octobre 2003
Fabienne Comba, sociologue (Hospice général de Genève)
La Maison de l’Ancre est un foyer géré par l’Hospice général. Elle accueille des personnes dépendantes de l’alcool qui présentent des difficultés d’insertion socio-professionnelle. La première phase du séjour est axée sur des activités de groupe qui travaillent notamment le rapport à soi, à autrui, à l’alcool, à la verbalisation, au corps, à l’expression créatrice. La deuxième phase se centre sur la réinsertion socioprofessionnelle. Par la suite, les pensionnaires peuvent rejoindre la Résidence, structure qui permet de faire le lien entre le Foyer et le retour à un domicile indépendant.
Pour étudier le devenir des anciens pensionnaires de la Maison de l’Ancre, nous avons choisi une approche qualitative par entretien semi-directif, en vue de compléter les relevés statistiques 1 et les enquêtes catamnésiques 2 portant sur des personnes alcoolodépendantes suivies en établissement résidentiel. Il s’est agi de se mettre à l’écoute des anciens pensionnaires et de tenter d’appréhender leur témoignage de façon approfondie tant sur l’après séjour que sur la façon dont ils parvenaient (ou pas) à s’approprier les outils de changement travaillés à la Maison de l’Ancre. Ce choix méthodologique importe car, comme l’écrit Daniel Bertaux, «prendre en compte la charge d’humanité contenue dans tout témoignage sur l’expérience vécue éloigne certes la sociologie du modèle des sciences exactes, mais la rapproche de l’histoire et de l’anthropologie tout en renforçant sa vocation démocratique» 3. Durant les entretiens, le domaine le plus délicat à aborder s’est justement révélé être celui de la reconstitution de la relation que les anciens pensionnaires entretenaient avec l’alcool. Certains ont pu percevoir les questions posées à ce propos comme intrusives, voire comme prenant des allures de contrôle. Pour la chercheuse, revenir à la charge lorsque ces questions étaient mal ressenties ou détournées ne s’est pas avéré chose facile: un sentiment de s’être fait «avoir» par l’un ou l’autre des interviewés ayant usé d’habiles techniques d’évitement est ressorti parfois, au moment de l’entretien ou lors de la phase d’analyse. C’est pourquoi nous avons choisi de lier l’analyse de ce qui s’est passé pour les anciens pensionnaires de la Maison de l’Ancre après leur séjour aux manières qu’ils ont eues de dire leur parcours. Pour les anciens pensionnaires, accepter de témoigner de cette période de leur vie — et pas seulement de leur attitude envers l’alcool — n’est pas un fait anodin! Cela leur demande de reconstituer des faits parfois éloignés dans le temps et de revenir sur des sentiments douloureux qui leur sont associés et qui peuvent ressortir incidemment à l’évocation de telle ou telle situation. Leur récit les amène ainsi à se décrire et à se situer dans leur rapport à eux-mêmes, à l’alcool, aux autres, etc.
Entre août 1997 et février 2000, 49 personnes sont sorties de la Maison de l’Ancre. Un an après, nous les avons contactées. Quatre personnes ont refusé de nous accorder un entretien, 21 n’ont pu être atteintes et 3 étaient décédées entre-temps. 21 personnes ont accepté, 3 femmes et 18 hommes, âgés de 33 à 60 ans, dont la durée de séjour allait de 2 semaines à 6 ans, avec une durée moyenne de 7 mois. La plupart avaient déjà fréquenté une ou plusieurs institutions du système sanitaire ou judiciaire genevois pour des problèmes de surconsommation d’alcool, et ce à une ou à plusieurs reprises.
Evoquant les circonstances ayant précédé leur séjour, les pensionnaires se positionnent différemment quant à leur implication dans la démarche de soins entreprise. Il y a tout d’abord les pensionnaires qui sont peu, voire pas du tout, partie prenante de la démarche de désaccoutumance. Nous les avons nommés les «peu concernés». Ce phénomène est bien connu des lieux de prise en charge de personnes alcooliques, qui accueillent souvent des gens brisés, incapables d’envisager l’avenir, parfois même dépossédés du projet vital de se soigner 4.
«Je suis resté à Belle-Idée cinq jours. Après ils ont pris la décision de m’emmener à la Maison de l’Ancre. C’est mon psychiatre qui m’a dit de venir, j’étais un peu plus en sécurité.»
