septembre 2002
Dan Véléa (Centre Médical Marmottan)
Dans une société confrontée à la concurrence, victime d’un « culte de la performance » sans précédent, victime d’une désagrégation du sens et de la notion d’individu, la consommation des substances psychoactives dépasse les limites des pratiques de confort pour ressembler aux véritables pratiques toxicomaniaques. Selon Ehrenberg, les « dopants de la société concurrentielle sont des drogues d’intégration sociale et relationnelle » 1. Le surpassement du soi, mais aussi le rapport à l’Autre, justifie et cautionne le recours à ces substances. On voit aussi apparaître et se développer des conduites addictives (jeu pathologique, addiction Internet et aux jeux vidéo ou on-line), conduites inquiétantes pour les spécialistes, mais souvent présentées comme très rassurantes pour les parents 2.
La pratique quotidienne met de plus en plus en évidence une évolution des comportements de consommation des substances psychoactives, dans le sens d’un élargissement du champ d’inclusion. De plus en plus, les toxicomanes sont devenus des polytoxicomanes. Selon Véléa et Hautefeuille 3, la défonce classique aux opiacés ou à la cocaïne laisse la place aux mélanges entre des produits « respectables », qui bénéficient d’une autorisation de mise sous marché (les médicaments psychotropes, les substances dopantes), et les produits « archi-connus » et « archi-répertoriés » (héroïne, cocaïne, alcool, cannabis et plus récemment les drogues de synthèse).
La société moderne présente souvent les rapports interindividuels comme des rapports de force ou de concurrence. Dans ce contexte, les médicaments psychotropes et les produits stimulants en tout genre (drogues, plantes) deviennent les sources d’une meilleure intégration et d’un apaisement. Les contraintes sociales deviennent supportables, et l’individu garde l’impression de devenir indépendant tout en restant socialisé. Finalement, le problème de l’autonomie et de l’indépendance de l’individu est résolu par l’usage des produits stimulants. Comme le souligne Ehrenberg, les nouvelles drogues se trouvent au carrefour de l’histoire: jusqu’alors, les drogues avaient une image de marginalité, d’aliénation, de déviance sociale. Depuis peu, et surtout dans l’avenir proche, les drogues ont une image de socialisation, d’intégration et d’insertion. L’arrivée dans le champ de la consommation quotidienne des médicaments psychotropes, véritables moyens d’instrumentalisation chimiques de la maladie sociale, marque un tournant majeur. Un exemple frappant est celui de la prescription médicale de substances psychoactives censées rendre les usagers beaucoup plus performants, en meilleur état de combat et aptes à s’adapter à toute situation. Le cas des familles médicalement assistées est un véritable drame dans les sociétés modernes (occidentales mais aussi émergentes comme dans les pays de l’Est). Il n’est pas rare de rencontrer des personnes qui rencontrent dans leur entourage familial un univers médicalisé, où la place du cachet est celle de panacée. L’analyse de la codépendance doit prendre en compte ces situations qui expriment une véritable détresse sociale et personnelle, situations qui se trouvent souvent parmi les origines des futures pharmacodépendances. Combien de fois parmi nos patients toxicomanes, l’image de la pharmacie familiale apparaît-elle de manière régulière? Combien de nos patients présentent-ils des séquelles toxicomaniaques suite aux prescriptions familiales de tel ou tel cachet censé amener le sommeil ou le calme de l’enfant perturbé et angoissé par sa scolarité, par ses interrogations d’adolescent ou simplement parce qu’il est fatigué de son devoir de paraître parfait? Il n’est pas rare de voir des adultes (plus ou moins jeunes) qui consomment régulièrement le traitement anxiolytique d’un de leur parents, souvent avec l’accord de ce parent. Il n’est pas rare de rencontrer des parents qui sont contents du fait que leur enfant passe des nuits entières sur Internet, dans des chats et groupes de discussions, ou dans les salles de jeu on-line, et s’avouent prêts à investir dans du matériel informatique sophistiqué afin de garder un œil sur leurs enfants. N’est-ce pas là un autre exemple de codépendance, où la défonce médicamenteuse ou addictive sert, en dehors de son rôle d’amortisseur dans la relation familiale, de facteur de contrôle?
