décembre 2016
François Beck (OFDT), Raphaël Andler (Inpes) et Aurélie Lermenier-Jeannet (OFDT)
En 2014, un quart de la population française âgée de 15 à 75 ans a essayé la cigarette électronique et près de 3% des personnes l’utilisent quotidiennement (Andler et al., 2015). Parmi les 6% d’usagers actuels de la cigarette électronique (vapoteurs), une large majorité sont des fumeurs quotidiens (75%) ou occasionnels (8%). En population adulte, l’usage exclusif de la cigarette électronique reste un comportement très rare : seuls 0,1% des 15-75 ans vapotent actuellement sans avoir jamais fumé de tabac (ou juste pour essayer) et 0,9% sont des vapoteurs anciens fumeurs. Les taux sont du même ordre de grandeur parmi les jeunes adultes.
Parmi ces consommateurs de tabac et vapoteurs (dits « vapofumeurs »), plus de huit sur dix ont déclaré qu’une de leurs motivations d’usage est que la cigarette électronique pourrait les aider à arrêter de fumer (ou à maintenir l’arrêt pour les ex-fumeurs). C’est la motivation la plus fréquente, loin devant l’aspect financier ou le fait de pouvoir vapoter dans les lieux où il est interdit de fumer (Andler et al., 2015). Par ailleurs, 82% des vapofumeurs déclarent que l’e-cigarette leur a permis de réduire leur consommation de tabac. Les ventes de traitements pour l’arrêt du tabac ont d’ailleurs connu en 2013 et 2014 un net recul alors qu’elles progressaient sans arrêt depuis 2008 (Janssen et al., 2015). L’e-cigarette a donc acquis l’image d’un outil d’aide au sevrage auprès des fumeurs, qui en sont les principaux utilisateurs, et plus généralement celle d’un outil de réduction des risques. En effet, les deux tiers des vapofumeurs et 80% des ex-fumeurs de tabac vapoteurs utilisent l’e-cigarette car ils la considèrent moins nocive que la cigarette.
Or, les questions sont encore nombreuses sur son impact réel, tant en termes de sevrage tabagique que d’innocuité pour la santé, notamment à long terme. En effet, par manque de recul, le rapport bénéfices/risques de la cigarette électronique reste encore à établir. Son efficacité pour aboutir à un sevrage total du tabac n’a pas encore été démontrée par rapport aux substituts nicotiniques (Bullen et al., 2013) et son effet sur la morbidité et la mortalité liée au tabac restera limité si les vapoteurs continuent de fumer par ailleurs, même en moins grande quantité qu’avant, ce qui semble être le cas en France. Il faut rappeler que l’impact du tabagisme sur la santé, en particulier sur le cancer du poumon, est davantage lié à sa durée qu’à la quantité de tabac fumé. (Doll et Peto 1978, Flanders et al. 2003) Ainsi, la diminution de la consommation de tabac grâce à l’e-cigarette serait surtout bénéfique si elle était une étape vers un sevrage complet. La simple réduction de la quantité de tabac fumé grâce à la cigarette électronique, comme politique de réduction des risques constitue de ce fait un objectif de santé publique controversé. Néanmoins, l’intensité de la consommation de tabac reste un facteur de risque de cancer du poumon, notamment parmi les « petits fumeurs ». (Lubin et al. 2006) Par conséquent, les fumeurs n’ayant pas l’intention d’arrêter pourraient bénéficier d’une diminution de leur consommation via l’utilisation de l’e-cigarette.
