septembre 2002
Christian Mounir (Service de santé de la jeunesse)
Bien que ce texte ne prétende pas à l’exactitude scientifique, nous n’avons pas trouvé utile de livrer ici de simples opinions. Nous nous sommes efforcés de fournir à nos réflexions une assise aussi conforme aux «faits», tels qu’on peut légitimement prétendre à les établir en sciences humaines, en n’exprimant d’avis que s’il trouvait écho dans le corpus des «savoirs savants» fondés sur les critères reconnus de la recherche. Il nous importe aussi de lever toute ambiguïté sur nos intentions ou nos objectifs en insistant bien dans ce préambule que la critique sociale n’est pas la critique des acteurs sociaux concrets et personnalisés. Critique systémique au contraire, elle cherche à identifier les logiques internes dans lesquelles sont pris, agissants et agis à la fois, les acteurs sociaux. Ils y conservent une marge de liberté tout en n’y faisant pas ce qu’ils veulent et, surtout, les effets de leur action s’écartent bien souvent de leurs attentes.
En quoi l’institution ou le système scolaire pourraient-ils jouer un rôle codépendant dans la consommation de produits1 ? Il n’existe pas d’étude directe fournissant des données de référence sur cette question. Toutefois, on peut inférer certaines réponses en manière d’hypothèses, avec grande probabilité, du solide corpus d’études qui s’est accumulé depuis une trentaine d’années tant au niveau du sujet du malaise scolaire qu’à celui d’une partie de la jeunesse et qui conduisent à la manifestation de conduites dites problématiques – que nous nommerons simplement symptomatiques2 . Un large consensus règne ainsi chez les épidémiologistes de la santé mentale et chez les chercheurs en «adolescentologie» sur les caractères relativement comparables, interchangeables et associatifs de ces conduites symptomatiques.
L’être humain est un être de relation et ses conduites sont toujours des adaptations relationnelles à son milieu. A ce titre, les conduites humaines sont de manière générale symptomatiques. Nous allons donc considérer ici la consommation de produits dans l’école comme un symptôme de la relation élève/école.
Le formidable essor économique des «trente glorieuses» a contribué à la formation et à la diversification d’importantes classes moyennes, autant qu’à un développement techno-scientifique ininterrompu. La conjonction de ces deux facteurs a créé de forts besoins sociaux en matière de développement du savoir et de la formation qui se sont exprimés, notamment dans les mouvements de 68, en faveur d’une «démocratisation des études». Les attentes sous-jacentes à l’élargissement du partage du savoir étaient doubles: l’accès généralisé au secondaire et l’égalité des chances de réussite. Or, la réalité sociale s’est opposée sournoisement, de manière structurelle, à cette illusion égalitaire par un processus de «démocratisation ségrégative» fait de sélection et d’échec qui s’introduisit jusqu’à l’échelon primaire. Et ce, en dépit des meilleures intentions des acteurs sociaux scolaires, indépendamment de mesures de correction et de plans de lutte contre le redoublement et l’échec! Le statut social et, surtout, la richesse demeurent les meilleurs garants de la réussite, bien avant l’organisation du système scolaire et l’effort pédagogique! Paradoxe : c’est même plutôt l’illettrisme qui semble progresser… Peut-être en raison de la prévalence donnée par l’école à la motivation extrinsèque, la culture écrite et la mémoire lexicale, efficaces facteurs implicites de sélection.
Une école à l’abri des contradictions sociales et, de plus, qui tende à en réduire les inégalités s’avère un mythe idéaliste! Une école hors de la réalité, en somme. De grandes études quantifiées, reposant sur des analyses statistiques fouillées sont venues nous rappeler que l’école ne produit pas la division sociale – elle la sanctionne. C’est pourquoi les projets de réforme les plus audacieux sont sans effet majeur sur ce plan.