Les psychotropes trouvent leur place dans le contexte de défaillance des institutions sociales, mais il ne faut pas oublier aussi les manquements de la cellule de base de la société, la famille. Dans une société qui se définit de plus en plus comme une société de l’assistanat et de la protection excessive, l’individu est réduit à une place insignifiante d’où toute démarche semble difficile.
Les modifications de l’état de conscience (gages pour certaines personnes d’une meilleure adaptabilité, d’une meilleure responsabilisation individuelle, d’une augmentation des capacités socioprofessionnelles) ont dépassé le phénomène de mode. La recherche des réalités multiples (sorte d’articulation entre la réalité ordinaire et les réalités imaginées ou créées par la virtualité) peut justifier le recours aux techniques ou produits inducteurs.
Les jeunes, mais aussi beaucoup d’usagers de produits classiques, sont à la recherche des états de conscience modifiée, mais pas dans le sens des images classiques qui allèguent la recherche d’un état d’altération de la conscience. Se défoncer, gober semblent être, dans la représentation de ces personnes, le moyen de mieux s’accepter et se faire accepter.
L’usage de produits inducteurs d’empathie génère une facilité de la communication. Celle-ci (ressentie comme un besoin accru) est de nature verbale, mais reste souvent superficielle. C’est bien la communication non-verbale et le sentiment d’intégration au groupe qui représentent, je le pense, l’un des aspects les plus remarquables de ces inducteurs. La présence de l’autre, son contact ne serait-ce que quelques secondes, la mise en commun et le partage sensoriel, émotionnel, et finalement l’émergence du plaisir sont des facteurs recherchés.
Pour étayer, en référence à la synesthésie, le trip induit par le LSD a été comparé aux images fractales obtenues sur l’ordinateur, avec tout le cortège d’avalanches sensorielles qui s’enchaînent. Beaucoup de vécus sensoriels sous produits se rapportent à ces expériences. Le fait d’avoir vécu des tels états permet l’établissement de liens privilégiés entre les usagers, devient parfois une condition d’acceptation dans le groupe initiatique.
Pour mieux comprendre cette possible évolution sociale, il faut souligner la tendance actuelle qui privilégie l’apparence au détriment de la confrontation avec la réalité. L’apparence devient un repère suffisamment réaliste pour être crédible. Les nouvelles conditions de vie de l’être moderne (la concurrence, la lutte pour une meilleure place, pour l’obtention d’un meilleur profil, la quête effrénée de satisfaction affective) rendent souvent indispensable le recours aux substances psychoactives. Le look et l’apparence de réussite deviennent un objectif primordial.
L’aspect néo-individualiste de la société moderne, où chaque individu doit s’inventer dans le présent et s’adapter aux vicissitudes, génère de plus en plus de loosers, des personnes en état de détresses sociale et individuelle. La notion de destin non-maîtrisable, le problème du « no future » expliquent l’apparition de nouveaux stigmates.
Dans ce contexte d’inadaptation, les drogues apparaissent de plus en plus comme un important vecteur social du bien-être. La place des médicaments psychotropes est très importante dans le traitement de mal-être social, la société faisant l’apologie du recours à ces produits licites, réputés panacées et solutions. Dans les situations de crise, les médicaments psychotropes apparaissent comme d’excellentes techniques d’adaptation et intégration pharmacologiques. Pour cette raison, il faut insister sur le danger des classifications « toute drogue et toute addiction », mettant sur le même plan les médicaments, l’héroïne, le crack, l’alcool, le tabac et même le sucre et qui amènent le danger du relativisme à outrance, source de confusions. On voit une tendance à populariser le bienfait de telles expériences d’adaptation à travers des livres, des émissions télévisées, des films.
Maniguet a publié en 1990 Le Guide de l’homme d’action 4, dans lequel il établit la liste des moyens existants mis à la disposition des adeptes des sports à risques. En dehors de l’alimentation et du dopage, le livre consacre une bonne partie de son contenu aux substances pharmacologiques qui possèdent des propriétés « stimulantes ». On voit là une caution, et pourquoi pas une incitation, à la création de nouvelles pratiques de consommation, dont l’objectif final serait le bien-être, se dépasser et mieux vivre son existence (ou peut-être mieux se supporter?).
