décembre 2009
Francesco Panese, professeur à l'Institut des sciences sociales, Université de Lausanne
Les sciences sociales de la santé ont contribué à mettre en évidence que la définition des maladies, leurs vécus subjectifs et leurs prises en charge, les pratiques de santé et les politiques sanitaires qui les sous-tendent et les rendent possibles n’ont rien de «naturel». Il en va sans doute également ainsi des «dépendances», considérées aujourd’hui comme des pathologies, des comportements et des cibles d’actions préventives. Adopter une attitude critique face à cette «naturalisation» ne revient pas à les réduire à des illusions, mais à comprendre que – à la fois pour celui qui en souffre et pour les nombreux acteurs de la santé qui s’en préoccupent –, les dépendances sont des entités «construites» dans des contextes socio-historiques spécifiques, résultats du travail d’acteurs situés, mobilisant des définitions de la santé, des modèles de prévention, des conceptions des sujets malades ou vulnérables, au fil d’alliances, de controverses et parfois de conflits. Ce travail complexe de construction sociale, scientifique et pratique nous rappelle que la société se sert aussi des maladies des individus «pour assurer sa propre reproduction ou pour faire face à ses propres mutations» (Zempléni 2001: 44). En ce sens, la situation actuelle de la question des dépendances témoigne, pour reprendre la formule de Fassin (2000), d’une forme spécifique de «politique de la vie» située au croisement de deux phénomènes contemporains majeurs: la «sanitarisation du social» et la «politisation de la santé».
Cette situation correspond bien à ce que Michel Foucault identifiait comme une caractéristique des sociétés modernes: «Ce qu’on pourrait appeler le “seuil de modernité biologique” d’une société se situe au moment où l’espèce [humaine] entre comme enjeu dans ses propres stratégies politiques. L’homme, pendant des millénaires, est resté ce qu’il était pour Aristote: un animal vivant [zôon] et de plus capable d’une existence politique [bios]; l’homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d’être vivant est en question» (1976: 188). Les politiques sanitaires contemporaines s’inscrivent ainsi dans le fil d’une histoire où l’on assiste, dès le XVIIIème siècle, toujours selon Foucault, à «l’émergence, en des points multiples du corps social, de la santé et de la maladie comme problèmes qui demandent d’une manière ou d’une autre une prise en charge collective». Cette «noso-politique» prend alors pour devise: «La santé de tous comme urgence pour tous; l’état de santé d’une population comme objectif général» (Foucault 1994: 14-15).
Ce souci politique de la santé de la population, traduit en actions sur les individus qui la composent, a donné lieu à différentes configurations qui ont sous-tendu – et sous-tendent encore – les politiques sanitaires. Une première configuration, sans doute la plus ancienne, consiste à produire des connaissances en matière sanitaire afin d’assurer la majoration constante de l’utilité des individus dont l’état de santé est devenu un enjeu économique et politique majeur. Ce fut par exemple le cas dès le XVIIème siècle des études des causes de mortalité visant à y remédier, comme celle de William Petty (1623-1687), inventeur de l’arithmétique politique, menée sur la population de Londres dès 1662 (Graunt, Petty : 1662 ; Le Bras : 2000). Dans le même registre, on trouve aussi des recherches, durant la même période qui, entre science, technique et économie, visent à aménager une place aux invalides dans la production, comme par l’invention surprenante d’une «machine à faire travailler les invalides» (S.n. : 1678).
La seconde configuration qui s’établit dès le XVIIIème siècle est marquée par la raison médicale qui devient le paradigme dans lequel le gouvernement moderne problématise la population. De là découle un système médico-administratif qui se prolonge jusqu’à nous, chargé des contrôles de l’hygiène collective et qui étend l’intervention médicale au domaine des choses (air, eau, constructions, terrains, etc.). Un exemple célèbre est le travail de John Snow (1813-1858) qui établira les causes de la propagation du choléra, à Londres toujours, par l’établissement de la corrélation épidémiologique entre la progression de la maladie et la répartition des pompes à eau contaminées.
