décembre 2009
Simon Darioli, Chef du Service de l'action sociale, Sion
En dix jours, la Foire du Valais à Martigny, écoule 100’000 litres de vin. Si l’on admet 200’000 visiteurs, adolescents, femmes, personnes âgées et professionnels de tous ordres (venus évidemment pour des raisons professionnelles) compris, cela représente une moyenne de 0,5 lt par personne et par visite… une vraie bacchanale… et encore on ne compte pas les hectolitres écoulés quotidiennement dans les manifestations d’après foire, celle-ci fermant ses portes à 21 h et la fête s’arrêtant à 2 h du matin, officiellement.
Attention, tout n’est pas laissé à l’abandon: à la sortie, sur la route, il faut s’attendre à des contrôles de police nombreux, la ligue valaisanne contre les toxicomanies tient un stand d’information au sein même de la foire et la manifestation dans sa globalité a obtenu le label «fiesta».
Il faut gérer les risques… sans remettre en cause la convivialité, certaine, et l’impact économique tout aussi certain de cette cérémonie cantonale. Je ne donne pas dans le sarcasme, ayant été moi-même fervent adepte de cette manifestation lorsque j’habitais Martigny.
Le Valais encaisse chaque année env. 1 million de la dîme de l’alcool dont CHF 600’000.- reviennent à la LVT pour financer ses actions de prévention des problèmes liés à la consommation excessive d’alcool.
S’il n’y avait plus de consommation d’alcool fort, la LVT perdrait CHF 600’000.- de revenus, ce qui serait négatif en terme de politique d’entreprise, ou alors ces 600’000.- francs devraient être repris par l’Etat, ce qui serait mauvais en terme de politique budgétaire publique.
Conclusion: la réduction de la consommation d’alcool fort est, à courte échéance, une mauvaise nouvelle pour le canton et pour la LVT. Mais on peut boire du vin…
À 27 ans, M. X, héroïnomane ayant déjà traversé quelques séjours carcéraux est intégré à un programme méthadone. Sa toxicomanie n’est pas résolue, mais il n’a plus besoin de voler, de trafiquer. Il arrive à se maintenir dans son emploi grâce à un employeur compréhensif. Il est devenu un toxicomane anonymisé, politiquement correct. S’il n’est pas guéri, il ne cumule plus les overdoses et les surinfections. À 60 ans, laminé, il entrera peut-être en EMS, prématurément vieilli, toujours pas guéri, avec un bilan d’existence socialement «normalisée».
Politique sociale, politique sanitaire, une interaction à trouver. Qu’est-ce qui relie le social et la santé? J’aborde la question avec un point de vue de non spécialiste, connaissant un peu la politique sociale, beaucoup moins les réflexions sur le domaine particulier des addictions, encore que j’y aie travaillé durant plus de douze ans. Mon ignorance relative apparaît comme un handicap. D’autres, beaucoup plus compétents, auraient avancé des analyses statistiquement et scientifiquement étayées, proposé des modèles. Je n’ai qu’une interrogation, perplexe et amusée, à formuler: 100’000 litres pour 200’000 entrées, c’est tout de même un chiffre significatif.
Premier point de repère pour avancer dans la réflexion: entre politique sociale et politique sanitaire, il y a un dénominateur commun, le terme politique. Mais qu’est-ce que la politique?
Prenons le rsique de revenir aux définitions premières.
La politique est l’art d’organiser la cité, en prenant en compte tout ce qui la constitue, c’est-à-dire son identité collective, qui doit être dans toute la mesure du possible, le reflet et la somme des identités individuelles. Si cet équilibre est rompu de manière trop flagrante, il se rétablit par la révolution ou démocratiquement, par le renversement de majorités.
La question se pose à tout politique, quel que soit le régime qui l’a investi de sa charge: comment concilier le bien commun et le bénéfice particulier? Même les pires dictateurs ne peuvent éluder la question par le recours à la force. Irrémédiablement, un jour ou l’autre, le rapport de force s’inverse.
La politique ne peut donc qu’être un exercice global qui intègre du mieux possible les visions sectorielles, les politiques particulières.
