septembre 2002
Daniel Kübler (EPFL, UNIZH, UNIL)
Comme toute activité humaine, la consommation de drogues ne peut être considérée comme un seul acte individuel. Elle est autant acte social, structurée et orientée par des dynamiques de groupes, par des aspects de culture ou de ‘sous-culture’ – bref: par l’environnement social au sein duquel elle se déroule. De prime abord, la question des relations entre les pratiques de consommation et l’entourage social de l’individu consommateur concerne sans doute les réseaux de proximité: famille, amis, collègues de travail, associations de loisir etc. Ils ne feront pourtant pas l’objet de cet article, qui est en effet focalisé sur un type particulier de relations entre pratiques de consommation et entourage social: à savoir sur l’interaction entre les pratiques toxicomaniaques et leur environnement urbain – sujet rarement thématisé dans les réflexions autour des phénomènes de dépendance. Plus spécifiquement, nous interrogerons les expériences faites, en Suisse, avec la gestion de cette interaction par les services de réduction des risques qui se sont multipliés depuis le milieu des années 1980. Ce n’est pas notre but de discuter l’utilité de ces services en termes de santé publique ou d’intégration sociale 1. Nous tenterons plutôt d’argumenter que ces services contribuent à façonner l’environnement urbain de la toxicomanie et agissent ainsi non seulement de manière immédiate sur les pratiques de consommation mais aussi de manière médiate en transformant les règles et les normes de la société (urbaine) face à la consommation de drogues.
En Suisse comme ailleurs, les services de réduction des risques se sont multipliés dès le milieu des années 1980, notamment sous l’impulsion des actions de prévention entreprises pour contrer l’expansion du vih/sida. Des premiers projets pionniers, basés sur le travail bénévole d’une poignée de militants qui distribuaient, de façon plus ou moins légale, seringues et aiguilles aux toxicomanes, on a progressivement passé à l’institutionnalisation de toute une panoplie de services de réduction des risques: automates à seringues, services d’accueil avec remise de matériel d’injection, locaux d’injection, dortoirs d’urgence, projets de logement encadré, offres d’emploi, etc. L’affirmation progressive de la réduction des risques comme un nouveau pilier de la politique officielle consacre non seulement un changement de paradigme important dans la politique de la drogue en Suisse, précédemment axée sur l’abstinence comme seul principe directeur 2. Comme méthode d’intervention, la réduction des risques soulève rapidement la question de la relation des consommateurs de drogues avec l’environnement urbain.
En effet, les services de réduction des risques requièrent nécessairement l’existence d’un lieu protégé pour les consommateurs de drogues, où ils peuvent s’arrêter pour bénéficier des prestations socio-médicales qui leur sont fournies. Pour les consommateurs de drogues, la mise en place de ces services équivaut à une instauration progressive de leur «droit à la ville» (Lefebvre 1968), ainsi qu’à l’entrée en scène d’une nouvelle catégorie d’acteurs qui s’en font les avocats, à savoir les professionnels de la réduction des risques. Au nom de l’efficacité des prestations fournies, ils argumentent notamment que les services doivent se caractériser par un bas seuil d’accessibilité: l’anonymat des clients doit être respecté, aucun jugement ne doit être porté sur la fréquence de leur consommation de drogues ni sur leur mode de vie, et ils doivent pouvoir compter sur l’absence de répression policière à l’intérieur et dans les environs immédiats des services. Dans certaines villes alémaniques, les partisans de la réduction des risques vont même jusqu’à revendiquer les scènes ouvertes de la drogue: la concentration d’un grand nombre de consommateurs de drogues à des endroits définis de la ville rendrait l’encadrement de ceux-ci plus aisé et donc plus efficace.
Bien que posée comme une simple exigence fonctionnelle, nécessaire à l’efficacité des services de réduction des risques, cette revendication que les consommateurs de drogues doivent pouvoir exister dans l’espace urbain a des implications beaucoup plus larges. L’espace est non seulement support pour les différentes activités humaines, il comporte également une dimension symbolique pour les individus qui y vivent et se l’approprient, constituant par là une importante composante identitaire du groupe et partant dans la distinction entre le « nous » et « les autres » (Bassand 1990). La régulation de l’accès à un espace est donc un élément important des rapports sociaux: déterminer qui est habilité à s’arrêter ou à séjourner sur un territoire est un enjeu de lutte. Dans ce sens, la mise en place de services de réduction des risques doit être vue comme une redéfinition du régime existant de la régulation de l’accès à l’espace urbain. Du coup, la population « normale » se voit confrontée à la présence d’un groupe stigmatisé dans la ville, présence en quelque sorte légitimée par les services de réduction des risques. Ces derniers se trouvent ainsi dans l’œil du cyclone des luttes socio-politiques autour de la régulation de l’accès à l’espace. La peur de la criminalité de rue, les résistances contre la prostitution, l’insalubrité, l’insécurité etc., toutes associées – de façon justifiée ou non – à la présence de consommateurs de drogues dans les quartiers, vont rapidement se condenser en une opposition contre des services de réduction des risques.
