décembre 2009
Alfred Uhl, coordinateur de la recherche et documentation en prévention des addictions de l'Institut Anton Proksch et collaborateur à l'Institut de recherche sur les addictions Ludwig-Boltzmann (LBISucht), Autriche
En matière de prévention, les pratiques se fondent aussi bien sur des connaissances empiriques que sur des choix éthiques présupposant des représentations du monde, de la société et de l’être humain. Dans la première partie de l’article, deux représentations de l’être humain se trouvent confrontées: celle qui prévalait autrefois dans la prévention des addictions et justifiait un contrôle paternaliste, alors que les approches privilégiées actuellement mettent l’accent sur la participation et l’émancipation, dans l’esprit de la Charte d’Ottawa de l’OMS. On montrera ensuite que des tendances au contrôle paternaliste ont récemment gagné en importance dans le discours politique sur le tabac et l’alcool. Se référant à une conception de la science simpliste et dépassée, cette approche se targue d’être «fondée sur les preuves» et conduit à détourner l’attention des questions éthiques fondamentales que soulève la pratique.
Dans le domaine de la prévention des addictions, on ne croit plus guère au succès des mesures dissuasives et des tentatives de manipulations normatives en vogue dans les années 1960, au début de la démocratisation des drogues. La représentation de l’être humain qui sous-tendait ces approches a grandement perdu de son autorité dans les milieux de la prévention, mais aussi de l’éducation en général. Elle postulait l’existence d’individus incapables d’être pleinement responsables d’eux-mêmes et nécessitant la «tutelle de l’Etat» – une représentation dont le trait marquant était de justifier un «contrôle paternaliste», pour le dire de façon métaphorique 1.
En diffusant l’idée de la promotion de la santé, la Charte d’Ottawa promulguée par l’OMS (1986) a favorisé l’émergence d’une représentation de l’être humain mettant en avant la participation et l’émancipation, dont s’inspire désormais la prévention des addictions dans de nombreux pays occidentaux. Cela signifie que les stratégies et les interventions mises en œuvre dans ce domaine sont aujourd’hui dictées par des réflexions fondées sur la conviction que la plupart des personnes sont capables de prendre les bonnes décisions de manière autonome, pour peu qu’on les aide à développer des compétences leur donnant prise sur leur existence, qu’on les informe de manière complète et impartiale, qu’on les encourage à faire des choix, qu’on les amène à viser activement le bonheur et à gérer les risques avec discernement. Les personnes concernées sont acceptées quelle que soit leur situation concrète, leur autonomie n’est pas mise en doute et on leur laisse dans une très large mesure la liberté de décider elles-mêmes. Elles sont considérées comme des sujets à part entière, comme des partenaires capables d’interactions, dont on souhaite renforcer la capacité à changer et à améliorer soi-même ses conditions de vie, afin de diminuer la probabilité de la fuite dans des conduites d’évitement auto-destructrices. Les mots-clés sont ici «empowerment» et «compétence face au risque».
Depuis quelques années, de multiples signes annoncent sans équivoques le retour du paternalisme dans la prévention des addictions. Cette évolution est particulièrement évidente dans le domaine du tabac, qui peut servir d’exemple. Sous l’influence des Etats-Unis, une campagne massive a été lancée contre la consommation de tabac dans l’espace public. La protection des non-fumeurs constituait un argument tout à fait recevable dans un ordre social démocratique garantissant les libertés individuelles. Au fil du temps, l’image de la fumée est devenue de plus en plus négative, et des mesures de lutte contre le tabac ont commencé à être exigées de manière générale également là où aucun tiers n’était concerné. Menée de façon très émotionnelle et sournoisement moralisatrice, la campagne anti-tabac s’est faite toujours plus véhémente, provoquant la grogne des fumeurs, soumis à une pression grandissante pour leur faire changer de comportement. Des expressions telles que «fascisme sanitaire» ou «Etat-nounou» («Nanny State») sont l’expression de ce mécontentement. Cette évolution a permis d’instaurer des lois d’une sévérité jusque-là inimaginable dans la plupart des pays européens, au nom de la protection des non-fumeurs d’abord, mais aussi pour assurer une meilleure prévention sanitaire individuelle. Le premier argument peut se justifier dans une perspective libérale et démocratique, il est compatible avec une représentation participative et émancipatrice de l’être humain, dans la mesure où le respect des droits d’autrui rend inévitable une certaine restriction des libertés. Le second argument est en revanche beaucoup plus problématique, et il faut se demander s’il n’ouvre pas insidieusement la porte à une limitation des libertés fondamentales.