Il est intéressant de comparer les critères d’octroi d’une prestation sanitaire, qui ne souffre guère d’une remise en question, et ceux d’une prestation sociale, beaucoup plus flexibles. Un comportement à risque n’a guère d’incidence sur les choix thérapeutiques. Il peut par contre amener une réduction importante des prestations d’assurance. L’évolution des modalités d’application de l’assurance chômage ou de l’assurance invalidité de ces dernières années, ayant pour objectif déclaré la limitation des coûts, le démontre aisément.
Derrière ces disparités, c’est la notion de responsabilité individuelle qui est en jeu et elle n’est pas identique dans le domaine de la santé et du social. L’augmentation du chômage qui échappe totalement à la responsabilité propre des individus, se traduit par des propositions explicites de réduction de la durée d’indemnisation, ce qui touche directement les individus. Bien que les tentatives existent, les mêmes mécanismes ne peuvent se mettre en place aussi facilement dans le domaine sanitaire.
La politique sociale est donc indissociable de la notion de cohésion et de stabilité sociale. De la sécurité sociale à la sécurité publique, il n’y a qu’un pas que nous franchirons allégrement. Les deux visent un objectif assez proche: limiter les risques de déstabilisation de l’ensemble social découlant d’inégalités inacceptables, génératrices de troubles ou de comportements perturbateurs de l’ordre et de la sécurité publique. Dans les deux situations, il s’agit de limiter les facteurs d’insécurité.
Qu’est-ce qui en définitive relie les différentes politiques publiques grossièrement esquissées ici? On pourrait y ajouter la politique de l’environnement, celle des transports, celle de l’énergie. Il faut revenir à la définition première: la politique est l’art d’organiser la cité. Oui, mais en vue de quoi? De sa prospérité économique, simplement. Réducteur, direz-vous? Pas sûr… Toutes les politiques sectorielles ne peuvent se développer que dans la mesure où la collectivité est à même de les financer, et tout Etat constate à ses dépens qu’il ne peut dépenser que ce qu’il a encaissé par le biais de la fiscalité directe et indirecte. Sur quelles bases le fait-il? Le débat occupera encore quelques générations et ce n’est pas le propos de le discuter ici. Une chose est certaine, nous l’avons appris, ou tout au moins, nous devrions l’avoir appris: poussé à son extrême, le libéralisme conduit à la mort des politiques publiques. À son extrême, l’approche collectiviste aboutit à leur asphyxie, ce qui n’est guère mieux.
En quoi cela concerne-t-il le visiteur de la foire du Valais qui, dix jours durant et 355 jours encore dans l’année, n’a pas réussi à rester en dessous de la moyenne arithmétique et socialement admise de consommation ?
En quoi cela change-t-il le quotidien du toxicomane sous traitement à la méthadone qui, avant d’aller rejoindre son petit job, passe par la pharmacie du coin chercher son viatique prescrit?
Soyons honnêtes, en rien ou presque rien et ce presque rien, c’est nous, vous, moi, qui sommes appelés à mettre en œuvre des politiques publiques, forcément sectorielles, forcément contradictoires avec d’autres politiques publiques. Au jour le jour, il n’y a guère d’autre issue que d’accepter le compromis et de grignoter des parts de liberté d’action et les moyens de les mettre en œuvre.
Au-delà de toutes les contradictions, deux modes d’approche, l’un tactique et l’autre plus fondamental me paraissent possibles.
Toutes les politiques publiques ne sont que la somme des engagements individuels exprimés dans les actes quotidiens ou dans l’urne. On aimerait bien que les choses soient plus simples, mais si elles l’étaient, aurait-on le même désir de lutter et le même plaisir de vivre? On aimerait surtout pouvoir s’appuyer sur des réponses toutes faites, sur des modèles rassurants, renvoyer la responsabilité sur d’autres épaules.
L’interaction entre politique sanitaire et politique sociale passe inévitablement par la prise en compte des contradictions qui peuvent opposer intérêt public et liberté individuelle. Entre les deux, la politique essaie de trouver le chemin le plus juste. Cette voie est plus une question qu’une réponse. Elle est peut-être à chercher chez Albert Camus: «Sachons prendre la justice dans ce qu’elle a d’humain, sans la transformer en cette terrible passion abstraite qui a mutilé tant d’hommes.(..) Que serait la justice sans la chance du bonheur? (..) Naturellement, c’est une tâche surhumaine mais on appelle surhumaines les tâches que les hommes mettent longtemps à accomplir. Voilà tout.»