociale. Certaines d’entre elles, les coopératives par exemple, offriront des services et produiront des biens dont la circulation se fera selon les règles du marché: elles pourront donc s’autofinancer. Mais la plupart d’entre elles existeront pour prendre en main ce que le marché délaisse justement parce qu’il n’y a pas d’argent à y faire. Ces organisations dépendront alors des subventions du gouvernement ou des possibilités de sous-traitance pour l’Etat. Pour l’instant, tout porte à croire que ce type de financement consistera à un transfert de fonds des services publics — vers l’économie sociale. Ce qui, concrètement, impliquera un transfert des assistés sociaux vers les entreprises autogérées de l’économie sociale, «façon élégante d’instaurer un système de travaux forcés» (op. cit.: 17). Pour ces auteurs, l’économie sociale et les entreprises d’insertion qui en font partie représentent une face à peine cachée du néolibéralisme et de la déréglementation du travail. Plutôt que de renforcer la capacité politique d’agir sur le capitalisme, l’économie sociale emprunte à la logique économique sa vision entrepreneuriale de notre société. C’est le glissement du welfare au workfare.
S’agissant de la question plus précise des types d’emplois concernés par ce tiers secteur à utilité sociale (gardes d’enfants, aide à domicile, etc.), Grel 13 n’est pas moins virulent. Il y voit une marchandisation généralisée de la société. Il divise ce marché des services de proximité en deux grands types. Les services de réparation: «Ces formes d’intervention sur autrui sont le fait de spécialistes dotés de compétences techniques. Pour de nombreuses raisons, et en particulier leur coût, l’expansion de ces services ne peut être que limitée» (op. cit.: 202). Le second grand type de services relève «des travaux de serviteur qui prennent des formes de néodomesticité et de sous-emplois 14, c’est-à-dire les travaux que ceux qui gagnent bien leur vie transfèrent, pour leur avantage et sans gain de productivité, sur celles et ceux pour lesquels il n’y a pas d’emploi dans l’économie» (op. cit.: 202). Dans le cas de ce dernier type d’emplois, et en admettant leur faible rémunération et protection sociale, le risque est grand de créer une espèce de sous-marché de biens d’utilité collective, sorte de «marché autogéré de la misère».
Enfin, concernant la complémentarité de l’économie sociale et des entreprises d’insertion à l’action des services publics, Boivin et Fortier 11 n’y voient qu’un transfert de tâches au monde associatif. «Le discours néolibéral propose une nouvelle citoyenneté responsable dont l’un des éléments significatifs, le partenariat pour le développement social, justifie la déconstruction de l’Etat régulateur, estimé lourd et incompétent, et donne des allures vertueuses à la société civile, qu’on présuppose proche des gens, de leurs préoccupations et de leurs besoins. Dans la foulée de ce re-engineering de l’Etat, on privatise ce qui est rentable et on transfère le reste au secteur associatif et communautaire.» (op. cit.: 15). Quant à cette nouvelle forme de redistribution du revenu, les auteurs y voient surtout une déresponsabilisation de l’Etat face à la redistribution des richesses.
Ces différents points de vue soulèvent une série d’effets pervers que nous résumerions ainsi:
On le voit donc, le risque est grand que ce tiers secteur se transforme en une économie de misère et de dernier recours, «normalisée». Nombreux sont ceux qui en sont conscients. Ainsi, Vaillancourt 15 précise que ce modèle ne peut se crédibiliser que s’il est «ouvert à la démocratisation de l’ensemble de l’économie et des services collectifs et où l’Etat demeure la principale instance de régulation et de redistribution, l’économie sociale peut assurer la production de certains services de qualité non offerts directement par le réseau étatique. Le modèle que nous soutenons nécessite le maintien et le renouvellement des services publics dispensés par l’Etat.
Ainsi, il n’entraîne pas la substitution d’emplois. Enfin, comme pour les services collectifs produits par l’Etat, les services de l’économie sociale doivent être offerts par des travailleurs et des travailleuses dont les conditions de travail sont adéquates» (op. cit.: 5). Par conséquent, le développement de ces entreprises d’insertion ne pourra se faire sans le soutien et la reconnaissance des pouvoirs publics, avec tous les risques d’instrumentalisation du monde associatif que le recours à l’aide publique implique. De plus, un effort financier et humain devra être consenti pour développer les compétences du personnel et leur garantir des salaires comparables aux services publics et à ceux de l’économie privée. L’addition risque d’être plus lourde que prévu pour la collectivité.
La question de la concurrence entre le tiers-secteur et les secteurs privé et public doit être également au centre de l’attention. Si les emplois des entreprises d’insertion ou de réinsertion se substituent aux emplois publics et privés, leur effet sur le chômage sera nul. Bien sûr, plusieurs auteurs reconnaissent la nécessité de créer des comités de contrôle de la concurrence réunissant des représentants syndicaux, patronaux ainsi que ceux du monde politique et associatif. Toutefois, le processus de mise en place sera long et leur fonctionnement très probablement semé d’embûches. On pourrait également imaginer un regroupement de ces différentes institutions qui fassent pression sur l’Etat pour que celui-ci réponde davantage aux préoccupations des citoyens et citoyennes.