Ce n’est pas à dire que l’école ne change pas. Au contraire, elle s’adapte à l’évolution sociale et s’applique à remplir sa tâche, non par des transformations massives mais toujours par une succession de mesures et de réformes ciblées. Ce qui en définitive ne touche jamais au cœur du problème et le but déclaré de démocratiser se solde par une pérennisation de la discrimination à travers la diversification des voies et des filières dont les EDD, les maturités professionnelles, les HES et les nouvelles maturités sont des consécrations récentes. Au bout du compte, la tendance est plutôt à l’accentuation des inégalités. Un travers majeur de ce processus est la désinstitutionnalisation de l’école, qui devient une offre de marché, induisant par là-même une démarche mercantile des élèves, changeant fondamentalement leur rapport au savoir . Ils s’écartent de plus en plus du modèle du «bon élève» idéalisé par les enseignants au profit d’une attitude pragmatique de rapport utilitariste au savoir, «a-culturelle», ciblée sur le calcul de l’effort à consentir pour «passer» et, paradoxalement, le stress est induit par la mémorisation impérieuse de données sans représentation et qui ne constituent pas une culture – juste pour réussir l’épreuve. L’important, c’est de passer, d’être promu, pas nécessairement d’apprendre et de maîtriser durablement des connaissances et des compétences. Et tant qu’à consommer stressé, pourquoi ne pas s’aider un peu…
Cette attitude procède aussi de la dévalorisation de la place et du rôle de l’école ainsi que de l’image de l’enseignement. La modernité et la dérégulation néo-libérale ont ôté à l’école une bonne part de sa légitimité. La réussite scolaire n’étant plus garante d’un avenir perçu comme incertain, l’école ne tient plus ses promesses et le savoir est déprécié. Il n’est plus le lieu d’un haut investissement symbolique. La démarche utilitariste au résultat signe ici une perte de sens. De plus, les médias lui font une concurrence souvent à leur avantage.
D’autre part, le modèle néo-libéral introduit dans l’école une forme de new management individualisé où chacun est responsable de sa formation et d’inventer les solutions aux problèmes qu’il rencontre. La classe et toute fonction de groupe éclatent, et ainsi les solidarités, au profit des formations à niveaux et «à la carte» faisant fi des apports de la psychopédagogie qui a démontré que l’apprentissage s’effectue le mieux en groupe hétérogène en se confrontant aux difficultés de compréhension les uns des autres (interaction structurante en situation de résolution de problème). Le seul principe d’unité qui demeure est le travail sur soi qui doit être accompli afin de se percevoir comme auteur de son parcours. S’impose alors un nouveau modèle éducatif dominant, la compétition. Il renvoie à la responsabilité et à l’engagement des individus dans la construction de leurs destinées. FORTIN montre qu’on peut décrire alors une sociopathie liée à l’école chez des élèves engagés dans la course à l’excellence, de leur propre gré ou sous la pression familiale. Le travail personnel envahit toute la sphère privée jusqu’à des journées de seize heures. La peur de l’échec provoque chez certains toutes sortes de troubles des conduites alimentaires, du sommeil, des syndromes dépressifs, des consommations de produits et jusqu’au suicide.
Pour ceux qui n’y parviennent pas, c’est la désillusion, le découragement et la désaffection. La spirale de l’échec dévalorisant avec l’angoisse à la clef et l’apparition éventuelle d’une symptomatologie toute semblable. Certains «dégringoleront» dans des filières dépréciées par des voies que visualise l’organigramme du Cap C’O du 13 février 2002 3 et qui donne le vertige. Ils deviendront les «exclus de l’intérieur», selon l’expression de BOURDIEU, en proie au désarroi de leurs attentes déçues et iront grossir la cohorte des «futurs ouvriers» de l’enseignement technique et professionnel où la consommation de produits constitue un mélange de dérivatif, de provocation et de mécanisme de défense contre un système haï et contre la dépréciation de soi qu’il a induite.
Dans une revue de question sur l’autoconsommation médicamenteuse, nous avons relevé l’augmentation généralisée chez les jeunes de l’usage autoprescrit d’analgésiques, de sédatifs-psychotropes et de tranquillisants mineurs, corrélatif à celui de psychotropes légaux et illégaux, alcool, tabac et cannabis en réponse aux situations précitées. Nous relevions que, dans une société où la consommation est le fondement du rapport au monde et où les fortes concentrations humaines tendent à uniformiser les comportements, la complexité de la vie sociale, économique, familiale et scolaire engendre des vécus de difficulté que l’idéologie hédoniste-immédiatiste ambiante ne fait qu’exacerber, rendant ces vécus peu supportables surtout chez des jeunes en demande légitime d’épanouissement et d’avenir. Le stress, la compétition, la sélection, l’échec et l’exclusion en tant que violences institutionnelles sont le terreau idéal de la recherche et de l’apprentissage de conduites de sédation et de consommations compensatoires.