Un deuxième groupe est constitué de pensionnaires appelés les «ambivalents». Ils donnent des raisons variées à leur séjour. Leur attitude oscille entre le fait de s’engager dans la démarche de soins et celui de s’y être vus contraints, pour divers motifs: soit ils ont demandé à bénéficier de l’article 44 du Code pénal, afin d’éviter l’emprisonnement lié à des surconsommations d’alcool ayant des suites judiciaires; soit ils estiment avoir été mal informés quant à leur contribution financière au séjour; soit leur employeur a fait pression pour qu’ils se soignent.
«Ça vient de la direction du travail. Parce que ça a été pris sur l’alcool. Or c’était impossible parce que la perte d’équilibre m’est arrivée à 11 heures et demi du matin et je ne fais jamais de pause. Je ne sors pas au café, donc c’était impossible! Et puis, de fil en aiguille, j’ai abouti à la Maison de l’Ancre. Pour moi, c’est du passé et j’essaie de l’oublier le plus possible.»
Une troisième catégorie, les «impliqués», représente la moitié des pensionnaires rencontrés qui s’approprient la démarche, de façon plus ou moins accentuée. Globalement, ils ont une plus grande facilité à s’exprimer ou, autrement dit, des résistances moins fortes à revenir sur les circonstances particulières, souvent à caractère dramatique, les ayant conduits à entamer leur séjour. Pour plusieurs, leur admission s’est jouée en terme de vie ou de mort, symbolique et objective, physique ou sociale.
«J’en avais marre d’en avoir marre. Et pis, c’était le moment, sinon j’étais foutu.»
Les «impliqués» parlent plus ouvertement de leur trajectoire de vie, laquelle est fortement marquée par l’idée de perte. Cela ne signifie pas que les pensionnaires des deux autres catégories n’en aient pas vécu, mais plutôt qu’ils sont moins en mesure de les verbaliser. Ils évoquent ainsi les pertes affective, professionnelle, sociale, matérielle; la perte des capacités physiques ou psychiques, l’altération de l’état de conscience; la perte de maîtrise de la consommation d’alcool et la rechute; la perte des capacités à entrer en relation avec autrui ou à s’occuper de ses proches; la perte de la dignité associée à l’idée de déchéance et à la crainte du regard que les autres portent sur eux; la perte de la relation à soi-même.
«J’étais au bout du rouleau physiquement et nerveusement […] Mon seul loisir somme toute c’était ma bouteille […] J’étais complètement à côté de moi hein.»
S’agissant du long processus de désaccoutumance, entamé ou poursuivi à la Maison de l’Ancre, on observe qu’un an après leur sortie les pensionnaires ont des comportements variés envers l’alcool. Sur 21 anciens pensionnaires rencontrés, 9 sont parvenus à une «amélioration réelle» de leur consommation: soit en maintenant une abstinence totale d’alcool (4 personnes), soit en consommant de l’alcool de manière ponctuelle ou de façon très limitée en nombre et en durée (5 personnes). Ils parviennent à ce résultat très encourageant alors qu’antérieurement la plupart avaient sollicité le réseau alcoologique genevois à de multiples reprises et durant de nombreuses années. La plupart d’entre eux continue d’ailleurs à y recourir après la sortie de la Maison de l’Ancre, que ce soit ponctuellement ou de manière plus suivie, dans le but de consolider leur motivation au maintien de l’abstinence. Dans leur discours, le passage à la Maison de l’Ancre est présenté comme une période charnière c’est un repère qui permet de situer un avant et un après dans leur parcours de vie et leur relation à l’alcool. Un avant alcoolisé où leur vie était chaotique et leur santé en danger. Et un après où leur rapport à l’alcool s’est profondément modifié, même s’il s’avère encore tourmenté et difficile pour certains.
«Il y a eu de grands changements dans le sens où j’ai pu structurer ma pensée, structurer ma vie, ne pas aller au gré du vent quoi, ne pas être larguée, quoi! J’ai retrouvé une espèce de fonctionnement de pensée un peu plus centré. Et je me suis aperçue que ça valait le coup que je reste en vie.»