Au-delà de ces préoccupations d’ordre éthique, il est difficile d’évaluer les effets qu’a pu produire la très forte pression exercée ces dernières années sur la consommation de tabac des populations des différents pays. Les données épidémiologiques sont trop imprécises pour rendre compte de manière fiable des changements modérés (Uhl et al., 2008), et les effets potentiels des mesures sont concurrencés par d’autres évolutions plus marquées et plus générales; deux tendances sont notamment à prendre en compte: d’une part, les habitudes de consommation des hommes et des femmes se ressemblent de plus en plus (assimilation des rôles sociaux de l’un et l’autre genre), d’autre part, la puberté débute de plus en plus tôt, ce qui conduit les enfants à être plus rapidement des adolescents relativement indépendants et fait baisser l’âge de la première expérience avec l’alcool, la nicotine et les drogues illégales (accélération).
Depuis quelques temps, dans toute l’Europe, l’alcool a tendance à être toujours davantage considéré comme un problème. Traditionnellement partisans d’une politique visant à contrôler et à sanctionner la consommation d’alcool, les pays nordiques et anglo-saxons ont été mis en demeure d’adapter leur réglementation à celle de l’Europe centrale et méridionale sous l’effet du processus d’intégration européenne – ce que leurs instances dirigeantes ont eu de la peine à accepter. Ils ont tout d’abord essayé de négocier des conditions spéciales leur assurant le statut quo, mais cette tentative a échoué face au fort mouvement vers une harmonisation de l’économie et de la fiscalité à l’échelle européenne. En réaction, les pays nordiques entreprirent d’influencer la politique européenne en matière d’alcool dans la direction qu’ils souhaitaient; des experts en épidémiologie de l’alcool travaillant dans leurs instituts de recherches assurèrent dans un premier temps le succès de l’entreprise. Grâce à des ouvrages rédigés par des grands noms de l’alcoologie et soutenus par l’OMS, tels que «Alcohol Control Policies in Public Health Perspectives» (Bruun et al. 1975), «Alcohol Policy and the Public Good» (Edwards et al., 1994) et «Alcohol : No Ordinary Commodity» (Babor et al., 2003), l’approche nordique s’est imposée dans toute l’Europe comme une référence scientifique incontournable.
Babor et al. ont forgé l’expression de « politique en matière d’alcool fondée sur les preuves». Ils postulent que d’un point de vue scientifique, ce n’est qu’en agissant sur la disponibilité de l’alcool que l’on peut réduire les problèmes liés au produit. Pour étayer leur affirmation, les auteurs choisissent l’«efficacité» et l’«économicité» comme principaux critères d’évaluation des mesures. Bausch et Bogen ont diffamé les approches préventives et thérapeutiques traditionnelles adoptées par de nombreux Etats, comme les campagnes d’information, la prévention primaire axée sur la promotion de la santé et la prise en charge thérapeutique (à l’exception des interventions brèves), accusant toutes ces mesures d’être chères et inefficaces. Les auteurs fondent leurs réflexions sur une grande quantité de matériel empirique, et font preuve dans tout leur ouvrage d’esprit critique envers les présupposés implicites, les incertitudes et les équivoques. Adressées aux politiciens et au grand public, leurs conclusions lapidaires suggèrent cependant un degré de certitude qui contredit l’exposé détaillé des faits; elles ne sauraient par conséquent être défendues sous cette forme. Cette prétention usurpée provient d’une part du terme «fondé sur les preuves» et d’autre part du fait que toutes les mesures dont l’efficacité a été classée par les auteurs comme difficile à prouver sont assorties de l’étiquette «efficacité non prouvée». Dans le cadre du projet soutenu par l’EU «Bridging the Gap», ce principe a été renforcé de manière significative par Anderson et Baumberg (2006).