Plus concrètement, cette opposition fait éclater, dans la plupart des villes en Suisse, des conflits importants autour de l’implantation des services de réduction des risques. Ces conflits se nourrissent généralement de l’opposition, exprimée par des habitants ou (surtout) des commerçants, contre l’installation de tels services dans leur quartier. Mobilisant des instruments d’action politiques (lobbying auprès des autorités, référendums) ou juridiques (recours contre l’octroi des permis de construire), des stratégies de relations publiques (lettres de lecteurs, communiqués de presse), et parfois même la violence (brutalités verbales ou physiques contre les membres de l’équipe des services) 3), ces oppositions sont d’une remarquable efficacité: elles conduisent à la fermeture de bon nombre de services de réduction des risques, à l’abandon de services projetés ou du moins à des retards importants dans leur réalisation. Vers le milieu des années 1990, ces conflits locaux autour de l’implantation des services sont devenus récurrents, et les questions y relatives sont très largement débattues sur la scène politique locale et nationale (Boller 1995). Les débats concernent tant les fondements éthiques et idéologiques de l’approche par la réduction des risques, mais soulèvent également des questions de coexistence spatiale des habitants et usagers de la ville avec les consommateurs de drogues.
Force est donc de constater que ces conflits autour de l’implantation des services de réduction des risques actualisent les relations entre les consommateurs de drogues et leur environnement urbain. La population des villes prend connaissance des problèmes liés à la consommation de drogues. Au gré de ces conflits, elle est confrontée avec une pratique professionnelle de prise en charge qui lui fait voir « le » problème de la drogue non seulement du point de vue de la criminalité ou de l’insécurité, mais montre également la situation des consommateurs, ainsi que les problèmes de santé et d’intégration sociale qui se posent de leur point de vue. Ainsi, il devient de moins en moins recevable de s’arranger avec la toxicomanie en éloignant les consommateurs de drogues de la voie publique – selon le principe « loin des yeux, loin du cœur » – comme cela avait encore été le cas lorsque le paradigme de l’abstinence guidait politique de la drogue avant le tournant du milieu des années 1980. Dans ce sens, les conflits urbains de la réduction des risques ont eu un mérite indéniable: ils ont posé avec force la question du rapport entre la consommation de drogues et la population des villes, et ils ont notamment fait comprendre qu’une gestion de ce rapport était nécessaire.
La nécessité de la gestion de ce rapport apparaît non seulement à la population des villes, mais surtout aux responsables de la réduction des risques. En effet, les oppositions locales prennent une envergure menaçante pour la réduction des risques de manière plus générale: en dépit des majorités politiques en faveur de cette approche, les conflits urbains ne permettent souvent pas de mettre en place les instruments nécessaires à sa réalisation, à savoir les services. Les promoteurs de la réduction des risques prennent conscience que l’accommodement de ces conflits est une condition nécessaire pour un succès durable de l’approche qu’ils défendent. C’est ainsi qu’émerge, dans la plupart des villes en Suisse, la notion de compatibilité urbaine (Stadtverträglichkeit) comme principe directeur pour les interventions en matière de réduction des risques. Le but en est que les services, tout en restant facilement accessibles pour leur clientèle, soient acceptés et respectés par la population des quartiers dans lesquels ils se situent.
Malgré la simplicité de ce principe de compatiblité urbaine sa mise en pratique n’est pas aisée. Pour satisfaire la revendication maximale de la clientèle des services, il faudrait admettre qu’ils soient totalement à l’abri d’interventions policières. Pour satisfaire la revendication maximale de la population des quartiers, il faudrait en revanche faire en sorte que les consommateurs disparaissent de la voie publique. Pour les responsables des services, ces exigences contradictoires demandent de résoudre un double défi: jusqu’où peuvent aller des mesures de contrôle à l’encontre de la clientèle avant qu’elle ne boude le service? Jusqu’à quel degré peut-on admettre que les consommateurs de drogues soient présents et visibles dans les environs du service avant que la population du quartier ne se sente gênée? La gestion de cette relation tendue au niveau des services requiert la recherche constante et quotidienne du juste mélange entre mesures d’attraction (pour les clients) et mesures de contrôle (pour les voisins).