Ils se sont réapproprié des occupations et des hobbies qui les relient à un rythme et donnent un sens à leur vie (entretien et aménagement de son chez-soi, dessin, peinture, marche, formation personnelle, lecture, relaxation, etc.). Il y a reconquête de la gestion du temps et de l’espace, du lieu de vie, du rapport au corps, à l’hygiène, à l’alimentation. Il y a parfois amélioration des relations avec les proches ou, encore, revendication d’une vie assumée et menée de manière indépendante.
«Pour le moment j’exclus une relation plus approfondie dans le sens amoureux. C’est la première fois de ma vie où je suis maître de mes actes, que je dois pas donner ni recevoir des explications. Alors il y a des contraintes parce qu’il faut s’habituer à vivre comme ça, c’est pas évident. Mais je tiens à cette espèce de liberté, pour le moment.»
Mais il ne faut pas s’y tromper. Le contentement d’un pensionnaire à raconter le maintien de son abstinence avec force détails peut «virer» abruptement et son récit prendre des allures dramatiques à l’évocation d’un endettement massif au cours de l’année qui a suivi son séjour. Les spécialistes parlent dans ce type de cas de vases communicants, la dépendance à l’alcool se transformant en comportement addictif à l’argent, par exemple. Huit pensionnaires admettent sans conteste avoir repris une consommation «régulière», soit de façon continue, soit par alternance de «périodes mouillées» et de «périodes sèches». Leur problème porte davantage sur le fait de banaliser certaines réalcoolisations, d’éprouver des difficultés à en décrypter les motifs et à en décrire les conséquences.
«Au début, disons je buvais pas, j’allais pas chercher de l’alcool ni rien. Peut-être que je buvais une bière comme ça de temps en temps.»
Ce phénomène s’explique en partie par l’intoxication éthylique qui perturbe leurs facultés mnésiques et leurs capacités à se repérer dans le temps, dans l’espace, dans le rapport à eux-mêmes et aux autres. Même s’il y a banalisation de la reconsommation, leurs récits comportent de nombreuses allusions à leurs sentiments de culpabilité, de honte 5 et de perte de respect d’eux-mêmes.
«J’ai peur de rencontrer des gens. Rien que de prendre mon sac où y’a que deux bouteilles dedans, ça fait sling ling ling. J’ai honte! Mais pfff ça passera.»
Ils utilisent parfois, à plus ou moins bon escient, les techniques apprises à la Maison de l’Ancre, ou auparavant, pour faire face aux envies de boire de l’alcool. Ils évitent les amis et les lieux favorisant la consommation, ne font pas entrer de l’alcool chez eux, etc. Une partie d’entre eux éprouve des difficultés à couper avec des relations sociales qui favorisent leurs envies de boire de l’alcool.
«Dimanche passé, j’ai été à un mariage. Ben là aussi on a bu deux, trois… on a bu aussi le coup, mais moi de temps en temps je me mettais un verre d’eau, un jus d’orange. Et puis après je rebuvais un coup de rouge, mais tranquille.»
Le passage à la Maison de l’Ancre n’a pas profondément modifié leur mode de vie et leur comportement envers l’alcool. Il n’y a pas d’avant et d’après la Maison de l’Ancre. Et il n’y a pas non plus une mise en avant satisfaite d’une autonomie retrouvée. Leurs récits sont peu détaillés, ils restent souvent évasifs ou allusifs ou encore fourmillent de formules toutes faites. C’est ainsi que des difficultés transparaissent quant à la gestion de la vie quotidienne — ménage, paperasses administratives, etc. — ou par rapport au temps, au sommeil, à la santé, à la solitude. Peu d’activités ou d’intérêts les occupent et l’ennui semble parfois totalement les paralyser. Quatre pensionnaires ont une relation à l’alcool que nous avons qualifiée de «dissimulée». Au fil de leur récit, ils racontent incidemment avoir reconsommé de l’alcool. Mais, lorsqu’il s’agit d’approfondir le sujet, ils font montre de très fortes réticences et usent de divers moyens pour éluder la question. L’une de ces personnes se défend même d’avoir présenté un quelconque problème d’alcool au moment de son entrée à la Maison de l’Ancre et a conservé cette attitude de déni tout au long de l’entretien. Des contradictions apparaissent néanmoins au fil de leur témoignage.
« Moi j’ai arrêté complètement depuis la Maison de l’Ancre. Mais comme tout le monde, ben je peux reconsommer un petit peu d’alcool. Ce qui est mauvais, c’est régulier, chaque jour ou presque.»