Paradoxalement, la massification et l’allongement de la durée de scolarisation ont considérablement renforcé le rôle, implicite, socialisateur et identitaire de l’école! Or, cette socialisation se heurte à la fois à la désinstitutionnalisation de l’école et à son impréparation à remplir cette fonction intégratrice dans ce nouveau contexte de masse. D’abord en raison de la structuration spatio-temporelle de l’enseignement, mais aussi par l’impréparation et le manque de moyens des enseignants à investir l’école comme « lieu de vie » socialisé et formatif en y assumant un important rôle d’encadrement socio-culturel et éducatif. Force est de reconnaître aussi chez les enseignants la perte de la «relation éducative», tant elle ne va plus de soi, dans un contexte de disparition des consensus idéologiques et d’incertitude éthique engendrant le repli a minima sur l’aspect de la profession le moins contestable, la transmission du savoir. Du reste, ils y perdent leur latin et se cabrent, parfois sur des positions passéistes, comme le mouvement ARLE à Genève, ou de refus plus ou moins teinté de corporatisme – ou sombrent dans l’épuisement. «Les maladies longues sont de plus en plus nombreuses, le burn-out est une réalité courante (…) On nous demande de plus en plus de travail éducatif sans nous en donner les moyens ni le temps. Nous devons nous adapter à une nouvelle génération d’élèves dont les références culturelles (vocabulaire, habillement, natel et trottinettes (sic!)) nous échappent… » relève le «Journal des maîtres – FAMCO – Infos».
Comme abandonnés à eux-mêmes, les jeunes sont livrés alors à un processus de socialisation par les pairs exclusif (la socialité des pairs n’étant pas que négative par ailleurs, cf. Rayou), constitué d’une culture de masse «de pacotille», égalitariste, informelle, télévisuelle et consumériste et de délégitimation de l’école et des adultes. Le lien social se délite, les relations sont souvent dominées par l’impératif du look, la nécessité «d’assurer», de n’être pas «bouffon», de frimer. Se propagent et s’uniformisent alors aisément des conduites de conformité aux normes du groupe, assurant la prégnance autant que la banalisation d’une panoplie de conduites symptomatiques du malaise de cette néo-socialité déstructurée. Un récent rapport sénatorial français souligne que les groupes de pairs exercent un effet d’entraînement et d’imitation à partir de l’adolescence. La conduite de ces individus change et favorise l’entraînement: des «bêtises» sont plus facilement commises. Certaines sont d’ordre initiatique, certaines ne s’expliquent que par une sorte de psychologie de groupe, une sorte de «coup de tête» collectif. Beaucoup d’actes dans ce cadre ne sont pas prémédités. Mais, alors qu’ils pourraient constituer un espace utile de construction de l’enfant, lui apprenant les règles de la socialisation et le respect des autres, les groupes de pairs, par absence d’encadrement, exercent souvent une influence négative sur les adolescents. Les jeunes laissés à eux-mêmes deviennent très vite potentiellement à risques (…). Se transmettent alors et se cultivent les conduites symptomatiques les plus diverses, de la consommation de produits à l’incivilité, l’insulte et la petite délinquance.
Le même rapport remarque la raréfaction, voire, parfois, la disparition des modes de contrôles sociaux infra-institutionnels de la jeunesse – c’est-à-dire la démission des adultes. Or, c’est bien ici encore qu’intervient l’absence grave d’investissement de l’établissement et de ses «moments» spatio-temporels en tant que lieux de vie par ses acteurs adultes car, comme le rappelle P. LASSUS, président de l’Union française pour la sauvegarde de l’enfance, l’institué est la représentation de la parentalité et donc, fréquemment, de la dysparentalité. Pour qu’elle joue son rôle d’accompagnement structurant, la fonction de parentalité de l’institution et des adultes auxquels sont confiés des jeunes doit au moins satisfaire à trois exigences: assurer leur protection, couvrir leurs besoins, notamment éducatifs, psychologiques et affectifs et, enfin, leur donner la possibilité de grandir en se réalisant pleinement – c’est-à-dire devenir des adultes (id.).
En foi de quoi, Ph. MEIRIEU plaide en faveur d’un vaste programme à la fois de remodelage des activités scolaires et d’organisation de la vie sociale à l’école. De ré-institutionnalisation en vue de fabriquer du lien social, pour réinventer des formes acceptables de vie en société et passer «de la maison-fantôme à la cité scolaire».
De son côté, la fonction identitaire se focalisant sur le groupe de pairs se distancie d’autant des valeurs scolaires qu’à leur aulne l’adolescent est en difficulté. Mécanisme de défense légitime qui permet de se protéger d’une excessive dévalorisation. Et d’autant plus qu’il faut dire ici à quel point certains enseignants mesurent mal la profondeur de la blessure narcissique que peuvent infliger certaines de leurs remarques. Nous n’avons que trop souvent recueilli les propos dépités et les plaintes d’adolescents à l’occasion de remarques dévalorisantes, voire d’attitudes dépréciatives d’enseignants. Or, un sondage effectué dans le cadre d’un récent Rapport ministériel sur «la souffrance psychique des adolescents..», phénomène dont l’extension croissante ne laisse pas d’inquiéter, apporte ce résultat très révélateur, que les jeunes attendent avant tout que (…) les adultes les aiment! Or, trop souvent, l’attitude de ces adultes est en question: «lorsqu’un enfant est «mauvais» à l’école, eh bien, il est mauvais obligatoirement jusqu’à 16 ans, six heures par jour!» tonne le sociologue Sébastian ROCHE.