Dans la continuité, le phénomène à la mode est le dopage. Se surpasser coûte que coûte, prendre des risques pour pouvoir devenir meilleur, améliorer ses performances sont des leitmotivs modernes. Les mélanges sont très dangereux, la connaissance du potentiel toxique des substances rend ainsi une dimension ordalique aux conduites de dopage rencontrées dans certaines disciplines. Le scandale du cyclisme, de la natation et de l’haltérophilie, doit nous interroger aussi sur le rôle joué par les mass médias, mais surtout par ceux qui se trouvent finalement être des consommateurs par procuration d’images et de sensations, à savoir le public qui s’avère être un facteur important dans l’escalade du dopage: la demande des performances sans cesse renouvelées, de meilleurs exploits pousse les sportifs à user de ces substances.
De même, une nouvelle forme de dopage apparaît, celle du sportif lambda qui pratique une activité sportive sans intérêt financier, sans retombées médiatiques. Pourtant, beaucoup de ces sportifs occasionnels se trouvent en situation de consommation, sans aucun suivi médical, sans contrôle. La seule motivation est la course pour la performance, contre ses propres limites. Les dangers de la créatine, ou des substances nutritives largement répandues, sont de plus en plus mis en évidence dans la presse spécialisée et, pourtant, les quantités commandées sont en augmentation exponentielle. Dans les sports jugés à risque, la confrontation aux limites (personnelles mais aussi celles des lois physiques) prend souvent l’aspect d’un affrontement. Pour la plupart de ces héros, cet affrontement permet de mettre en évidence des attitudes contre-phobiques et la question de l’estime de soi. La notion de déresponsabilisation de ces sportifs mérite d’être étudiée attentivement, la plupart étant conscients des risques encourus par eux-mêmes, mais aussi par les éventuels sauveteurs qui partiraient à leur rescousse (le cas des alpinistes bloqués quelques jours qui ont vendu leurs exploits, le mépris de l’Autre, et le besoin d’affirmation à tout prix).
L’usage actuel des psychotropes pose la question du lien social dans une société qui contient de plus en plus d’individus isolés. Ceux-ci construisent leur identité, rêvent de dessiner leurs propres chemins dans la vie et, devant des contraintes de plus en plus nombreuses, se réfugient dans leur « tour d’ivoire », s’isolent et essaient de construire leur propre monde. Ce monde, sorte de « cocon » protecteur, est un refuge, un lieu sacralisé. L’isolement se traduit pour certains par un vide affectif à remplir à travers l’usage des produits psychoactifs, par un repli dépressif sur soi, par une quête d’identité et une sérénité spirituelle. Les mouvements sectaires et les groupes identitaires trouvent leur terrain de recrutement parmi ces nouveaux paumés.
L’analyse du lien implique la superposition des espaces individuels, familiaux, sociaux et communautaires. L’interprétation du lien en termes de filiation et d’affiliation permet d’apprécier les interférences entre les générations, les créations identitaires et l’appartenance à un groupe. L’espace individuel est marqué par une absence d’estime de soi, par un manque de repères. Les individus se retrouvent de plus en plus confrontés aux dures réalités du monde contemporain. Les ensembles familiaux, souvent défaillants, n’aident pas à la construction et à la constitution de ces repères. Les problèmes d’acculturation et de déracinement sont souvent des causes de défaillance. L’engrenage des performances sociale et professionnelle contribue aux désinvestissements parentaux, le lien intrafamilial étant le premier à souffrir.
Dans le contexte de la crise d’adolescence, la notion de catastrophe, avec les changements inéluctables (crise narcissique, identitaire), s’accompagne souvent de phénomènes non seulement individuels, mais aussi groupaux. Les groupes (structurés autour d’un idéal du Moi réparateur), et la notion de pratiques d’initiation, ont pour certains jeunes la fonction de remplissage de leur vide identificatoire, d’accompagnement.
La plupart des groupes à risque sont générateurs de passages à l’acte auto- et hétéro-agressifs. La violence est souvent liée à la déstructuration des liens et la désagrégation des sens, phénomène d’autant plus accentué dans ce contexte d’acculturation et dans l’encouragement à l’individualisme. Au niveau du groupe, on assiste à un paradoxe: d’un côté, la revendication identitaire et, d’un autre côté, l’uniformisation des individus. La radicalisation de discours de prévention ou le trop de laxisme, l’absence de coveillance créent une sorte de caution malsaine de certains comportements des jeunes. Le lien social se retrouve souvent brisé, le dialogue est souvent dans une impasse, la place dans la société est souvent vue dans la marginalité.