Le fait que ces pensionnaires ressentent de la gêne à parler de leur consommation, tentent de détourner la conversation et restent sur la défensive indique que leur rapport à l’alcool reste sensible et qu’il est toujours vécu par eux comme un phénomène honteux et stigmatisant.
De façon générale, c’est dans la catégorie des «impliqués» que l’on trouve le plus de pensionnaires ayant réussi à s’abstenir d’alcool ou à le tenir à distance malgré un ou quelques épisodes de réalcoolisation. Ils parviennent plus aisément à analyser les situations à risque de réalcoolisation, à parler des circonstances de reconsommation éventuelle après leur séjour, à décoder émotions et sentiments qui s’y rattachent, à utiliser les outils acquis lors de leur séjour pour y faire face et à entreprendre des démarches pour ne pas «retomber» durablement dans la réalcoolisation. Faire preuve d’une capacité d’introspection, parler avec peu de réticences de son expérience alcoolique et de sa vie personnelle, retrouver un rythme et des intérêts de vie sont autant d’éléments qui indiquent l’acquisition et la conservation d’une distance suffisante envers l’alcool, soit pour s’en passer durablement, soit pour ne pas y «replonger» de façon déstructurante. Inversement, les pensionnaires «ambivalents» ou «peu concernés» par le traitement entrepris éprouvent plus fréquemment des difficultés à s’abstenir de consommer de l’alcool à leur sortie de la Maison de l’Ancre. Globalement, ils connaissent des problèmes plus importants d’expression et leur «appareil à causer» est souvent grippé 6. Ils usent de clichés ou tentent d’éviter le sujet, non pas lorsqu’il s’agit «d’avouer» la reconsommation d’alcool — tous prennent les devants et l’annoncent avant même que la question ne soit posée! — mais lorsqu’il s’agit d’en préciser le contexte, les motifs ainsi que les différentes façons d’y faire face.
Les anciens pensionnaires ont connu d’importantes ruptures dans leur parcours de vie: celles-ci touchent à leur identité, que ce soit au niveau objectif — déclassement professionnel, glissement progressif vers un statut d’assisté, conflits familiaux, problèmes de santé, etc. — et sur le plan plus subjectif — sentiments de dévalorisation, d’infériorité, de rejet, de honte.
Revenant sur leur trajectoire récente, ils en viennent à se définir eux-mêmes, sans que cela leur soit demandé. Ces auto-désignations constituent un facteur majeur de compréhension de leur rapport à l’alcool et de leur identité. La moitié des pensionnaires se présentent avant tout comme étant alcooliques ou ayant connu de graves problèmes d’alcool. Une gradation existe toutefois dans cette façon de parler de soi. Plusieurs récits déroulent le processus progressif et douloureux de conscientisation et d’intégration de cette désignation. Cet étiquetage est attribué au départ par d’autres, professionnels ou entourage. Il y a également des allers et retours dans la manière de se désigner ainsi, qui font partie du processus d’acceptation de ce qualificatif et de cette part de leur identité. A l’extrême, quelques-uns revendiquent et s’approprient cette identité de manière ostentatoire.
«J’ai une chance phénoménale d’être un alcoolique. Alors si j’avais pas été alcoolique, j’aurais mal vécu dans ma peau, avec le peu d’estime de moi que j’avais, toute ma vie ben ça aurait pas été le pied.»