Au fil des années, trois types de pratiques se sont stabilisées à ce propos. Tout d’abord, des règlements ont été formulés à l’intention des utilisateurs des services de réduction des risques, incluant notamment un certain nombre de consignes concernant la conduite à l’extérieur du service. Les clients sont tenus à se comporter de manière ‘civilisée’ dans le quartier, à éliminer de manière adéquate le matériel d’injection, et notamment à ne pas trafiquer ou consommer les produits dans les environs du service. Les infractions à ces règles sont sanctionnées par l’équipe des services. Ensuite, une coordination intense entre travail social et travail policier a été mise en place, mettant ainsi un terme à la guerre des tranchées à laquelle ils s’étaient livrés par le passé. Constamment en étroite communication, ces deux acteurs tentent aujourd’hui de « doser » leurs interventions de façon à soutenir les activités de l’autre plutôt qu’à leur nuire. Enfin, et c’est ce qui nous intéresse davantage ici, des lieux d’échange ont été instaurés pour établir et maintenir les contacts entre les responsables des services de réduction des risques et les habitants des quartiers. Selon les cas, ces échanges se font au sein de réunions de voisinage régulièrement convoquées, dans des groupes de pilotage composés de représentants de la population de quartiers, par le biais de consultations écrites, ou encore au gré de contacts informels et individuels entre l’équipe d’un service et les voisins. Ces échanges entre les services de réduction des risques et la population des quartiers permettent non seulement aux responsables de « prendre la température » à propos d’éventuelles nuisances ou problèmes et de réagir rapidement. A la population des quartiers, ces lieux d’échange offrent un forum pour exprimer des craintes et formuler des plaintes. L’acceptation des services par le public urbain s’en est considérablement améliorée.
Pourtant, il est important de constater que le succès du dialogue entre les services et leur quartier ne semble pas tellement reposer sur les modifications apportées réellement à la gestion des services sur proposition des voisins. Ces modifications sont généralement assez anodines: l’installation de crochets pour attacher les chiens qui appartiennent aux clients du service, fermer une fenêtre en été pour éviter le bruit, balayer le trottoir avant la fermeture du service le soir…
Cela incite à croire que l’acceptabilité des services, et donc leur intégration urbaine, dépend moins des mesures réelles entreprises sur proposition des voisins, mais bien plutôt par la seule existence du dialogue entre le service et son quartier. En d’autres termes, ce n’est pas tant l’implication active des habitants du quartier dans la gestion d’un service qui compte, mais plus simplement le fait de les informer, d’offrir la possibilité de s’exprimer, et de prendre au sérieux leur point de vue 4. Si elle est convaincue qu’elle peut faire confiance aux responsables des services, la population des quartiers manifeste en effet une compréhension et une tolérance considérables, même à l’égard de situations qu’elle considère comme problématiques.
C’est ici sans doute le signe le plus clair de l’impact de la réduction des risques au niveau des attitudes et des opinions de la population urbaine à l’égard de la consommation de drogues. La mise en place de la réduction des risques dans la plupart des villes a été longue et conflictuelle. Elle a suscité beaucoup d’émotions, absorbé des énergies considérables, causé de chauds débats. Ce qui reste au bout de ce processus, ce n’est pas seulement une meilleure intégration urbaine des services de réduction des risques. C’est également une expérience d’apprentissage collectif, non seulement du côté des intervenants, mais également du côté du public urbain plus large, qui a pris conscience de nouvelles facettes du « problème de la drogue » et qui a aujourd’hui une vision plus nuancée de celui-ci. En particulier, les attitudes aujourd’hui largement positives de la population des quartiers vis-à-vis des services de réduction des risques 5 témoignent, à notre avis, d’une volonté manifeste de voir les problèmes relatifs à la consommation de drogues dans une optique d’ensemble et de contribuer à leur gestion, plutôt que de faire l’autruche en demandant l’éloignement pur et simple des consommateurs. En témoignent également les approbations répétées, lors de votes populaires locaux, cantonaux ou nationaux, de la politique de la drogue dite des quatre piliers, qui refuse les solutions simplistes pour miser sur une approche différenciée.