La formation de néo-cultures (langage en verlan, les tags, les soirées rave), la revendication de différents comportements (consommation de substances psychoactives, habitudes vestimentaires), la recherche d’une marque (dans les deux sens du terme) expriment un réel besoin de socialisation des membres du groupe. On est souvent en train de critiquer les manifestations des jeunes, de trouver des points inquiétants dans leurs revendications, en oubliant que chaque époque a vécu ce conflit entre générations. C’est par ces craintes que l’éloignement, la fracture du lien s’accentuent. Le meilleur exemple est l’usage du cannabis, avec les représentations que la société véhicule. Si, pour l’alcool, le discours se veut très cohérent (au point de mélanger l’alcoolisme et le tabagisme avec des toxicomanies aux produits illicites), l’usage du cannabis est souvent sujet de stigmatisation. Sans prendre le temps d’expliquer et d’informer (et cela dans une société moderne qui se veut société de la communication), les étiquettes et les stéréotypes déboulent. Le fait que le discours social et politique autour du cannabis soit dépassé n’inquiète personne. On peut facilement extrapoler vers cette opacité de la société qui ne fait que couper les liens vers ces jeunes.
La question d’une violence contenue et contrôlée se pose de plus en plus dans une société marquée par la quête de paix sociale. La tendance à masquer cette violence et les autres interrogations des jeunes crée un fossé considérable dans l’abord et la résolution des problèmes. Les solutions semblent souvent inadéquates, le résultat étant un enfermement des jeunes et à nouveau un manque de communication. Les cris d’alarme lancés par les jeunes en détresse, par les personnes dépassées par l’ampleur et les difficultés de la vie, se matérialisent dans les comportements de consommation de ces inducteurs d’empathie, dans les événements violents qui défraient les chroniques judiciaires. Ces phénomènes permettent de créer de nouveaux liens sociaux.
La réponse sociale à la recherche d’un climat serein est complètement inadéquate. La sécurisation à outrance des comportements quotidiens et des activités à risque (les sports sont réglementés, les passages piétons sont balisés…) ne suffit pas. Repeindre les cités et les orner d’attributs du wellfare ressemble plus à la provocation qu’à la recherche de solutions.
La médicalisation à outrance dans une société soumise à une logique de maîtrise de toute pathologie et la contention du plaisir génère un état de dépendance à ces inducteurs chimiques. L’image de la pharmacie familiale dépositaire et source de solutions crée un rapport très fort aux médicaments.
Pour exemple, l’histoire de la Ritaline®, phénomène de mode aux États-Unis, employée à large échelle pour les troubles caractérisant le syndrome d’hyperactivité des enfants. Son usage en France a suscité (avec une mobilisation sans précédent) un tollé dans le corps soignant. L’idée de l’usage d’un médicament remplaçant toute relation, la création d’un faux lien thérapeutique sont d’autant plus scandaleuses dans un contexte où la prise en charge des enfants est complètement délaissée. À l’heure actuelle, la prescription de Ritaline® en France reste très limitée. Et pourtant, aux Etats-Unis, sa prescription est devenue un véritable enjeu de santé publique, de justice, d’éducation, de tranquillité pour les enseignants et certains parents. Ainsi, on a vu récemment une prescription décidée par une cour de justice et, toujours à New-York, des parents qui se sont vu retirer la garde de leur enfant pour un refus de la prescription de Ritaline®.
On peut se demander si cette médicalisation à outrance, cette fracture relationnelle ne représentent pas le constat de l’échec des politiques sociales, la société se débarrassant de la notion de sujet.
Les tendances à anesthésier le cheminement de l’anxiété, à « softiser » les relations, à masquer les contraintes et les difficultés, à aseptiser la notion de souffrance individuelle ne sont-elles pas en train d’anéantir l’altérité? L’uniformisation des relations va-t-elle nous amener le bonheur? Quels liens reste-t-il entre les individus? Quelle évolution pour les relations interpersonnelles?