décembre 2009
Bernice Elger et Catherine Ritter, Centre universitaire romand de médecine légale, Université de GenèveCorinne Wahl, tabacologue, coordinatrice CIPRET-Genève
Sous nos latitudes, la protection des populations contre la fumée passive semble majoritairement acquise, tout comme la réglementation des lieux et des moments autorisés pour fumer. En milieu carcéral en revanche, le débat est relativement récent. Il met en évidence deux courants d’opinion contradictoires, y compris parmi les personnels de santé. D’un côté, on s’accorde à penser que les populations des détenus (qui y vivent) et des personnels (qui y travaillent), méritent de bénéficier d’un air aussi propre que la population générale. De l’autre, le droit de fumer comme ultime garant de liberté est révélé au contour de remarques telles que: «Vous [personnel de santé] n’allez quand même pas leur retirer la clope!», ou encore: «Laissez-leur le seul plaisir qui leur reste: la cigarette. Nous avons déjà suffisamment de travail avec les «vraies» maladies à traiter».
Etant à la fois une collectivité de travail et un lieu de vie, la prison cumule les obstacles. Une grande majorité (70-80%) des détenus fume, avec des conséquences sur leur propre santé et celle d’autrui. La protection contre le tabagisme passif est un défi dans cet environnement clos et surpeuplé, à mobilité limitée. Du point de vue des professionnels de santé, il y a là un véritable problème de santé publique. On ignore dans quelle mesure cette opinion est partagée par les détenus et le personnel, peu d’études ayant considéré leur point de vue.
Plusieurs entrées sont possibles pour aborder la question du tabagisme dans ce milieu où, de par la présence des murs, les intérêts individuels et collectifs s’opposent de manière plus évidente qu’à l’extérieur. Chacune apporte son éclairage à une discussion dont il s’agira de tirer quelques enseignements, en l’attente de données supplémentaires fournies par les recherches en cours. Cet article ne prétend donc pas donner des réponses définitives, mais propose un cadre de réflexion pour parvenir à les construire.
L’évolution du contexte du tabagisme dans la société constitue un premier repère du débat:
La plupart des entreprises se sont aujourd’hui dotées d’une réglementation concernant le tabagisme. Ces expériences peuvent guider le développement des mesures pertinentes pour le personnel en milieu fermé.
Dans le domaine pénitentiaire, les réglementations cantonales se mettent progressivement en place, sur la base des réalités et des particularités des différents établissements (architecture, mobilité plus ou moins limitée pour fumer à l’extérieur), des horaires (jour/nuit) et des temps de pause, avec pour résultat des réglementations variables d’une prison à l’autre. En pratique, il est essentiel que le projet «Mise en place d’une politique restrictive en matière de fumée» requière l’adhésion de la direction et sa confiance totale dans sa mise en œuvre. Le soutien du personnel est également fondamental: les résistances proviennent parfois davantage du personnel que des détenus (Carpenter: 2001).
Quelques éléments à prendre en compte sont:
Les recommandations du Conseil de l’Europe et du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) stipulent le principe d’équivalence des soins: une personne détenue doit avoir accès aux mêmes traitements médicaux et mesures préventives qu’un individu libre. Sur le plan éthique et légal, les responsables de la santé doivent donc en principe garantir l’accès, pour les détenu(e)s, à l’éventail des mesures qui ont fait leur preuve en matière de tabagisme: l’aide au sevrage, les produits de substitution et l’approche motivationnelle courante. A long terme, elles auront un bénéfice non seulement pour les détenus, mais aussi pour l’ensemble de la société, l’entourage, les enfants et bien entendu les coûts de la santé. Le plus souvent, le séjour en milieu carcéral est limité à quelques mois ou années avant un retour vers la liberté et la vie en famille.
En prison, la proportion de personnes vulnérables et socialement précaires est élevée: individus sans domicile ni couverture médicale et/ou souffrant de troubles psychiques ou consommant des substances. Il est communément admis que le stress lié à l’enfermement et à la remise en question personnelle selon le motif d’incarcération accentue le recours aux comportements d’«auto traitement», dans l’idée de réduire l’angoisse et la dépression réactionnelles. Le tabagisme est un exemple particulièrement illustratif, la cigarette étant alors la seule substance légale facilement accessible.
La santé publique s’efforce d’intervenir auprès de ces populations durant leur séjour carcéral, car souvent elle ne parvient pas à les rencontrer en dehors de ce contexte particulier. L’inexistence de programmes pour une problématique donnée revient à considérer l’autre, en l’occurrence le détenu, comme un être indigne d’un intérêt semblable. Là où fumer est dénormalisé, le fait de ne pas considérer le tabagisme comme une problématique en prison également sous-entend que la population est soumise à des normes variables, selon qu’elle vive en liberté ou pas. D’un point de vue éthique, une telle position est clairement inacceptable.