Sans aucun doute, la concrétisation – lente et conflictuelle – des interventions de réduction des risques dans les quartiers urbains a changé les attitudes de la population à l’égard de la consommation de drogues et des problèmes qui y sont liés. Mais la modification de ces attitudes, a-t-elle également un effet – en quelque sorte en rétroaction – sur les pratiques de consommation elles-mêmes? En l’absence d’enquêtes empiriques sur ce sujet, il est difficile de répondre à cette question sans céder à la spéculation. Néanmoins, deux pistes peuvent être indiquées, susceptibles de nourrir une réflexion ultérieure, plus approfondie.
En premier lieu, il est important de noter que la vision aujourd’hui plus nuancée sur la consommation de drogues semble admettre que la consommation contrôlée de drogues illégales est possible. Les services de réduction des risques, notamment par le biais des statistiques sur les pratiques de leurs utilisateurs, ont montré qu’une proportion importante de leur clientèle était socialement intégrée et peu dépendante. Ils ont ainsi contribué à la prise de conscience que le problème de la drogue n’est pas tellement lié à la consommation de drogues en elle-même, mais plutôt au passage d’un usage non-problématique à un usage dépendant. Il n’est certainement pas aberrant de penser que la diffusion de cette vision-là des choses peut avoir une influence sur les pratiques de consommation. Ainsi, l’on sait que la plupart des consommateurs de substances psychotropes mettent en œuvre des stratégies par le biais desquelles ils espèrent pouvoir contrôler leur usage de ces substances 6. Cependant, contrairement aux drogues légales pour lesquelles ces stratégies connaissent une certaine publicité (p. ex. dans la prévention de l’alcoolisme), peu est connu sur les stratégies prometteuses pour un usage contrôlé des stupéfiants illégaux qui, de plus, ne se transmettent que de bouche à oreille. Dans ce sens, il est concevable que l’attitude aujourd’hui plus nuancée du public à l’égard de la consommation de drogues contribue à améliorer la diffusion des expériences et des connaissances sur les pratiques d’usage contrôlé des psychotropes, même illégaux. On peut espérer que cela facilite la prévention des passages de l’usage de stupéfiants non-problématique à un usage problématique.
Deuxièmement, l’acceptation et le soutien des mesures de réduction des risques au sein du public plus large traduisent également une image changée du toxicomane dépendant. Plus précisément, dans l’image qui prévaut aujourd’hui, celui-ci apparaît avant tout comme un malade plutôt que comme un criminel ou un déviant. De plus, le succès de l’approche par la réduction des risques a montré, aux yeux du public, qu’il était possible de responsabiliser ces individus – malgré leur consommation dépendante – à l’égard de leur santé physique, mais également à l’égard de leur environnement urbain. En effet, les services de réduction des risques ne promeuvent pas seulement les pratiques de consommation à moindres risques, mais également les comportements ‘acceptables’ par rapport aux autres habitants et usagers de la ville. Sans doute cela a-t-il contribué à une dé-stigmatisation des toxicomanes gravement dépendants qui se fait remarquer, pour ceux-ci, par une baisse certaine du stress souvent associé à la consommation de drogues illégales. L’attitude changée à l’égard des toxicomanes dépendants permet à ceux-ci non seulement de retrouver une certaine autonomie à l’égard de leur trajectoire personnelle, mais leur offre également des possibilités nouvelles pour se réapproprier leur environnement urbain et ainsi pour reconstituer des liens sociaux perdus7 .
In fine, la mise en place de la réduction des risques en Suisse, ainsi que les modifications de la relation entre la consommation de drogue et son entourage urbain qui en ont résulté, apparaissent donc comme une expérience très largement positive. Il faut constater, cependant, que ce processus s’est limité essentiellement aux pratiques ayant trait à l’usage de drogues dites dures comme la cocaïne et l’héroïne, et notamment à l’usage par injection. Il est vrai que cette limitation paraît relativement logique, vu le rôle moteur de la problématique du vih/sida dans ce processus. Mais quid des nouvelles substances, quid des nouvelles pratiques d’usage qui n’impliquent pas l’injection? Ce sont des thèmes qui ont été plutôt en marge des débats socio-politiques sur la politique de la drogue durant les années 1990, comparés à l’importance qu’y prenaient les questions relatives à l’intégration urbaine de la réduction des risques. On pourrait ainsi souhaiter que les enjeux liés à d’autres substances psychotropes, légales ou illégales, occupent davantage le devant de l’agenda public.
L’histoire de la mise en place de la réduction des risques en Suisse a en effet montré que le débat public large, controversé, émotionnel et conflictuel, a débouché sur une vision plus englobante et plus nuancée de la situation. Dans ce sens, l’engagement pour un débat sociétal sur la consommation de substances psychotropes peut également être vu comme une manière de promouvoir une vision systémique des problèmes de dépendance.