Selon l’avis du Haut conseil en santé publique (HCSP, 2014), la cigarette électronique pourrait, par son mimétisme avec la cigarette de tabac (« fumée », gestuelle, présence de nicotine le cas échéant, etc), contribuer à « renormaliser » l’acte de fumer et constituer, en particulier pour les plus jeunes, une porte d’entrée vers la dépendance à la nicotine et le tabagisme. Toutefois, les premiers résultats des enquêtes récentes montrent que cela ne semble pas être le cas. (Spilka et al., 2015) En 2014, un adolescent de 17 ans sur deux déclare avoir essayé la cigarette électronique mais seuls 2% disent l’avoir utilisé quotidiennement au cours des 30 derniers jours. À l’instar de ce qui est observé en population adulte, l’usage exclusif de la cigarette électronique est un comportement rare à 17 ans, 2% d’entre eux vapotant actuellement sans avoir jamais fumé de tabac et 9% étant des vapoteurs anciens fumeurs. (Spilka et al., 2015) Cependant, au regard du nombre de cigarettes fumées quotidiennement par les adolescents qui utilisent également l’e-cigarette (un quart des vapoteurs quotidiens fume plus de 10 cigarettes par jour), l’usage de la cigarette électronique parmi les plus jeunes ne semble pas lié à une intention d’arrêter ou de limiter son tabagisme. Ces résultats tendraient à corroborer des travaux menés aux États-Unis montrant que, parmi les jeunes, le vapotage n’était le plus souvent pas lié à une intention d’arrêter le tabagisme (Sutfin et al., 2013) mais plutôt de diminuer celui-ci, les plus enclins à vapoter étant ceux qui percevaient une graduation dans la dangerosité du tabac en fonction de l’intensité de son usage (Ambrose et al., 2014).
Sur la question de la cigarette électronique comme porte d’entrée au tabagisme, de nombreuses études internationales récentes montrent que c’est surtout parmi les adolescents que l’on rencontre des vapoteurs n’ayant jamais fumé de tabac, tandis que parmi les adultes, il s’agit presque toujours de fumeurs ou d’anciens fumeurs (Carroll Chapman et Wu, 2014). Une récente controverse a opposé un rapport britannique relativisant la dangerosité de la cigarette électronique et proposant explicitement de recommander cet outil pour lutter contre le tabagisme (Eastwood et al., 2015) à des résultats d’enquêtes menées aux Etats-Unis auprès de collégiens et montrant le caractère incitatif au tabagisme pour les jeunes étudiants (Leventhal et al., 2015 ; Barrington-Trimis et al., 2015).
À l’image des instances européennes (Parlement européen, 2014) et internationales (OMS, 2014) qui, face au manque d’assise scientifique, encouragent une régulation du marché et l’information des utilisateurs, la France reste prudente. Le Ministère des affaires sociales, de la santé et des droits des femmes avait, dès 2013, désigné l’Office Français de prévention du tabagisme (OFT) et un groupe d’experts pour rédiger un rapport sur la dangerosité de la cigarette électronique, alors que le phénomène était encore assez récent. Il s’appuyait sur des études ayant montré la présence de résidus de nicotine dans l’air ambiant, mais en quantité limitée qui ne présenterait qu’un très faible risque pour l’entourage (Dautzenberg, 2013).
Depuis, le Ministère a souhaité mieux encadrer l’usage de ce produit, notamment par le biais du projet de loi relatif à la santé de 2015, qui transpose en droit français les dispositions prévues par la directive 2014/40/UE sur les produits du tabac. À compter de mai 2016, la publicité pour les cigarettes électroniques et les liquides ou recharges contenant ou non de la nicotine serait interdite, quel que soit le support (y compris les affiches) et à l’exception de la presse professionnelle et des lieux de vente. Jusqu’à cette date, une circulaire rappelle que, dans les faits, toute publicité indirecte faisant référence au tabac ou à la notion de sevrage tabagique (médicaments par présentation) est prohibée.
Par ailleurs, ce projet de loi propose d’interdire le vapotage dans certains lieux publics (établissements scolaires ou destinés à l’accueil des mineurs, transports collectifs fermés, lieux de travail fermés et couverts à usage collectif)(Ministère des affaires sociales, de la santé et des droits des femmes, 2015). Depuis juin 2013, l’interdiction de vente s’applique par ailleurs, comme pour le tabac, à tous les mineurs, mais il apparaît difficile de s’assurer de sa bonne application sur un marché peu régulé. Enfin, soulignons que la Haute Autorité de Santé ne recommande pas le recours à la cigarette électronique, mais propose de ne pas décourager son usage chez les fumeurs qui l’utilisent déjà (HAS, 2014).