La troisième configuration est associée à la découverte des «microbes» (Latour: 1984) et au développement de la vaccination (Moulin: 1996). Là, la prévention prend la forme d’une action, généralement imposée, de transformation collective des corps biologiques individuels afin de résister aux maladies conçues comme des «attaques» exogènes et nuisibles à toute une population par l’intermédiaire de chacun. Dans cette configuration, l’individu malade ou potentiellement malade est en quelque sorte lié à la santé collective par les vecteurs pathogènes, ce lien nécessitant la mise en œuvre de mesures publiques, et donc politiques, pour les maîtriser. L’idéal devient alors l’éradication de la maladie pour tous dans la mesure où elle peut potentiellement toucher chacun.
La quatrième configuration, enfin, pour reprendre les termes de Dozon, est caractérisée par un «modèle contractuel» qui «fonctionne idéalement sur le mode d’une complémentarité entre le travail d’objectivation des risques sanitaires qu’accomplissent avec de plus en plus de précision les sciences biomédicales, particulièrement l’épidémiologie, et un mouvement de subjectivation par lequel les individus doivent devenir les acteurs responsables de leur santé» (2001: 41).
Cette configuration est sans doute celle qui caractérise le mieux les politiques de prévention actuelles. Ses enjeux sont intimement liés à la forme de subjectivation qu’elles impliquent. Dans les sociétés postindustrielles contemporaines, elle est tendanciellement caractérisée par un individualisme prononcé qui, au niveau qui nous intéresse ici, fait de la santé publique un vecteur, parmi d’autres, de l’individualisation contemporaine. Ainsi, d’un côté, la médecine a joué un rôle important dans l’invention du social, au sens de la construction d’une entité collective objectivable sous l’aspect de la santé; d’un autre côté, pour reprendre les termes de Miguel Benasayag, «la médecine individualise, elle est même l’un des plus puissants dispositifs de pouvoir qui produit de l’individuation» (2008: 47).
Ce double mouvement vaut que l’on s’y arrête car il permet de mettre en évidence des tensions au cœur des pratiques de prévention. Ces tensions découlent de ce que le philosophe et historien des sciences Ian Hacking a identifié comme un «effet de boucle», le «looping effect», soit le phénomène selon lequel des personnes classifiées d’une certaine façon peuvent se transformer – transformer la façon de se concevoir et d’agir par rapport à elles-mêmes – sous l’effet de cette classification, ou en conséquence du traitement qu’elles ont subi du fait de cette classification (2001). On pourrait ainsi émettre l’hypothèse que les pratiques de prévention – qui classent, et dont les classements génèrent des traitements, au sens à la fois large et étroit du terme – participent au façonnage des personnes comme subjectivités «à risque», «déviantes», «dépendantes», «vulnérables», etc. Ce phénomène, plus complexe qu’il n’y paraît, peut être considéré comme une condition de l’efficacité de la prévention. On peut dire en effet que prévenir, c’est bien tenter de transformer des personnes, leurs comportements, leur identité, leurs relations, etc. Mais cette transformation implique une responsabilité évidente, une responsabilité que l’on peut considérer comme politique. Aussi, le risque est grand que cette individualisation subjective ait pour effet une désocialisation des comportements – au niveau conceptuel et pratique – qui conduit à négliger les facteurs sociaux et contextuels de la détermination des comportements, au profit d’une conception de l’individu supposé capable de devenir «l’entrepreneur de lui-même» en matière de santé, comme en matière de performances socio-économiques, un individu qui, même dans la souffrance, peut rester «performant» (Ehrenberg 1991).