Des pensionnaires se définissent sur deux registres à la fois. Selon les situations, ils utilisent l’étiquette alcoolique ou l’étiquette psychiatrique (dépressif, borderline, etc.). A contrario, d’autres ne se reconnaissent en aucune façon sous ce terme d’alcoolique et le rejettent comme une stigmatisation insupportable. D’autres encore ne donnent à aucun moment un qualificatif d’eux-mêmes ayant trait à leur rapport à l’alcool, comme s’ils n’étaient pas en mesure de se situer d’une quelconque façon ou d’accepter cet étiquetage humiliant. L’usage de ces qualificatifs, ou leur rejet, est à mettre en lien avec le phénomène d’intériorisation vécu par les pensionnaires des termes que les professionnels, les associations néphalistes ou leur entourage emploient à leur égard. L’utilisation du terme «maladie alcoolique» permet sans doute de désamorcer les représentations sociales d’ivrognerie, de clochardise et de déchéance malheureusement encore associées à l’alcoolodépendance. La notion de maladie favorise les processus de déculpabilisation et de déhontisation. Proposer une telle façon de se définir à des personnes confrontées à des problèmes identitaires importants n’est cependant pas dénué d’inconvénients: cela peut alimenter leur confusion entre le fait d’appartenir au groupe des personnes alcoolodépendantes et le fait de s’y identifier, une identification qui pourrait contribuer à gommer leur individualité. Il existe toutefois une forte ambivalence entre le fait de se présenter comme «alcoolique» auprès d’un tiers inconnu (qui, par exemple, les contacte pour parler de la Maison de l’Ancre et donc de leur rapport à l’alcool) et le fait d’être assimilé aux autres pensionnaires de la Maison de l’Ancre et à leurs caractéristiques négatives. Les compagnons de séjour offrent en miroir une image de l’alcoolique qui leur est souvent insupportable. Cela suscite des comparaisons, des critiques et des attitudes de rejet marquées. Cette réaction n’est pas propre aux pensionnaires de la Maison de l’Ancre; elle a été repérée dans le cas des individus socialement stigmatisés et amenés à se côtoyer de près (prisonniers, orphelins, handicapés, etc.) 7.
«Eux c’était totalement différent d’avec moi. Ils avaient besoin [de la Maison de l’Ancre], parce que s’ils étaient lâchés dans la nature, ils allaient où? Pas d’appartement, pas de travail, rien du tout.»
Le regard que certains pensionnaires portent sur ceux qui se sont réalcoolisés lors du séjour ou par la suite peut être très dur. A la rechute est associée la notion de chute, ainsi que tous les spectres qui l’accompagnent: maladie grave, déchéance physique, dépression, hospitalisation, isolement, marginalisation, clochardisation et finalement la mort. Les causes de la consommation d’alcool des autres pensionnaires sont alors scrupuleusement évaluées, parfois avec une grande sévérité en reproduisant des représentations sociales négatives de la personne alcoolique.
Dans le vécu des personnes alcoolodépendantes, la solitude s’installe progressivement, la relation avec ce psychotrope coupe toute véritable possibilité de relation avec autrui. Le profil de marginalisation affective des pensionnaires évolue peu entre l’admission à la Maison de l’Ancre et le moment de l’entretien: un tiers vit en couple et deux tiers seuls. Un an après la sortie, les pensionnaires vivant en couple connaissent pour la moitié d’entre eux des difficultés relationnelles et plusieurs évoquent de forts liens d’interdépendance entre eux et leur conjoint ou partenaire (financier, administratif, permis de séjour, etc.).
Parmi ceux qui vivent seuls, la moitié n’envisage pas de relation sentimentale dans l’immédiat, par crainte d’un nouvel échec, en raison de la difficulté à faire confiance à autrui et à soi-même ou par désir d’apprendre à vivre de manière indépendante. Ils éprouvent aussi de la honte à l’idée de s’ouvrir à une personne récemment rencontrée et à lui dévoiler leur histoire alcoolique ou la précarité de leur situation.
«Oui j’ai des connaissances, mais si vous dites «je suis à l’AI, je bosse pas, patati patata…», ça les intéresse plus! Quand on n’a plus de situation professionnelle ou tout ça, on devient des… comment… on devient un peu comme des exclus.»
Les «entretiens de proches» effectués lors du séjour à la Maison de l’Ancre ont apporté des modifications sensibles et précieuses dans leurs relations avec l’entourage: dans un quart des situations, il y a reprise de contact avec les enfants, réappropriation de leur place dans la configuration familiale ou encore clarification de la relation avec le conjoint, le partenaire ou la fratrie. Le soutien de la famille fluctue fortement en fonction des pensionnaires. Ceux qui ont moins de 40 ans signalent assez fréquemment l’apport d’un soutien financier, moral ou pratique de la part de leurs parents. Mais seule la moitié des anciens pensionnaires ayant des enfants adultes entretient avec eux des relations suivies et valorisantes. La fratrie apporte un soutien dans un quart des situations. De fait, les amis sont la source d’aide la plus fréquente, mentionnée dans la moitié des cas. Pourtant les amitiés se résument à une ou deux personnes, rarement plus. Cet aspect se confirme par des activités de loisirs plutôt solitaires. Si, par le passé, il y a eu ruptures avec la famille, les amis ou les connaissances, la question du renforcement du réseau social des anciens pensionnaires ou de sa reconstitution se pose avec acuité. Recontacter ce réseau peut signifier retrouver des habitudes et un mode de vie avec alcool peu favorables au maintien de l’abstinence. Favoriser les contacts et la solidarité entre anciens pensionnaires est une option encouragée par la Maison de l’Ancre et perçue positivement par quelques-uns d’entre eux qui prennent plaisir à se revoir. Pour d’autres, ces contacts font resurgir des souvenirs désagréables; ils craignent aussi de se faire entraîner à aller boire un verre et, d’une certaine façon, d’être «contaminés» 8 à nouveau.