Dans ce contexte et à défaut de mettre en œuvre les conditions de financement, de formation du personnel de ces organisations, de mise en réseau, de collaboration étroite avec l’économie privée et les pouvoirs publics, il y a de forts risques que ces entreprises participent à la seule gestion sociale de la pauvreté et constituent une forme déguisée du désengagement de l’Etat dans sa fonction de régulation sociale.
De l’illusion aux opportunités
Les critiques portées à l’encontre des entreprises d’insertion sont largement justifiées et nécessaires pour que, de façon générale, la problématique et la base de connaissance de ce secteur puisse progresser. Ceci étant, les critiques sont elles aussi sujettes à caution. En effet, nous avons suggéré, ici et là, que plusieurs des critiques formulées pouvaient aussi bien s’adresser à d’autres configurations socio-économiques ou tendances touchant aux formes de l’emploi en général. La question est plutôt de savoir si l’on n’est pas plutôt au milieu d’une mutation du marché du travail marquée par des dangers, reculs et effets pervers de diverses sortes et que, dans ce contexte, les formes propres aux entreprises de réinsertion ont malheureusement la propension à ne correspondre que trop bien à ces orientations.
Autre «critique de la critique», notamment sur l’accusation de former de la néodomesticité, de la servitude cachée. Le modèle qui n’en constituerait pas n’existe pas et les modes de création d’emplois de seconde zone sont multiples, la société n’ayant pas attendu les entreprises de réinsertion pour fabriquer ces décalages. S’agit-il encore une fois d’un phénomène dont ces entreprises seraient le générateur ou y a-t-il une tendance lourde à l’œuvre dans notre société pouvant aussi prendre appui sur les entreprises en question pour se développer? Répondre à cette nouvelle question revient à se demander, plus radicalement, si malgré les critiques exprimées jusqu’ici, il n’existe aucune valeur ajoutée sociale possible dans ce type d’expérience. Nous allons donc maintenant nous efforcer de suggérer à quelles conditions cela nous semble concevable.
Précisons tout d’abord que la création d’entreprises d’insertion ou de réinsertion pour personnes toxicodépendantes ne peut constituer un but en soi. Ce n’est qu’un vecteur participant à un processus de plus grande amplitude, un travail de mise en réseau, de préparation de la transition, voire de suivi des personnes dans leur progression ultérieure.
Les facteurs à prendre en compte et à valoriser sont les suivants:
Pour la personne bénéficiaire d’un emploi:
Pour l’entreprise (et par ricochet pour la personne bénéficiaire d’un emploi):
La formation, enfin, doit suivre cette même logique. En effet, on peut distinguer entre:
une acception «faible» du terme de formation, essentiellement orientée vers l’acquisition de savoirs spécifiques, avant tout qualifiants sur le plan professionnel, ou même, éventuellement, soucieux d’élargir l’horizon des personnes formées (cours de littérature, de sport, etc.);
une acception «forte» de la notion de formation, d’emblée envisagée comme constituée de volets diversifiés et complémentaires, gérée dans une idée convergente de progression de la personne, et en confrontation toujours plus favorable face aux contraintes externes (hors de la sphère protégée du travail social).
Il est certes possible d’aller plus loin que ces exigences minimales, mais nous voulions esquisser un pas dans la direction de ce que, d’une part, nous tentons de mettre en pratique dans le cadre de l’Association du Relais et, d’autre part, nous sentons comme répondant de plus en plus aux caractéristiques et aux pressions sociales d’aujourd’hui. Notre Association s’est toujours fait un point d’honneur à suivre, voire anticiper cette évolution des pressions sociales par des initiatives nouvelles, dans la forme, le mode opératoire ou la localisation géographique. Ces quelque trente ans de recul sur la création d’entreprises d’insertion ou de réinsertion, les paradoxes et effets pervers soulevés par leurs détracteurs, nous les avons vécus de l’intérieur et avons tenté, de diverses manières, d’apporter des correctifs et, finalement, des approches nouvelles. La démarche de plus en plus holistique que nous évoquons ici comprend du reste de nombreux volets d’intervention complémentaires, qui ont un caractère expérimental. La réinsertion professionnelle n’est qu’un des chemins, privilégié — mais jamais exclusif! — développés dans le cadre de notre travail pour contribuer à la réinsertion, dans son sens le plus global. Le mariage de l’exigence économique avec l’effet de passerelle sociale (et donc de portier 18 en pensant à l’entrepreneur de ce type de structure) que doit constituer l’activité de réinsertion professionnelle, proche de celle de «relais» qui se trouve donc au centre de nos préoccupations, en raison des difficultés rencontrées jusqu’ici, puisque ces ambiguïtés sont aussi celles que les personnes toxicodépendantes devront en fin de compte surmonter.
Afin de rester critiques face à nos propres initiatives, nous ne voyons pas d’autres moyens que de dialoguer et d’échanger sur les connaissances et les expériences aussi diverses que possible 19, d’une part avec des partenaires du secteur social ailleurs en Suisse, en Europe et dans le monde (afin d’échapper au confinement d’une vision ultra-locale) et d’autre part avec des partenaires forts de ce secteur, notamment dans le monde économique et dans les sphères associatives les plus variées. Cette extériorité à maintenir à tout prix s’est avérée nécessaire pour éviter l’auto-référencement et la complaisance; elle l’est probablement plus que jamais pour les défis à venir.