décembre 2009
Jean Martin, ancien médecin cantonal vaudois, membre d'honneur et membre du Conseil politique de Santé publique Suisse
L’usage de produits et la toxicomanie sont un problème lancinant de nos sociétés, au niveau des personnes et des familles, des collectivités, des autorités publiques – celles responsables de la santé et du social mais aussi des domaines policier et judiciaire. Sur la dimension sociétale, qu’on permette de reprendre un billet ancien (Martin : 1993): «Selon nos attitudes personnelles et nos rôles professionnels, nous jugeons que les usagers de drogues sont plutôt des marginaux, plutôt des malades ou plutôt des délinquants. L’expérience montre bien que la vie d’un dépendant de «béquilles pharmacologiques» illégales devient vite impossible, souvent un enfer (…) Nos concitoyens drogués sont des naufragés. En partie parce qu’ils ont été de trop bons élèves du mode de vie que nous glorifions, celui de la consommation. On peut avoir (on a le droit d’avoir ?) tout et tout de suite, c’est ce qu’ils peuvent avoir retenu du monde dans lequel ils ont grandi… ». Et une phrase que j‘ai souvent proposée à certains idéologues, censeurs avocats de la manière forte: «Souvenons-nous que ceux que vous voyez comme des voyous sont nos enfants».
Une problématique centrale est ici celle de la liberté. La liberté ne vaut que par les limites qu’on accepte de lui mettre, formulation que je crois fondamentale; et la liberté ne devrait pas être celle de faire tout et n’importe quoi, à laquelle sont liées de multiples formes de violence, préoccupation majeure aujourd’hui. Les comportements violents – qui incluent la témérité au volant et l’obsession du sexe (pornographie et manifestations proches) – ont par ailleurs de multiples corollaires commerciaux, explicites ou moins explicites. Les dynamiques entrepreneurs dans ces domaines sont peu sensibles au besoin de ne pas mettre en danger leurs concitoyens influençables, jeunes notamment. Après quoi, bien entendu, on attend des services médicaux et sociaux qu’ils prennent soin des dégâts (un article met le doigt sur des insuffisances sérieuses dans le suivi de toxicomanes – Bruggmann : 2009).
Ces remarques ne sauraient rendre compte adéquatement de la problématique toxicomanie et il ne s’agit pas de minimiser la responsabilité des personnes concernées: ces addictions sont éminemment multifactorielles, d’où les difficultés rencontrées à les gérer. S’agissant de la question posée dans le titre de ce texte, un spécialiste universitaire consulté relève les récents progrès des neurosciences, qui montrent que les substances psychoactives ne sont pas inertes et justifient un statut d’exception, eu égard à leur impact sur le cerveau de la récompense, et cela surtout si on pense en termes de populations vulnérables.
C’est la grande spécificité de notre sujet en ce qui concerne les produits illicites, comme d’ailleurs dans une moindre mesure les produits licites (limites à la vente à la consommation d’alcool et de tabac). Contrairement à la règle que chacun a le droit de faire ce qui lui semble bon tant qu’il n’interfère pas avec la liberté ou la sécurité des autres, nos sociétés ont décidé que la consommation, le commerce etc. de ce qui est décrété stupéfiants est pénalement punissable. D’où, dans le «traitement» (médical, juridique, carcéral…) des personnes concernées, des malaises et des contradictions. Cela est bien connu, il n’y a pas lieu ici d’élaborer sinon pour noter que, dans le passé récent, des milieux officiels parlent de dépénalisation dans plusieurs pays d’Amérique latine (voir 24 Heures, Lausanne, 26 août 2009, p. 4 ; Le Temps, Genève, 28 août 2009, p. 5). Dans la presse des Etats-Unis comme dans la presse médicale (Lancet : 2009), plusieurs dossiers posent la même question. Ceci en relevant comment la «War on drugs» telle que menée depuis des années a surtout eu des résultats regrettables – et c’est un euphémisme (mafias, assassinats, argent sale, corruption, oppressions/exactions sur les populations civiles); un échec clair. Un changement radical de doctrine apparaît improbable à court terme mais c’est l’occasion de rappeler que les décisions prises au siècle dernier de pénaliser un nombre croissant de produits, en particulier le cannabis, ont résulté de pressions politiques exercées pour des motifs où une idéologie biaisée et ethnocentrique avait beaucoup trop de place.
L’autorité publique a le monopole de la violence légitime, c’est une règle forte de nos régimes. En rapport avec la toxicomanie, on s’y est référé pour justifier des prises en charge sous contrainte, même aujourd’hui où l’éthique médicale met un accent majeur sur l’autonomie du patient/client et sur l’impérative nécessité de son consentement éclairé. Les addictions seraient-elles à cet égard un cas particulier? La Suisse a connu la possibilité de priver de liberté des alcooliques par exemple (internement administratif aujourd’hui disparu, privation de liberté à des fins d’assistance).On se souvient de la loi française sur l’injonction thérapeutique, il y a deux décennies. Les tribunaux de nos cantons peuvent assortir leurs jugements de toxicomanes de l’obligation d’un suivi médical.
Pour l’essentiel, l’expérience a été que les résultats positifs étaient modestes voire inexistants ; nous n’avons pas de moyens efficaces d’aider à sortir de la toxicomanie une personne qui ne parvient pas à rassembler une motivation adéquate.