La France représente, avec le Royaume-Uni, le plus important marché de la cigarette électronique en Europe. C’est en effet dans ces pays qu’on compte le plus de personnes ayant expérimenté et utilisant actuellement l’e-cigarette en Europe, selon l’Eurobaromètre spécial 2015 (TNS Opinion & Social, 2015), enquête reposant sur de petits échantillons, mais qui est à ce jour la seule source de données comparatives sur l’e-cigarette au niveau européen. Le marché apparaît donc très dynamique, avec une multitude d’acteurs pour la fabrication comme pour la vente des dispositifs électroniques et des recharges : boutiques spécialisées, bureaux de tabac, supérettes, pharmacies (n’étant pas un dispositif médical ou un médicament et ne faisant pas partie de la liste des produits autorisés à la vente dans les pharmacies (article L.5125-24 du Code de la santé publique), elle ne devrait pourtant pas y être vendue), etc. Néanmoins, contrairement à ce qui semble se passer au Royaume-Uni, les industriels du tabac restent peu présents, malgré quelques lancements de produits pour tenter de concurrencer les professionnels du secteur. Ces derniers (producteurs et distributeurs) sont d’ailleurs réunis au sein de la FIVAPE (Fédération interprofessionnelle de la vape), syndicat qui agit pour le développement de la filière et défend ses intérêts au niveau national, européen et international. Par ailleurs, une association d’usagers de la cigarette électronique, l’Aiduce (Association indépendante des utilisateurs de cigarette électronique), s’est assez rapidement constituée, début 2013, pour témoigner de l’expérience des vapoteurs, notamment dans leur démarche d’arrêt du tabac ou de réduction de leur consommation.
Selon le cabinet d’études Xerfi, le marché de l’e-cigarette en France représentait 395 millions d’euros en 2014 (+ 44% par rapport à 2013), mais il devrait reculer en 2015 avec 355 millions d’euros. Toutefois, d’après ces prévisions, il continuerait à croître jusqu’en 2018, où il pourrait atteindre 450 millions d’euros (même si de nombreux facteurs – hausse des prix du tabac, interdiction de publicité de la cigarette électronique… – peuvent venir contrarier ces prévisions). Face à ces évolutions récentes, il apparaît nécessaire de mener de nouvelles enquêtes en population générale pour mesurer la volatilité du phénomène, ce qui sera fait dès 2016 dans le cadre du Baromètre santé de l’Inpes. Dans un contexte où les ventes de traitements d’aide à l’arrêt du tabac apparaissent en hausse (http://www.ofdt.fr/ofdt/fr/ tt150922.pdf), ces nouvelles données permettront de savoir comment évolue l’usage de la cigarette électronique en France.
Un récent rapport d’expertise sur la question de la légalisation de l’e-cigarette en Suisse (Blaser et Cornuz, 2015, voir aussi l’article page 2) reflète bien les différents enjeux autour de l’e-cigarette : ce produit est déjà très répandu mais pas suffisamment connu. Pour la quarantaine d’experts suisses auditionnés dans le cadre de cette étude, le lien entre vapotage et tabagisme reste flou et il apparaît de ce fait primordial de veiller à respecter un principe de précaution quant à son accessibilité et à sa visibilité, notamment parmi les jeunes, tout en reconnaissant un principe de prévention en direction des fumeurs. Face au tabagisme qui entraîne 78 000 décès par an en France (Ribassin-Majed, 2015), les autorités sanitaires françaises sont, comme leurs homologues suisses, partagées entre principe de précaution et volonté de ne pas se priver d’un outil de réduction des risques, déjà largement utilisé par les fumeurs. Elles alternent donc entre un discours réaliste (« ne pas décourager ceux pour qui ça marche ») et des mesures restrictives d’usage et de vente, sans toutefois le classer comme un produit du tabac ou comme un médicament. Au final, il convient de souligner que, comme dans toute réflexion sur la réduction des risques, l’expertise des usagers doit être mobilisée dans la perspective de trouver des solutions adaptées.