Dans cette configuration, l’objectif paradoxal de la prévention tendrait alors à promouvoir la liberté par l’auto-contrainte et la valorisation des efforts qu’elle nécessite. En témoignent par exemple de nombreux exemples, surtout anglo-saxons il est vrai, de rhétoriques de prévention qui mettent en scène des individus en quelque sorte «dépendants d’eux-mêmes pour sortir de leur dépendance», comme dans cette campagne anti-tabac qui montre une jeune fille prise aux lèvres par l’hameçon de sa dépendance, sans que l’on sache qui tient la canne située hors-cadre, comme un pouvoir dont les effets sont partout et l’origine nulle part (www.nhs.uk). Ceci serait presque anecdotique si cette rhétorique ne se prolongeait pas dans des pratiques cliniques dans le domaine des addictions qui misent parfois à l’excès sur les stratégies dites «motivationnelles», basées sur «une méthode de communication, directive et centrée-sur-le-client utilisée pour augmenter la motivation intrinsèque au changement, par l’exploration et la résolution de l’ambivalence» (Miller 2000, cit. in Rossignol 2001). Comme le montre Luc Berlivet, cette conception «psychologisante et individualisante» va de pair avec la propension des professionnels de la santé à privilégier dans leur pratique la norme d’intériorité qui consiste à chercher à modifier les comportements des individus en les incitant à changer leurs «représentations», à renforcer leurs «motivations». Cette propension est intimement liée au renoncement relatif au modèle bio-médical dans lequel s’inscrit l’hygiénisme classique, mais elle tend à négliger le fait que les individus ne sont pas forcément les seuls ou les principaux responsables de leur situation (Berlivet 2004).
Sans nier l’efficacité de ce genre de prévention et de ces pratiques de santé, on peut les considérer comme symptomatiques du phénomène historiquement situé et socialement déterminé de l’intégration subjective du souci de santé. Ce phénomène est lié à la «société du risque», bien décrite par Ulrich Beck (2001). D’une part, la «culture du risque» produit de l’anxiété, par la prolifération de facteurs d’insécurité qui caractérisent bientôt tous les aspects de la vie sociale, corporelle et matérielle; d’autre part, cette anxiété généralisée engendre l’intégration subjective du «devoir de santé».
Dans le domaine de la santé comme dans d’autres de nos sociétés, «l’insistance mise sur la prolifération des risques va de pair avec une célébration de l’individu détaché des appartenances collectives, “désenchâssé” (disem-bedded) selon l’expression de Giddens» (Castel 2003: 63). Cette individualisation du «devoir de santé», relativement récente sur le plan historique, modifie l’économie morale de la santé en instaurant un nouveau régime de responsabilité, relatif à son propre corps comme au corps d’autrui, un régime qui tend à produire une culpabilité subjective (le sentiment) et objective (la faute) comme normes socio-sanitaires. En d’autres termes, la responsabilisation individuelle en matière de «santé de soi» marquent un «tournant relationnel» en politique de la santé et, partant, dans le domaine de la prévention: le souci de santé de chacun implique le souci de santé de ses semblables, devenus les victimes potentielles de ses propres pratiques déviantes sur le plan des normes de santé.
Ce nouveau régime de responsabilité se traduit à un niveau plus général par une porosité croissante entre santé et droit: la santé s’affirme tendanciellement comme prescriptrice de comportements adéquats aux règles de droit, et le droit colonise les comportements individuels liés à la santé. Cette alliance normative peut avoir d’inquiétants effets. L’un d’eux est le développement de résistances, conscientes ou inconscientes, face au modèle de l’«habitus autocontrôlé» qui est au cœur de la plupart des entreprises de prévention: fumeurs et buveurs récalcitrants, avortantes récidivistes, etc., autant de populations qui semblent échapper, ou vouloir échapper, à l’auto-administration rationalisée de sa santé. Aussi importe-t-il d’être vigilant car le mythe d’une sécurité totale peut conduire des individus à refuser l‘idéal sécuritaire et prendre délibérément le chemin du risque. C’est peut-être là une raison du développement de ce que l’on pourrait appeler une «anti-socialité sanitaire» qui peut prendre la forme d’une subjectivité identitaire autour d’une «culture du risque».
Last but not least, un second effet possible de cette alliance normative est que la responsabilisation individuelle en matière de santé et l’individualisation de la gestion des risques de la santé participent de la dissolution du système de prévoyance basé sur un principe de solidarité. Sans peindre le diable sur la muraille, il est sans doute aujourd’hui particulièrement important de rester vigilants afin que ne s’opère pas le basculement vers la «sanitarisation de l’individu» et l’«individualisation de la santé».