«Je retombais toujours dans le piège. La plupart du temps en rencontrant un copain de parcours. On va boire un café? Oui, on va boire un café, mais allez on boit un petit coup, on commence par une bière, c’est toujours la même histoire.»
S’agissant du statut socio-professionnel, on observe un phénomène de déclassement des pensionnaires par rapport au marché de l’emploi, entre le dernier emploi exercé et leur admission à la Maison de l’Ancre. Un an après leur sortie, la distance au marché du travail s’est accentuée et le recours aux aides mises en place par le système de protection sociale s’est accru: 8 personnes sont bénéficiaires d’une rente AI, 5 sont assistées par l’Hospice général, 2 sont au chômage et 6 ont un emploi instable ou régulier, dont deux d’entre elles ont connu de graves problèmes de santé avec arrêt de travail de plusieurs mois. Les pensionnaires au chômage à leur arrivée à la Maison de l’Ancre connaissent deux trajectoires divergentes. Soit il y a un retour progressif et semé d’obstacles vers des emplois de type instable et précaire — situation qui ne favorise pas le maintien de l’abstinence. Soit il y a un glissement vers l’assistance, plutôt que vers le RMCAS, en raison de l’incapacité à reprendre une activité professionnelle dans l’immédiat. Il y a, par ailleurs, un passage progressif des personnes assistées vers l’AI, ce qui leur permet à tout le moins de stabiliser leur situation financière et de se réaffilier à un système assurantiel. Cette stabilisation est d’importance étant donné la forte précarité de leur situation antérieure. Les processus de déclassement professionnel vécus par les anciens pensionnaires entraînent une série de remises en question de leur identité personnelle, professionnelle et sociale. La transition «vers le bas» d’un statut à l’autre, de même que la nécessité de recourir aux prestations sociales, sont décrites comme étant de l’ordre de l’épreuve; les valeurs liées au travail restent fortement ancrées et valorisées, tant au niveau de notre société que de la part de nombreux anciens pensionnaires. Plusieurs personnes expriment leur besoin d’être utiles et luttent contre ce que Robert Castel nomme la désaffiliation, lorsque «les individus ne sont plus inscrits dans des régulations collectives, qu’ils ont perdu leurs assises ou leurs supports et qu’ils se mettent à flotter parce qu’ils n’ont plus de repères» 9. Des anciens pensionnaires font état de sentiments d’exclusion et d’inutilité au monde 9, qu’ils relient à leur problématique d’alcool ou à leur statut social diminué.
«Des fois, je vais promener le chien du salon de toilettage ou si je peux rendre service, si je peux être utile à quelqu’un je le fais volontiers, bénévolement. Parce que si je sais recevoir, je sais aussi donner. Vous comprenez ce que ça veut dire ça, seulement recevoir et pas savoir donner aussi, c’est pas mon genre.»
Un an après la sortie, l’occupation et la réinsertion socio-professionnelle par le biais de stages ou d’activités en ateliers protégés ne restent effectives que pour 3 des 6 personnes qui en ont bénéficié. Les problèmes de santé physique, la reprise de la consommation d’alcool et des difficultés d’ordre psychique sont les motifs évoqués pour expliquer l’interruption de ces occupations. Les pensionnaires qui les poursuivent reconnaissent que ces activités les aident à maintenir leur équilibre psychique ou à s’occuper et passer le temps. Ils restent toutefois sensibles au fait que ces occupations regroupent des gens présentant des difficultés sociales ou psychiques qui peuvent faire écho à celles qu’ils vivent eux-mêmes, et qui peuvent se révéler difficiles à supporter.