Chercheurs, spécialistes de la prophylaxie et thérapeutes des addictions en sont de plus en plus conscients: les idées de Babor ne servent pas seulement à fournir des arguments en faveur des mesures de contrôle appliquées à l’ensemble de la population, mais aussi à jeter le discrédit sur les méthodes de prévention et de thérapie reconnues jusqu’ici comme valables. En taxant d’inefficacité un remède agréable à prendre, on prépare la population à avaler une pilule plus amère. Entre-temps, cette stratégie s’est même attirée les critiques d’experts tels que Romanus (2003) ou Craplet (2006), dont les sympathies vont pourtant à la politique des pays nordiques en matière d’alcool. Ils craignent que les politiques n’utilisent le jugement négatif portés sur certaines approches pour justifier des coupes budgétaires. En réponse à Craplet, Babor et deux co-auteurs (Rehm et al. 2006) ont certes reconnu qu’assimiler «efficacité non prouvée» à «inefficacité prouvée » n’était pas licite d’un point de vue scientifique, et que leurs réserves quant aux méthodes non-contrôlantes ne se fondaient que sur le premier de ces deux prédicats. Malgré cette rectification, les auteurs sont coupables d’avoir abusivement simplifié les différentes approches préventives dans leur évaluation finale, suggérant à un lectorat peu au fait des méthodes de recherches ou parcourant superficiellement l’ouvrage d’inadmissibles interprétations en noir et blanc (Uhl, 2006).
On doit par ailleurs objecter que pour des raisons relevant de l’économie, de la culture ou de la tradition, la plupart des méthodes proposées par la « politique en matière d’alcool «fondée sur les preuves» sont difficilement applicables dans les pays méditerranéens et d’Europe centrale et orientale. Babor et al. s’opposent à ce que les chercheurs prennent en compte des aspects culturels lorsqu’ils évaluent l’efficacité des mesures. Ces prétentions ne peuvent être acceptées sans réserves. Si taxer fortement l’alcool vendu «sous licence » peut paraître évident dans les pays nordiques et anglo-saxons, cette idée est inconnue plus au sud et à l’est: les habitants de ces pays ne comprennent pas le principe en vertu duquel seul un très petit nombre de commerces et de restaurants reçoivent le droit de vendre de l’alcool au terme d’une procédure compliquée et après s’être assurés de l’approbation du voisinage. Limiter drastiquement les heures d’ouverture des commerces et des restaurants en invoquant la nécessité de protéger les citoyens d’eux-mêmes va à l’encontre de la tendance générale à la dérégulation dans l’Union européenne et les horaires restreints sont en passe de disparaître dans les pays nordiques et anglo-saxons, un mouvement qui ne devrait pas s’inverser dans un proche futur. Dans les pays où une consommation modérée d’alcool est une des composantes de la vie sociale et reçoit une connotation positive, il n’est politiquement pas envisageable d’exiger des taxes exorbitantes sur les boissons alcoolisées, ce qui les rendrait pratiquement inaccessibles aux personnes à faibles revenus, sans parler d’une interdiction générale (prohibition), en particulier lorsque la production d’alcool, la gastronomie et le tourisme sont d’importants secteurs économiques (Uhl et al., 2009).
L’étiquette «politique en matière d’alcool fondée sur les preuves» suggère que des mesures politiques se laissent directement déduire des faits scientifiquement avérés – un sophisme 2 qui dissimule le fait que ces mesures ont toujours nécessairement leurs sources dans des jugements éthiques, comme le souligne entre autres Baumberg (2008). Ce n’est pas parce que certaines mesures sont efficaces et peu coûteuses qu’elles sont compatibles avec les principes d’un ordre social démocratique et libéral, fondé sur une représentation participative et émancipatrice de l’être humain. Cela ne signifie pas non plus qu’elles seront approuvées et acceptées par la population. L’efficacité des mesures ainsi que leur coût abordable sont certes des conditions nécessaires, mais en aucun cas suffisantes pour décider de leur mise en œuvre. Pour le dire au moyen d’une analogie parlante: pour lutter contre le taux élevé de divorce, aucune stratégie n’est plus efficace et moins coûteuse que celle qui consiste à déclarer l’indissolubilité du mariage et à réintroduire le droit du mari à user de châtiments corporels envers son épouse. Ces mesures «efficaces et bon marché» ne seraient pourtant plus proposées par personne aujourd’hui.
Vu la valeur élevée que le discours de la recherche attache actuellement à cette notion relativement récente de «fondé sur les preuves», il faut s’interroger sur ce qu’elle exprime de réellement nouveau ou de différent, ou si elle sert simplement à nous vendre «un vieux vin dans des outres nouvelles».