Toutefois, ce que nombre de praticiens que j’ai côtoyés disent c’est que, à tel ou tel moment (possiblement crucial) d’un traitement, il faut se résoudre à faire pression sur le patient pour qu’il s’engage dans une démarche de suivi/ soins. Il existe des intervenants particulièrement charismatiques qui, en matière d’alcoolisme, de drogue, voire d’autres «compulsions», font des miracles sans exercer aucune contrainte – j’ai à l’esprit des exemples marquants mais, dans la vie de tous les jours, ne sont-ils pas l’exception plutôt que la règle? Un élément de pression (délibérée mais de bon sens) peut jouer un rôle utile. C’est en tout cas ce que m’ont dit des confrères alors que je suivais durant plus de vingt ans, au Service de la santé publique vaudois et par leur intermédiaire, bon an mal quelque 2000 cures à la méthadone: faire allusion ou faire appel aux injonctions ou refus (là-haut…) du médecin cantonal, au suivi sourcilleux qu’il exerçait, avait des effets positifs.
Un problème majeur est l’action de blocage, massive, obstinée, des lobbys des produits ou comportements nuisibles à la santé (NZZ : 2009 ; Paccaud : 2008)). Il ne semble guère y avoir de limites aux ressources, y compris et notamment au plan politique, que ces milieux consacrent à ce combat. Tous les moyens sont bons pour protéger ses intérêts économiques à court terme. A relever ici que les ressources consacrées à la prévention et la promotion de l’efficace sont minimes (minimes!) comparées à celles de la propagande commerciale. Ce qui empêche les avocats de la promotion de la santé de poser avec assez d’acuité la question majeure: «Par qui et comment la liberté de chacun est-elle plus indûment influencée, orientée, cadrée, dans la société d’aujourd’hui: par les modestes campagnes de prévention ou par les démarches publicitaires, jour après jour et à large échelle, objectivement nuisibles à la santé?» (Martin : 2008). Poser la question, c’est y répondre.
Ce qui amène à relever une particularité: alors que tabac et alcool, voire médicaments et aliments critiquables (non food, junk food), sont vigoureusement soutenus par les milieux intéressés, les addictions aux produits illicites elles ne bénéficient pas de telle assistance (les lobbies des produits addictifs légaux s’opposent même avec virulence à des assouplissements à l’endroit des illicites – craignant toute analogie avec eux et une diminution de leurs propres recettes). Cette absence toutefois ne suffit pas à assurer une bienveillance suffisante, au plan des budgets/subventions, des pouvoirs publics ou d’autres financeurs; c’est une lutte constante pour obtenir les moyens de réaliser des programmes adéquats de prévention et de soins.
Il est essentiel de se souvenir que le milieu dans ses multiples dimensions est un facteur principal de santé ou de maladie. S’agissant des addictions, cela inclut les circonstances de la personne en termes de conditions socio-économiques, de facilité – ou pas – d’accès aux produits, de ressources thérapeutiques disponibles. On se réfère ici à un document majeur, la Charte d’Ottawa sur la promotion de la santé de 1986 (soulignant le rôle des conditions de vie, de travail et de logement, de l’environnement physique y compris pollutions, d’aspects sociaux et culturels tels qu’intégration et respect des différences). La réalisation des objectifs de santé publique et de soins dépend largement de la mise en place par les pouvoirs publics de «conditions-cadres» appropriées, y compris légales et réglementaires (voir aussi à ce propos la réf. SSSP dans la bibliographie).
En une phrase: «Even more than a public health policy, what we need is a Healthy Public Policy» (mieux encore qu’une politique de santé publique, nous avons besoin d’une politique publique saine/qui promeuve la santé). Ou, plus opérationnel, «Make the healthy choice the easy choice» (faire en sorte que le choix aisé – pour la personne, le consommateur – soit le choix sain). C’est dans cette perspective que la Suisse doit se doter d’une loi fédérale sur la prévention, dont un avant-projet a été mis en consultation publique en été 2008 (l’entrée en matière du Conseil fédéral à l’automne 2008 et l’envoi du message définitif aux Chambres est attendu en automne 2009). Ci-dessous des passages de la réponse d’août 2008 de Santé publique Suisse à cette consultation:
Dans une prise de position complémentaire du printemps 2009, Santé Publique Suisse souligne encore:
La santé publique n’a pas toujours bonne presse, notamment quand elle met en évidence des risques liés à des comportements répandus. On voit et on verra encore dans l’avenir des attaques – parfois bien inélégantes – de « marchands de mauvaise santé et de maladie» à l’endroit de ceux qu’ils dénomment ayatollahs ou apôtres de la santé. Au reste, fondamentalement, il importe de soutenir la cause de politiques publiques (globalement) saines – healthy public policies –, allant au-delà d’une politique sectorielle de santé publique. Il importe que les pouvoirs publics s’engagent en ce qui concerne les dépendances, au plan de la prévention comme de la prise en charge. Une loi fédérale sur la prévention suffisamment «outillée» sera importante à cet égard.
S’agissant des addictions, les particularités à considérer sont notamment le fait que l’usage, respectivement le commerce, de certains produits est illégal alors que celui d’autres est légal voire culturellement encouragé (moins qu’auparavant toutefois, notamment en ce qui concerne le tabac). Les produits illicites ne bénéficient pas de l’appui de puissants lobbies qui s’efforcent de retarder/bloquer la prévention.