L’échec scolaire a fait l’objet de nombreux travaux et de non moins nombreuses tentatives de remédiation qui n’ont jusqu’ici guère donné de satisfaction, nous en avons déjà parlé. De l’étendue de ses conséquences, pas. Or, elles dépassent souvent ce que les adultes veulent bien en voir, acceptent d’en reconnaître. Lors d’une réunion de professionnels consacrée à la présentation du programme «Supra-f» à l’OFSP, une revue de question présentée en préambule soulignait que les deux facteurs protecteurs de l’équilibre psycho-affectif les plus généralement retrouvés comme discriminants dans les études sur les risques de marginalisation chez les jeunes, sont l’intégration familiale et l’intégration scolaire. En conséquence de quoi, il apparaît impératif que l’école assume sa responsabilité d’intégration sociale jusqu’au bout, sans se voiler la face en reléguant à d’hypothétiques «autres» une tout aussi hypothétique tâche de relais. Elle ne saurait être cet «hôpital qui soigne les bien-portants et met dehors les malades» comme l’écrivaient les enfants du village de Barbiana dans leur Lettre à une maîtresse d’école. Echapper à cette responsabilité relèverait sinon de la négligence dont nombre d’études nous certifient qu’elle est le problème d’adaptation le plus prévalent chez les jeunes, ce qui souligne à nouveau, sous un autre angle, l’abandon par les adultes de leur fonction symbolique de parentalité et leur démission de leur responsabilité sociale éducative.
Par ailleurs, de cette même négligence et de ce même abandon, signes aussi des pertes de repères socio-culturels évoqués plus haut, relèvent les attitudes de minimisation ou de feinte ignorance des adultes de la communauté scolaire devant les conduites symptomatiques des jeunes dans le cadre et les alentours directs de l’institution. Ce qui est demandé, et par les jeunes eux-mêmes, c’est une présence, une manifestation d’intérêt pour eux et, pour paraphraser Michel FOUCAULT, le souci de l’Autre.
Des «débordements» bien regrettables, qui se sont produits de la part de quelques enseignants au cours de séances de spectacle d’un théâtre-forum sur le thème du haschich, mettent aussi en lumière les contradictions des adultes en matière de pratiques et de philosophie de consommation de produits. Certains adultes affichent ainsi une connivence de mauvais aloi avec des jeunes manifestant leur intérêt pour des produits. Nul n’est sans doute tenu à la perfection, si tant est qu’on puisse la définir. Toutefois, dans tous les cas de figure, la défection de l’adulte, non comme modèle idéal, mais comme garant de la Loi et comme responsable du cadre de vie, ne peut induire chez l’enfant et l’adolescent, en construction, que des troubles du sens et des valeurs. Il convient donc que les enjeux, les rôles et les responsabilités soient clairement définis. Les adultes doivent se conduire en adultes et n’ont à aucun titre à entrer avec des élèves dans une «communauté d’illégalité», même implicite ou par omission.
Lors d’un groupe de discussion à la suite d’une séance de visionnement du film Helldorado du cinéaste genevois Daniel SCHWEIZER, une responsable d’école post-obligatoire émue avouait courageusement avoir reconnu dans l’un des protagonistes de cette «nouvelle tribu échouée» un élève dont elle avait refusé l’inscription en raison de son apparence. L’aboutissement de l’échec et de la désinsertion, c’est parfois la rupture et la marginalisation sociale. De plus en plus d’adolescents en sont victimes et de plus en plus jeunes. Et là, les consommations deviennent outrancières.
L’adolescence et la jeunesse sont aujourd’hui relativement fragilisées par la crise économique autant que par la perte de repères qui touchent aussi leurs aînés – et leurs parents souvent – dans une société aux références pluralistes et largement vidée de substance culturelle porteuse de sens et unificatrice. Or, peut-être la question la plus importante qui peut se poser à un adolescent dans son devenir est la question existentielle fondamentale du sens de la et de sa vie. L’école, à la fois facteur de culture, de socialisation et d’identité est un lieu capital où ce sens peut s’élaborer. Sa tâche est d’assumer pleinement sa parentalité symbolique en accueillant les enfants, en les protégeant et en assurant leur épanouissement en aménageant le cadre contraint et inévitable de la reproduction sociale, comme l’expérience de l’école finlandaise semble démontrer la possibilité. Et notamment en mettant en œuvre les principes du Réseau européen des écoles-santé tels qu’énoncés dans la Résolution de la Conférence de Thessalonique-Halkidiki des 1er-5 mai 1997 4. Afin de réduire, voire contrôler ainsi les facteurs de codépendance dont elle peut être porteuse.