Le passage à la Maison de l’Ancre représente une période, au sein d’une longue série de démarches, passées ou à venir, pour essayer de sortir de la dépendance à l’alcool. Et ce, tant pour les personnes ayant modifié leur relation à l’alcool que pour celles ayant repris leur consommation par la suite. Tous les anciens pensionnaires disent être suivis au niveau somatique par un médecin de ville ou par l’Hôpital cantonal. Suite à leur passage à la Maison de l’Ancre, plus du tiers ont utilisé le système de santé genevois: hospitalisations ou suivis ambulatoires à l’Hôpital cantonal pour des atteintes somatiques graves, hospitalisations à Belle-Idée, courts séjours au Petit-Beaulieu ou à la Maison de l’Ancre. Plus du tiers d’entre eux se sont rendus à l’unité d’alcoologie de la division d’abus de substances des HUG (Hôpitaux universitaires genevois) pour consulter un médecin ou participer aux divers groupes existants. D’autres ont été suivis par un psychiatre ou un psychologue privé. Enfin, deux tiers des pensionnaires reçoivent l’aide régulière d’une assistante sociale. La Maison de l’Ancre dispose d’une cafétéria ouverte au public, qui permet aux anciens pensionnaires de rester en contact avec les professionnels ou avec les pensionnaires, sans avoir à s’engager dans une démarche plus impliquante. Mais même ces visites informelles ne sont pas anodines et le rapport à l’alcool reste toujours présent à l’esprit.
«Il n’y a pas longtemps, j’y ai été, mais bien! J’étais pas… J’ai été exprès nickel! Voilà. J’ai bu deux ou trois cafés.»
Le rôle de la Maison de l’Ancre, celui du réseau spécialisé en alcoologie, ainsi que celui des autres intervenants du système socio-sanitaire sont centraux: le processus de changement entamé nécessite un encadrement modulable sur le long terme. Il arrive d’ailleurs que ces professionnels soient les seules personnes avec lesquelles certains pensionnaires ont des contacts suivis, tant leur réseau social est limité et leurs liens avec le monde du travail distendus ou inexistants. Il importe qu’ils se relaient et proposent des formules d’accompagnement variées.
«C’est pas fini, parce que des rechutes je vais en faire encore, j’en suis sûr. Mais chaque fois, je me durcis un peu plus à ce niveau-là, au niveau alcool. Mais c’est toujours des rechutes, même si on boit qu’un verre, faut pas se leurrer…»
Une fois encore, il faut souligner la complexité du phénomène de l’alcoolodépendance et le temps nécessaire pour s’en dégager. Les rechutes font partie intégrante du processus de rétablissement qui conduit une personne à se libérer d’une addiction. Comme le relève Joakim Körkel à propos de l’alcoolodépendance, «à long terme du moins, les rechutes constituent bien la règle et non l’exception. De toute évidence, s’il faut des années pour qu’une personne s’installe dans la dépendance, il lui faudra également des années — en passant par des rechutes — pour s’en libérer» 10.
Les études menées par Prochaska et DiClemente, citées par Körkel 11, montrent qu’il en va de même pour d’autres dépendances, dont celle à la nicotine: des personnes bien décidées à arrêter de fumer s’y reprennent en moyenne à 5 fois avant de s’en passer durablement! Dans le cas des pensionnaires de la Maison de l’Ancre, ces données contribuent à dédramatiser les situations de réalcoolisation, sans toutefois les banaliser et en annuler les dangers. Les pensionnaires qui ont profondément modifié leur comportement envers l’alcool avaient sollicité le réseau alcoologique et sanitaire à de multiples reprises et sur de longues années avant de séjourner à la Maison de l’Ancre. Cesser de boire et se rétablir signifient transformer sa vie dans ses multiples aspects! Changer nécessite du temps. La consolidation de ce changement implique aussi de poursuivre le recours au réseau genevois spécialisé en alcoologie. Pour les personnes dont le rapport à l’alcool s’est peu ou pas modifié, l’encadrement social et médical s’avère nécessaire, voire indispensable dans certains cas; les professionnels qui les suivent sont parfois les seules personnes sur lesquelles elles disent pouvoir compter en cas de problème important. La question du renforcement du réseau amical et social se pose, car il demeure souvent très réduit; il en va de même des activités bénévoles ou des stages proposés à la sortie de la Maison de l’Ancre. Il s’agit de réfléchir à la mise en place de stratégies supplémentaires afin de renforcer ou de développer la réinsertion sociale de ces personnes sur le long terme.