Pas plus que n’est nouvelle la volonté de n’avancer que des conclusions à la fois logiquement et empiriquement fondées. Lorsque la notion de «fondé sur les preuves» n’était pas encore à la mode, personne n’aurait intentionnellement travaillé d’une manière qui prêtait le flanc à la réfutation. Mais qu’un chercheur ait déclaré: «Mon travail répond aux critères scientifiques les plus élevés», il aurait été jugé prétentieux, alors que dire «Mon travail est fondé sur les preuves» renvoie à une nouvelle approche faisant autorité, ce qui suscite d’emblée une attitude positive.
Il est depuis longtemps reconnu que les études randomisées contrôlées (RCTs) représentent le mètre-étalon de la science et ont de ce fait la validité la plus élevée. Il faut cependant reconnaître que dans de nombreux domaines de la recherche, ce type d’étude n’est pas praticable, et que si la notion de «fondé sur les preuves» joue un rôle particulièrement important en médecine, l’expérience clinique jouit d’un prestige égal aux meilleurs résultats de la recherche (Sacket et al. 1996).
Ce qui frappe avec la recherche dite «fondée sur les preuves», c’est qu’elle est capable d’éveiller chez le destinataire la même impression de validité que justifieraient des RTC parfaitement conduites, alors même qu’elle se fonde sur des résultats partiellement expérimentaux, des données épidémiologiques corrélées, voire même une expérience clinique subjective. L’association automatique de «fondé sur des preuves» avec les RTC a été cultivée avec un tel succès que pour de nombreux professionnels, une approche «fondée sur les preuves» est nécessairement liée à la recherche expérimentale. On pourrait même dire plus précisément que l’utilisation de la notion de «fondé sur les preuves» est un moyen sémantique commode pour masquer certains problèmes fondamentaux rencontrés par la recherche, et postuler une validité qui excède de loin celle à laquelle il est raisonnable de prétendre. La cause en est une surévaluation de l’intention de fonder scientifiquement sa pratique, d’une part, et d’autre part, l’identification implicite de l’approche effectivement mise en œuvre aux RTC et à un degré de scientificité optimal.
La notion de «fondé sur les preuves» doit beaucoup à ce que Liessmann (2005) a appelé l’ «auto-immunisation performative». Selon lui, certaines «formules magiques» – il cite les mots «évaluation», «garantie de qualité» – ne veulent en réalité pas dire ce que le mot désigne en apparence, mais dissimulent au contraire leur véritable contenu. De telles manœuvres de camouflage ne réussissent que parce ce que le principe de l’ «auto-immunisation performative» est à l’œuvre. Ceux qui utilisent de telles notions sont toujours gagnants, car quiconque essaie de les mettre en doute se fait lui-même du tort. Parvenir à labelliser ses propres interprétations. Pour peu qu’on l’obtienne, le label «fondé sur les preuves» confère une connotation positive aux interprétations soumises à la communauté scientifique. C’est un important facteur de succès qui suggère que tous ceux qui parviendraient à d’autres résultats n’auraient pas procédé avec suffisamment de rigueur.
D’un point de vue scientifique, l’opposition simplificatrice entre bonnes et mauvaises approches préventives établie par Babor et al. (2003) n’est pas défendable 3. Prévention et thérapie des addictions sont du reste massivement dévalorisées par ces travaux. Il n’en reste pas moins qu’en Autriche 4, de nombreux experts sont séduits par les thèses de Babor et par la tendance au contrôle paternaliste qui les sous-tend. Fait d’autant plus étonnant que lors de l’élaboration des concepts directeurs en matière de prévention des addictions en Autriche (Uhl & Springer), les personnes faisant autorité dans ce milieu se sont résolument déclarées pour une approche participative et émancipatrice de la promotion de la santé.
Comment se fait-il donc que le nouveau paternalisme désigné par l’expression «fondé sur les preuves» trouve chez les professionnels des addictions un terrain si favorable? Comme l’a bien montré Hainz (2006), la raison pourrait en être dans leur incertitude croissante face à l’exigence toujours plus pressante de devoir prouver l’efficacité de leurs pratiques et la nécessité de répondre aux attentes placées en eux à ce sujet. On commence très lentement à reconnaître que pour des raisons méthodologiques, l’efficacité de certaines pratiques ne peut pas être démontrée scientifiquement, car les procédures requises à cette fin ne peuvent pas y être appliquées.