Lors de l’incarcération, les individus sont livrés à leurs propres ressources, dont le tabagisme, pour s’adapter à leur nouvelle situation de vie. La véritable carence se situe à ce niveau: l’absence de la diversification des réponses face à l’anxiété et aux troubles réactionnels liés à l’enfer-mement ou à son motif. Le manque de moyens en ce sens est un obstacle important dans l’approche du tabagisme en milieu carcéral.
Une intervention de santé publique doit parfois bousculer des mythes, notamment celui de la cigarette comme un allié indispensable à la survie en prison. Et si au contraire, on osait l’envisager comme une entrave à la capacité à résister dans ce milieu? La prévalence de symptômes tels qu’insomnie, anxiété ou dépression conduisant à la prescription de médicaments tranquillisants (sans cesse décriés en raison de leur quantité et des risques d’intoxication) est élevée. La part contributive du tabagisme à ces symptômes est inconnue et mériterait de faire l’objet de recherches approfondies. Une étude longitudinale effectuée récemment auprès de jeunes norvégiens a montré une corrélation entre la dépendance à la nicotine et la probabilité de développer ultérieurement de l’anxiété ou une dépression (Pederson : 2009). Ces résultats remettent en cause la théorie de l’auto traitement: la cigarette serait anxiogène, et non remède à l’angoisse.
Finalement, ce n’est pas tant la place de la santé publique en prison, où elle joue un rôle en faveur de l’équité entre différents membres d’une même société qui doit être interrogée. La question est ailleurs et concerne l’ensemble de la collectivité: quel pouvoir lui laisse-t-on dans l’aménagement de nos décisions individuelles et collectives en matière de santé? Car en participant à la définition des règles de vie en communauté, la santé publique représente une forme d’autorité: «Nous nous trouvons ainsi, bon gré mal gré, à la fois victimes et complices d’une société chaque jour davantage totalitaire à laquelle la médecine préventive contribue à sa façon par la dictature de la sécurité qu’elle tend à imposer.» (Malherbe : 1994)
Une enquête qualitative effectuée auprès des fumeurs pauvres, dont le but était de mieux comprendre la persistance du tabagisme dans les milieux défavorisés apporte deux éléments pertinents à la discussion. D’une part, les fumeurs décrivent une préférence pour le présent et une forme d’épicurisme de la vie quotidienne (ce qui vient bien évidemment interroger l’épicurisme en prison). D’autre part, ils seraient moins réceptifs aux messages de prévention en raison de leur méfiance à l’égard des autorités qui les émettent (Peretti-Watel : 2009).
Dans le contexte carcéral, marqué par les rapports d’autorité, cet écart entre les personnes concernées et les professionnels qui émettent des conseils de santé est à considérer absolument dans la réflexion du «comment» aborder la question du tabagisme. On peut craindre en effet qu’une intervention autoritaire présente peu de résultats concluants.
A l’opposé d’une déclaration unilatérale de normes de comportements par les seuls responsables de santé, c’est un ensemble de personnes qui doit être impliqué dans la réflexion et le processus décisionnel, contribuant ainsi à une véritable promotion de la santé.
Le projet de recherche-action intitulé «Moins de fumée et davantage de santé en prison» actuellement mené par une équipe de l’Université de Genève et de l’Université de Berne, en collaboration avec des professionnels du réseau spécialisé (CIPRET-Genève), participe à un tel ouvrage collectif. Il prend en compte l’opinion des détenus et du personnel (questionnaires quantitatifs, entretiens qualitatifs) et la qualité de l’environnement dans les propositions pour diminuer l’exposition au tabagisme passif et accroître les possibilités d’intervention lors de tabagisme actif.
En attendant des recommandations formelles, quelques repères ou buts à poursuivre en milieu carcéral peuvent être:
Le tabagisme est loin d’être l’unique problématique de santé en prison. L’absence d’intervention face à sa prévalence est une négligence qui favorise la persistance d’un comportement et d’un environnement néfastes. En même temps, la santé publique n’est pas une affaire de spécialistes isolés dictant des comportements. Elle doit être une œuvre commune entre bénéficiaires directs et professionnels, au service d’un mieux-vivre en collectivité.
La santé publique doit s’adapter aux particularités d’un lieu donné, tout en les interrogeant en profondeur pour éviter de considérer le tabagisme isolément, mais promouvoir la santé au sens large. D’une part, cela implique d’ouvrir le regard et de considérer la santé au travail globalement, en prenant en compte l’ensemble des éléments nocifs de l’air ambiant. D’autre part, il s’agit de développer des alternatives à la consommation de toutes les substances. Car finalement, c’est le choix plus ou moins conscient des risques individuels et de sa propre distance par rapport aux normes en vigueur qui est en jeu, et ce également en prison: «La question n’est pas de supprimer tous les risques – cela reviendrait à supprimer la vie elle-même – mais à choisir ses risques.» (Malherbe : 1994)