Comme partout ailleurs, les voix réclamant davantage de preuves d’efficacité dominent actuellement dans le domaine de la prévention et de la thérapie des addictions. On exige des évaluations là où elles ne sont ni possibles ni pertinentes. Usant de moyens inappropriés et visant des objectifs absurdes, les pseudo-évaluations qui en découlent ne débouchent sur aucune nouvelle connaissance. Les personnes évaluées subissent sans pouvoir se défendre une nouvelle forme de débordements bureaucratiques (Uhl, 2000b). Dans cette situation d’incertitude et de surmenage, le recours à des méthodes «fondées sur les preuves» est compréhensible, sans qu’on soupçonne qu’il s’agit d’un véritable cheval de Troie. Il faut donc rapidement initier une réflexion critique.
Pour terminer, je souhaiterais souligner une fois de plus l’importance des aspects éthiques, en posant des questions rarement abordées dans le cadre de la prévention des addictions. Concrètement, il est pertinent de se demander par exemple :
Dans une démocratie, le paternalisme, les contrôles et les sanctions ne se justifient à mon avis qu’en dernier recours, lorsque toutes les autres stratégies ont échoué, lorsque le problème paraît si grave qu’on ne peut plus laisser les choses suivre leur cours. En psychiatrie, où les mesures de contrainte ont été généreusement appliquées durant des siècles dans l’arbitraire le plus total, une réorientation radicale a eu lieu avec le mouvement de démocratisation des institutions psychiatriques. Dans de nombreux pays européens, il n’est aujourd’hui plus possible d’intervenir contre la volonté du patient, à moins que celui-ci ne représente un grave danger pour les autres et lui-même.
Bien que je m’oppose à la répression dans la prophylaxie des addictions au nom d’une conception participative et émancipatrice de l’être humain, je reconnais que les obligations, interdictions et mesures de contrainte peuvent être nécessaires pour atteindre les buts visés par la politique des drogues. Comme en psychiatrie, une extrême prudence doit être de mise. Comme l’ont démontré Seyer et al. (2005) dans une argumentation claire et convaincante, il est plus facile de s’extraire des schémas mentaux qui brident la réflexion au quotidien lorsque on établit des parallèles historiques avec des comportements ayant été autrefois durement sanctionnés, par exemple les tentatives de suicide et l’homosexualité.
La société a d’importants devoirs à remplir, et ceux-ci n’ont pas à être fondés dans des considérations techniques ou fonctionnelles – si tant est que cela soit possible. Sa tâche principale est, en vertu d’une conception participative et émancipatrice de l’être humain, d’assurer que chacun soit en situation de prendre les décisions qui lui paraissent les plus adéquates pour lui-même. Ce que les personnes concernées décident concrètement doit rester dans une large mesure de leur seul ressort. Cette approche confère un rôle essentiel aux mesures de promotion de la santé et à la diffusion de l’information dans le cadre scolaire ou via des campagnes dans les médias. L’école doit avoir à cœur non seulement d’informer de manière adéquate sur les phénomènes «drogues» et «addictions», mais surtout de former les jeunes à s’y retrouver dans la cacophonie de messages contradictoires et manipulateurs qui émanent des médias (Uhl, 2002b).
Comme le réclame urgemment Quensel (2004), il faut sortir du débat politique fortement polarisateur sur l’abus de substances, car cette polarisation rend pratiquement impossible de considérer la situation selon d’autres perspectives et de mener des recherches selon d’autres approches. Dans une conception émancipatrice de l’être humain, on évalue positivement tout ce qui aide la personne considérée comme un sujet actif à se faire du monde une vision réaliste, équilibrée et nuancée lui permettant de se comporter de manière adéquate face à chaque situation. Il ne faut pas se demander «comment puis-je manipuler de façon optimale?», mais «Comment puis-je transmettre l’information de manière à ce que les autres soient en mesure de la comprendre et disposent des moyens nécessaires pour décider de leur existence en toute connaissance de cause?» Cette approche contraste fortement avec la diffusions d’informations exagérées ou unilatérales et avec des mesures telles que la taxation fiscale ou la réduction de la disponibilité des produits, par lesquelles les partisans d’un contrôle paternaliste tentent d’imposer un mode de vie sain à la population.